Accord du rêve
Toute la journée, Irène Dubois et Serge Lefèvre saffairaient comme des papillons agités dans la lumière du matin parisien. Ils attendaient larrivée de leur petitfils, Maxime, sept ans, qui allait passer une semaine entière chez eux pendant que ses parents, partis en voyage daffaires à Lyon, seraient absents.
Irène, femme aux mains toujours occupées et aux yeux perpétuellement en alerte, tournoyait dans lappartement du Marais, balayant la poussière, rangeant les coussins, refaisant le lit de la petite chambre qui avait autrefois été celle de leur fille Élise. Elle redressait la couverture, lissait le bord du matelas, comme pour dompter une vague invisible. Tout devait être parfait, sinon la maison, si chaleureuse et familière pour le couple, risquait de paraître morne et démodée aux yeux dun garçon de la nouvelle génération. « Serge, tas acheté les yaourts à la vanille quil adore? Et les mandarines, les plus sucrées? » lançaitelle à demivoix, en ouvrant le frigo pour la cinquième fois.
Serge, robuste mais déjà fatigué de leffervescence du quotidien, acquiesçait dun hochement de tête, les lunettes de lecture glissant sur son nez. Il griffonnait sur une feuille quadrillée, dune écriture nette, une liste intitulée « Programme » : « Zoo de Vincennes (montrer les ours et le loup), Parc de la Villette (manèges, glaces), Barbecue à la campagne (apprendre à allumer le feu) ». Son souvenir denfance, où son père lemmenait en randonnée dans les forêts du Limousin, le poussait à transmettre un rite masculin, à enseigner à Maxime quelque chose de réel, pas de virtuel. Il vérifiait les réserves de charbon pour le grill, réparait la petite étagère grinçante du hall, se sentant à la fois chasseur de trésors et ingénieur des vacances à venir.
Ils ne parlaient guère, sauf pour coordonner leurs gestes. Une anxiété muette les enveloppait, comme une brume légère. Ils redoutaient de ne pas parvenir à parler le même langage que ce petit être pressé, qui leur semblait venir dune autre planète.
Maxime, leur petitfils, était un garçon au regard sérieux, toujours attaché à son téléphone comme sil était une extension naturelle de sa main. Pour Irène et Serge, il habitait un univers numérique parallèle: un monde dinfinies vidéos, de jeux de tir, de petites silhouettes dansantes à lécran. Leur fille leur avait dit quil était doué mais renfermé, quil aimait les documentaires sur les dinosaures et lespace, mais pouvait rester silencieux des heures durant, le visage collé à la tablette.
Ils voyaient ses doigts courir frénétiquement sur lécran, mais ne comprenaient pas ce qui pouvait les captiver dans ce vide lumineux. Cette barrière silencieuse, à leurs yeux, semblait ériger un mur entre eux et le monde terne des adultes.
Ils craignaient de ne jamais entendre le vrai rire de Maxime, de ne pas voir ses yeux sallumer dune flamme authentique, et non dun pixel. Ainsi, ils se hâtaient, créant ce quils pensaient être le cadre idéal pour leur petitfils, sans savoir que la clé nétait pas dans les divertissements, mais ailleurs.
Quand Maxime arriva, il sortit de la voiture, laissa sa grandmère le prendre dans ses bras sans un mot, serra la main de son grandpère dun bref salut, puis, le sac à dos contenant sa tablette bien serré contre la poitrine comme un bouclier, séloigna vers la chambre qui lui était réservée. La semaine tant planifiée commença.
La visite au zoo fut la première bataille perdue. Serge, jouant lexpert, parlait avec enthousiasme des habitudes des ours bruns, mais Maxime, sortant son téléphone, filma la cage pendant cinq secondes avant denvoyer un message vocal à un ami: « Tu crois, le gros nounours, on le reconnait dans le dessin animé? » Et il continuait de marcher à ses côtés, les yeux rivés sur le sol, non sur les enclos.
La tentative de préparer un gâteau avec la grandmère se solda par un refus poli. « Jaime pas jouer avec la pâte », déclara Maxime. Irène se souvint immédiatement de sa fille Élise, à son âge, couverte de farine, pétrissant joyeusement la pâte comme un sculptor de pâte à modeler.
Le point culminant fut la partie de pêche. Serge, plein denthousiasme, montrait comment ferrer lappât, parlait du silence du matin et du plaisir du mordant. Maxime resta près de la berge, observant le flotteur immobile avec lexpression la plus profonde dennui. Après quarante minutes, il soupira et lança, suspendu dans lair: « Grandpère, je peux rester sur mon téléphone? Il ne se passe rien ici. » Mais en ouvrant lécran, il constata labsence de connexion. Il soupira plus fort, répétant ce geste jusquà ce que Serge décide de rentrer.
