DEUX VIEILLES DANS UN PETIT HAMEAU…

On était deux vieilles dames qui vivaient ensemble dans la même petite maison de campagne, à la lisière du village de SaintBenoît, dans la HauteSavoie.
Cent soixantedix euros pour deux, disaiton.
Marguerite avait quatrevingtsix ans, Élisequatrevingtquatre. Elles nétaient pas parentes ; autrefois, chacune avait sa propre ferme, mais depuis une quinzaine dannées, elles sétaient mises à partager le chauffage et le repas, parce que les factures délectricité étaient deux fois moins élevées et lon pouvait toujours échanger une parole. La solitude commençait à leur filer le cafard, alors elles se parlaient à ellesmêmes pour ne pas sombrer. Elles vivaient chez Élise, car sa maison était plus solide ; la maison de Marguerite, avec toutes ses annexes, avait été rasée pour du bois. Elles sétaient réchauffées ainsi pendant cinq ans, sans connaître le manque. Au départ, elles avaient un petit élevageune chèvre, des poulesmais chaque année, cétait de plus en plus dur à gérer. Lété dernier, le jardin na même plus été labouré, et à la fin de la saison, allumer le poêle à bois était devenu un vrai calvaire.

Une fois par semaine, leur petitfils Sébastien, quelles surnommaient «Séb», venait en moto depuis la ville de Chambéry. Il apportait un sac garni de pain, de petits pains ronds, de thé et du sucre. Cest avec ça quelles se contentaient, parfois en plus un peu de pommes de terre cuites à la lampe à kérosène.

À larrivée de Séb, elles éclataient en sanglots.
«Si vous continuez à pleurer, je ne viendrai plus», leur lançaitelle le petitfils.
«Daccord, daccord, on ne pleurera plus», la rassuraitelle.
Séb déchargeait la cargaison, puis puisait de leau au puits, empilait les bûches dans le poêle, et nattendait plus quelles fassent grincer une allumette.
«Questce que vous voudriez que je rapporte la prochaine fois? Jarriverai dans une semaine, ditesmoi», sécriaitil en sélançant hors de la maison, la moto rugissant comme un chat en colère.

Les nuits dété, même courtes, les empêchaient de dormir. Elles restaient allongées, silencieuses.
«Tu ne dors pas, Élise?», murmurait Marguerite.
«Non, je suis éveillée depuis hier soir, aucun sommeil dans les yeux.»
«Moi non plus à quoi tu penses?»
«À tout.»
«Et moi, je pense à la lumière comment ça se passe làbas? Personne ne le sait.»
«Et ils ne le sauront jamais», répliquait Élise.

Leur raison restait vive, parfois même plus claire quà leur jeunesse, comme on voit mieux de loin, même si la mémoire faisait parfois des trous et elles se répétaient. Au milieu de la nuit, Marguerite se leva, se mit à se rhabiller.
«Où tu vas?», sécria Élise.
«Chez moi.»
«Ta maison est ici!»
«Non, je rentre chez moi, chez moi», insista Marguerite, secouant la tête, puis, arrivée à la porte, elle sarrêta, fit demitour, se déshabilla et retourna se coucher. Élise ne dit rien, comprenant que Marguerite avait eu un petit déclic, passager.

Elles ne se laissaient pas tomber dans le désespoir. Marguerite, avec un air de poupée, restait toujours pleine dentrain.
«Écoute mon petit cerveau fou: le monde nest pas dépourvu de bonnes personnes. Séb vient, il nous apporte de la bouffe, on a du bois, on vit dans notre maison, au chaud et à la lumière. La petite pension couvre nos dépenses. Questce quon veut de plus?»
«Tu chantes bien, tu as un petitfils. Moi, je nai plus rien. Quand mes membres faibliront, je finirai à la maison de retraite.», rétorqua Marguerite.
«Je ne tabandonnerai pas, jamais! Tant que je bouge, tu seras avec moi. Même dans une maison de retraite, il y aura des gens.», lança Élise.

