Il était une fois deux vieilles dames dans une chaumière…

Mireille et Ursule vivaient toutes deux dans la même petite chaumière de pierre, nichée au cœur du village de SaintBenoîtsurLot. Ensemble, elles navaient que cent soixantesept euros à partager. Mireille fêtait ses quatrevingtsix ans, Ursule ses quatrevingtquatre. Elles nétaient pas parentes, mais il y a une quinzaine dannées quelles avaient décidé dunir leurs toits: le bois brûlait deux fois moins, lénergie se faisait plus légère, et surtout, il y avait toujours quelquun à qui lancer une phrase. Sinon, le bruit du néant sinsinuait dans leurs têtes, les poussant à dialoguer avec leurs propres échos. Elles sétaient installées chez Ursule, dont la bâtisse était plus solide, la maison de Mireille étant tombée en ruines, transformée en tas de bois. Pendant cinq ans, elles se sont contentées de ce feu et nont jamais manqué de quoi se chauffer. Au départ, elles avaient une petite ferme: une chèvre, quelques poules, mais chaque année rendait lélevage plus difficile. Au point où, deux étés de suite, le potager na même pas été labouré. Vers la fin, même allumer le poêle à bois devenait un défi.

Chaque semaine, leur petitfils Thierry, surnommé «Ti», un trentenaire à la moto, venait de Bordeaux avec un sac bien garni de baguettes, de croissants, de thé et de sucre. Cétait surtout ce quils mangeaient, parfois accompagnés dune pomme de terre cuite au kérosène. À la vue de Ti, les deux dames éclataient en sanglots.
«Si vous continuez à pleurer, je ne viendrai plus!» criaientelles.
«Daccord, daccord, plus de larmes,» la calmaientelles.
Ti déchargeait sa cargaison, puis remplissait le puits, empilait du bois dans le foyer, puis, à chaque coup de cloche, demandait: «Un autre coup de fil? La prochaine semaine je repasse, vous décidez!» et séloignait en trombe, le pied tapant le sol, la moto rugissant.

Les nuits dété, le sommeil les fuyait. Elles restaient allongées, à demiéveillées.
«Tu ne dors pas, Ursule?» murmurait Mireille.
«Non, jai somnolé un instant au crépuscule, mais maintenant mes paupières restent ouvertes.»
«Moi non plus à quoi tu penses?»
«À tout, tout simplement.»
«Et moi au grandsoir à quoi ressemble le ciel? Personne ne le sait.»
«Et jamais on ne saura,» répondait Ursule.

Leurs corps saffaiblissaient, mais leurs esprits demeuraient vifs, parfois même plus clairs que dans leur jeunesse: la distance donne de la perspective, même si la mémoire parfois trébuche. Une nuit, Mireille se leva et commença à shabiller.
«Où vastu?» lappela Ursule.
«Chez moi.»
«Ta maison est ici!»
«Non, non, je rentre chez moi, chez moi» protesta Mireille, secouant la tête, puis, arrivée à la porte, sarrêta, se retourna, retira ses vêtements et se recoucha. Ursule ne dit rien, comprenant que la vieille amie avait eu un petit déclic, vite passé.

Elles ne se laissaient pas sombrer dans la morosité. Ursule, qui ressemblait à une poupée de porcelaine, animait la conversation:
«Écoute mon petit raisonnement: le monde nest pas dépourvu de gens bons. Ti vient nous voir, il nous apporte des provisions, le bois ne manque pas. On habite dans notre propre maison, au chaud, à la lumière. On reçoit notre pension. Que demander de plus?»
«Tu as la voix dune cantatrice. Tu as un petitfils. Moi, je nai personne,» répliqua Mireille. «Quand les jambes flanchent, on finit à la maison de retraite.»
«Je ne tabandonnerai jamais! Tant que je suis debout, tu restes avec moi. Même la maison de retraite, il y aura des gens.»
Les mots de Mireille la ravivaient, elle souriait davantage, et Ursule rayonnait de bienveillance.

Leurs enfants sétaient tous partis à la guerre. Mireille avait quatre fils, Ursule deux. Mireille avait perdu son mari, qui, pendant la fenaison, avait eu une crise destomac. Aucun laboureur ne sarrête pour soigner une douleur en plein travail; il a donc continué à fendre le blé jusquà lépuisement, puis, faute de pouvoir se rendre à la ville, il a passé une nuit à la chaleur du poêle, espérant que cela le soulagerait. Finalement, Mireille a conduit le cheval et, dans une charrette branlante, la conduit à lhôpital, où on a diagnostiqué une appendicite aiguë.

Tous les quatre fils de Mireille sont morts lun après lautre. Comment atelle supporté cela? Elle seffondrait à chaque nouvelle, mais on la revigorisait deau. Elle se relevaient comme faite dun métal indestructible, vivant jusquà quatrevingtcinq ans. La rancœur na jamais pris racine, mais lamertume restait, son âme toujours en deuil.

Ursule avait perdu son mari et un fils; lautre fils revint, invalide mais vivant, sinstalla en ville, se maria, puis mourut à trentesept ans. Sa bellefille sest remariée, et Ti resta davantage auprès de sa grandmère. Comparant son destin à celui de Mireille, Ursule remerciait le Bon Dieu: sa lignée nétait pas arrachée à la racine comme celle de Mireille, elle avait un petitfils qui les soutenait, et ce petitfils avait déjà des enfants.