Ces mots redonnèrent du pep à Marguerite, qui regardait le monde avec un sourire plus large, tandis quÉlise rayonnait de joie et damour.

Elles parlaient de leur vie, de leurs années, de leurs enfants qui avaient tous quitté le foyer pour la guerre. Marguerite avait quatre fils, Élise deux. Marguerite avait perdu son mari, tombé malade pendant la tonte du foin. Un paysan ne sattarderait pas sur la maladie au milieu du travail; il aurait pris du bouillon, et le jour suivant il aurait continué jusquà lépuisement. Mais il nest pas allé en ville, il a passé la nuit à se reposer près du poêle, espérant se rétablir. Marguerite a finalement conduit le mari à lhôpital, où on a découvert une appendicite aiguë.

Les quatre fils de Marguerite sont morts les uns après les autres. Comment atelle pu supporter cela sans perdre la raison? Après chaque nouvelle, elle seffondrait, les voisines laidaient à boire de leau. Mais elle se releva à chaque fois, comme si elle était faite dun métal incassable, et a vécu jusquà quatrevingtcinq ans. La rancune na jamais pris racine, seulement une amertume qui la suivait.

Élise a perdu son mari et un fils ; lautre est revenu, invalide mais vivant. Il sest installé à Chambéry, sest marié, puis est mort à trentesept ans. Sa bellefille sest remariée, et Séb reste maintenant avec la grandmère. En comparant son sort à celui de Marguerite, Élise remercia le bon Dieu: sa lignée nest pas décapitée, elle a encore un petitfils qui les soutient, et ce petitfils a déjà des enfants.

«Eh, ma chère!», sexclama Élise. «Questce quon a besoin de plus? Un morceau de pain et une tasse de thé, et on est rassasiées toute la journée. Tu veux autre chose?»
«Rien ne me manque, répondit Marguerite, secouant la tête.» «Si le Dieu voulait que je meure, il le fera cet été.»
«Le temps viendra, on mourra,», lui a promis Élise.

Quand le soleil davril a commencé à réchauffer les ruelles, elles, encore en manteaux dhiver et châles, sortaient sur le perron, sasseyaient sur la petite table en bois, prenaient le soleil et sentaient la terre. Le printemps, si long pour leurs vies, les faisait frissonner même sous un soleil éclatant, rappelant le parfum des fleurs qui autrefois évoquait le renouveau et la joie denfant. Aujourdhui ce parfum parlait de désespoir, de lente décomposition.

Elles restaient immobiles, les mains posées sur une branche, le visage tourné vers le ciel, les yeux clignotant à peine. Dès quelles sentaient le besoin de parler, leurs visages sanimaient, leurs lèvres tremblaient.

«Le temps den profiter!», disait lune. «Le soleil, les fleurs, lherbe qui pousse, les oiseaux qui chantent.»
«Oui,», acquiesçait lautre. «La terre est légère comme du duvet, facile à travailler.»

Un matin dété, Marguerite a senti une angoisse soudaine. Elle sest assise un instant sur le perron, puis a remonté dans la maison. Chaque marche du seuil était une lutte, ses mains tremblaient comme des ailes doiseau, elle saccrocha au mur, franchit le seuil et, maladroite, sest allongée sur le lit, poussant un léger gémissement.

Élise a tout de suite remarqué que quelque chose nallait pas et la suivie. Le visage de Marguerite était plus pâle, ses yeux sassombrissaient. Élise a compris quil ne restait plus beaucoup de temps. Elle est restée près delle, lobservant.

Marguerite a tenté de se relever, mais elle a retombé sur le même côté, se retournant sur le dos, se débattant doucement sur loreiller. Élise est venue plusieurs fois essayer daider, puis sest assise sur le tabouret pour surveiller.

Le soir, Marguerite a senti une étrange légèreté, son visage sest éclairci, elle a ouvert les yeux, le cœur battait faiblement. Elle a levé les yeux vers le plafond, ne comprenant pas pourquoi ce calme lenvahissait.