«Ma chère!» sexclama Ursule. «Questce qui nous manque? Un morceau de pain et une tasse de thé, et nous serons rassasiées toute la journée. Tu as besoin de quoi?»
«Rien,» secoua la tête Mireille. «Que le bon Dieu nous laisse mourir quand il le voudra.»
«Le temps viendra,» promit Ursule.

Quand le printemps arriva, vêtues de manteaux dhiver et de foulards, les deux vieilles dames sortaient sur le porche, sasseyaient sur la vieille souche, se réchauffaient au soleil et humait lodeur de la terre. Le printemps, pourtant, les rendait frileuses même sous un ciel éclatant. Lodeur printanière jadis évoquait le renouveau, la joie enfantine, puis le désir, puis, enfin, le déclin. Elles restaient immobiles, les mains sur une canne, le visage tourné vers le soleil, les yeux clignotant à peine.

Quand lenvie de parler surgissait, leurs visages sanimaient, elles mordillaient leurs lèvres.
«Il faut bien que nous vieillissions!» lançait lune. «Le temps est doux, les fleurs éclatent, lherbe pousse, les oiseaux chantent.»
«Oui,» acquiesçait lautre. «La terre est légère comme du duvet, on pourrait la labourer sans effort.»

Un matin, Mireille ressentit une angoisse soudaine. Elle sassit un instant sur la souche, se leva, puis gravit les marches de la chaumière avec peine, les mains tremblantes comme des ailes doiseau, seffondra maladroitement sur le lit, laissant échapper un léger gémissement. Ursule remarqua aussitôt le malaise, entra et vit le visage de Mireille pâlir davantage. Elle comprit que le temps de Mireille était compté et resta à son chevet. Mireille tenta de se redresser, mais retomba sur le même côté. Elle se tourna sur le dos, grogna faiblement, et finit par laisser son souffle séteindre.

Ursule séloigna doucement pour ne pas troubler le dernier instant. Le silence sinstalla, puis le cœur de Mireille sarrêta, une dernière fois, de façon définitive.

«Quelle galère!» cria Ursule à travers la maison. «À qui vaisje rester?»
Elle hurla, «Comment avonsnous pu vivre comme des sœurs!Quand reviendra Ti? Qui pourra me reprocher?» La nuit passa, les oiseaux chantèrent, et le jour se leva sans quUrsule ne réalise le temps qui séchappait.

Au petit matin, le vrombissement de la moto retentit. Ursule, les jambes soudainement vigoureuses, sortit sur le perron.
«Les anges tont ramenée, Ti,» ditelle. «Mireille est partie.»
«Quoi!» le visage de Ti pâlit.
«Comment vaisje vivre seule maintenant?» sanglota Ursule en sasseyant.
«Je ne tabandonnerai pas. Cet hiver, je thébergerai chez moi.»
«Que le bon Dieu me fasse mourir cet été,» répondit Ursule.
«Encore tes mêmes mots!» grimaça Ti. «Questce que je dois dire? Tu es ma grandmère, je suis ton gendre, je serai toujours là comme une souche dans votre famille.»
«Pas la peine den discuter.»

Ursule et Ti passèrent deux jours à soccuper de la maison, et Ursule se sentit revigorée, comme si lesprit de Mireille sétait introduit en elle, soulevant des forces nouvelles. Mais la tristesse de perdre son amie la submergeait. Quinze ans damitié les avaient rendues plus proches que des sœurs de sang, chacune étant le reflet de lautre. Elles navaient jamais vraiment eu de dispute, seulement des taquineries. Elles savaient quelles ne vivaient que parce quelles étaient ensemble, et la peur de la solitude les tenaillait toutes les deux.

«Tu ten sors bien,» jalousait Mireille, imaginaire, «et moi?»

Ti venait presque tous les jours, parfois même pour la nuit, apportant croissants et fruits secs que Ursule trempait dans le thé. Même ces douceurs ne parvenaient pas à combler le vide.

Un été, alors quUrsule rangeait la chaumière, elle entendit clairement la voix de Mireille:
«Eh, vieille! Tu tes plantée ici!»
Ursule ouvrit la porte du vestibulerien. Elle tourna autour de la maison, agita un bâton pour chasser les orties, mais aucune présence napparut. Pourtant la voix persistait, comme un écho dun souvenir. «Cest elle qui vient me chercher. Elle doit me manquer,» pensa Ursule, et ses membres salanguirent. Elle entra, ouvrit le coffre, sortit un petit paquet dhabits préparés, le posa sur la table et sallongea.

Elle ne savait pas si cétait le jour ou la nuit, ni combien dheures sétaient écouléespeutêtre quelques heures, peutêtre une journée entière. Elle sentait la vie séteindre doucement, sans douleur, mais avec une étrange sérénité. Des images fugaces de son passé surgissaient: elle se voyait petite fille dans un pré fleuri avec sa grandmère, son mari en chemise blanche, ses enfants, les champs de blé où elle fauchait, le bruit des marteaux dans la forge, lodeur de la paille et de lhuile de lin. Son existence paraissait à la fois infinie et dun seul claquement dœil.

Lorsque Ti arriva à la moto, il découvrit sa grandmère sans vie, posa sa tête sur le petit paquet et éclata en sanglots.

Оцените статью
Il était une fois deux vieilles dames dans une chaumière…
— Qui êtes-vous tous, mes chers invités ? — S’exclama la maîtresse de maison, étonnée en ouvrant la porte de son appartement.