Élise sest retirée pour ne pas troubler ce repos. Marguerite ne sest plus réveillée.

Élise, veillant, a entendu le souffle unique de la vieille maison. Elle navait jamais pensé être aussi rapide, comme si quelquun lavait soulevée du lit pour la placer à côté du corps de Marguerite. Son cœur a battu trois ou quatre fois, puis sest arrêté, pour toujours.

«Quel calvaire!», a crié Élise à travers la maison. «Et moi, qui vaisten?»
Elle a hurlé : «Comment aije pu vivre sans toi! Nous étions comme des sœurs!»
«Quand revient Séb?», a demandé, «Qui pourra me punir?»

Ces pensées lont tenue éveillée toute la nuit, jusquà laube, au chant des rossignols.

Le matin, le moteur de la moto a rugi sous la fenêtre, les jambes dÉlise, comme rajeunies, lont poussée sur le perron.
«Les anges tont amenée ici, Séb,», a dit Élise. «Marguerite est partie.»
«Quoi?», le visage de Séb sest blanchi.
«Comment vaisje vivre seule?», a sangloté Élise, sasseyant sur les marches.
«Ne pense pas à ça, mamie. Je ne tabandonnerai pas. Tu viendras passer lhiver chez moi.»
«Si le Dieu voulait que je meure cet été, quil le fasse.»
«Encore la même chose!», a rétorqué Séb, grinçant.
«Questce que je pourrais dire! Toi, mon petitfils, je suis ta mère, ta femme est étrangère, je serai comme une souche plantée dans ta famille, tu trébucheras sur moi.»
«Pas la peine den parler.»

Élise et Séb ont passé deux jours à soccuper, et Élise ne se reconnaissait plus: doù venait cette énergie? Elle parcourait la maison, remplissait le poêle, cuisait comme si dix ans sétaient écoulés, comme si un esprit de Marguerite lavait envahie.

Seule, Élise a été envahie dune profonde mélancolie, une tristesse qui ne la quittait pas. Après quinze ans de vie commune, les deux vieilles amies étaient plus proches que des sœurs, chacune était le reflet de lautre. Jamais elles ne se disputèrent, toujours prêtes à se soutenir. Elles savaient quelles ne vivaient que parce quelles se tenaient la main, et chacune redoutait la solitude.

«Tu as bien rangé, Marguerite!», se plaignait Élise. «Et moi, questce que je ressens?»
Séb leur rendait visite presque chaque jour, parfois même la nuit. Il leur apportait des petits pains et des biscuits que Élise trempait dans le thé. Mais même ces douceurs ne pouvaient consoler la vieille dame.

Un été, alors quÉlise rangeait tranquillement, elle a entendu clairement la voix de Marguerite :
«Eh, vieille! Tu tes assise trop longtemps!»
Élise a ouvert la porte du vestibule, rien. Elle a tourné autour de la maison, secouant les branches dortie qui poussaient près du potager, aucune présence. Mais le souvenir de la voix était si vif quelle a cru que cétait réellement Marguerite qui lappelait. «Peutêtre que cest mon imagination», sestelle dit, le corps engourdi, les membres lourds. Elle a traîné jusquà la salle, a ouvert le coffre, a sorti un petit paquet de vêtements, la posé sur la table puis sest allongée.

Elle ne savait pas sil faisait jour ou nuit, ni combien de temps elle était restée ainsipeutêtre quelques heures, peutêtre une journée entière. Elle sentait la vie séteindre doucement, sans douleur, seulement une étrange paix. Dans son esprit, des images éclatantes de son passé surgissaient: une petite fille de trois ans dans un pré fleuri avec sa grandmère, un mari jeune en chemise blanche, ses enfants, le bruit du foin qui se fouette, le parfum de la paille et de lhuile de lin. Sa vie défilait, parfois lente, parfois en un éclair.

Quand Séb est revenu en moto, il a trouvé sa grandmère sans vie, a laissé tomber sa tête sur la table, à côté du petit paquet, et a éclaté en sanglots.

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