Ce soirlà, ils sirotèrent du thé en silence dans la cuisine, un silence plus éloquent que mille mots. Tous deux se sentaient perdus, dépassés, inutiles. Leur monde grande, chaud et plein de soins paraissait fade.
Le lendemain matin, Irène décida de préparer des crêpes aux pommes râpées, la recette préférée dÉlise. Maxime était assis à la table, jouant distraitement avec sa fourchette. Soudain, son regard se posa sur une vieille guitare posée dans un coin. Linstrument, oublié depuis des années, gardait encore une allure majestueuse.
« Cest à qui, ça? » demandail, sans la moindre curiosité.
Serge, terminant son thé, sanima.
« À moi. Je jouais quand jétais jeune. Plus depuis longtemps. »
« Joue quelque chose », demanda Maxime, plus comme un défi que comme une demande.
Irène resta figée, louche dans la main. Serge, un peu embarrassé, secoua la tête.
« Quoi? Petitfils, jai tout oublié. Je suis trop vieux pour ça. »
Mais le garçon ne lâcha pas prise. Un éclat de feu surgit dans ses yeux: enfin, quelque chose qui pourrait rompre la monotonie.
« Sil te plaît! Au moins une chanson. »
Serge poussa un profond soupir, se racla la gorge, et prit la guitare avec hésitation. Ses doigts cherchèrent les accords, timides. Il chanta alors une vieille chanson de cordonnier, celle quon fredonnait autrefois autour dun feu de camp.
Maxime, qui jusqualors semblait indifférent, leva la tête. Ses yeux sélargirent, il nécoutait plus, il absorbait chaque note.
Lorsque Serge acheva, le silence retomba, puis Maxime, dune voix douce, demanda:
« Tu peux mapprendre? Au moins ce refrain » et il fredonna le début dun refrain.
Ce soirlà, ils ne regardèrent pas la télévision. Ils sassirent tous les trois dans le salon. Serge montra à son petitfils les accords les plus simples, Irène chantonnait en rappelant les paroles danciennes chansons. Maxime, les joues rougies par leffort, pressait les cordes et jubilait à chaque son clair.
Il apparut que le silence que Serge chérissait à la pêche était incompréhensible et effrayant pour le garçon. En revanche, le silence rempli de musique était une autre chose: le silence dune création partagée, dun projet commun.
Avant de dormir, Maxime, allongé sur le lit, murmura à Irène:
« Tu sais, mamie, grandpère, il est vraiment cool. Un vrai rockeur. »
Irène sourit, caressant sa tête. Elle comprit que le monde quils montraient nétait pas celui qui attirerait Maxime; il ne fallait pas le traîner dans le passé, mais dénicher dans leur passé ce qui pourrait briller dans son présent.
Le lendemain, au petitdéjeuner, latmosphère était différente. Maxime, au lieu de se plonger dans sa tablette, prit la guitare.
« Grandpère, tu nous montreras encore des accords? » demandat-il.
Serge, terminant son café, tenta de garder un air sérieux, mais les coins de ses lèvres sétaient déjà détendus.
« Bien sûr. Mais dabord, prends un bon petitdéjeuner. Un musicien a besoin dénergie. »
Irène les observait, sentant le dernier nuage danxiété se dissiper. La soirée à la guitare était la clé magique qui avait ouvert la porte dun monde partagé. Désormais, ils se tenaient du même côté.
Lorsque, quelques jours plus tard, les parents de Maxime rentrèrent de Lyon, ils découvrirent une scène surprenante: leur fils, habituellement renfermé, affichait des yeux brillants en jouant laccord de mimineur, tirant de la guitare un son fier, même sil nétait pas parfait. Serge, à ses côtés, ajustait la position des doigts comme un chef dorchestre.
Leur conversation passa aux activités extrascolaires.
« On envisageait de linscrire en robotique, » déclara le beaufrère. « Cest très en vogue. »
Irène et Serge échangèrent un regard. Irène, habituellement douce, prit la parole avec une fermeté nouvelle, posant sa main sur le bras de son mari comme pour puiser du soutien.
« Vous savez, nous pensons » ditelle, la voix posée. « Nous voyons les yeux de Maxime sallumer quand il tient la guitare. Ce nest pas juste un passetemps, cest une passion. »
Serge poursuivit, le ton vibrant dune excitation rare:
« Il a loreille, et surtout la volonté. Il ne se contente pas de presser les cordes, il crée. La musique vit, elle apprend à écouter et à entendre. Un seul doigt mal placé change tout le son. Cela enseigne la patience. »
Ils ninsistaient pas, ne le pressaient pas. Ils partageaient simplement leur découverte, racontant comment Maxime pouvait passer trente minutes à essayer de placer correctement ses doigts, sans abandonner, comment il implorait Serge de «mettre quelque chose de similaire» après une histoire sur les vieux groupes.
« La robotique est belle, » conclut doucement Irène, « mais regardez-le. Peutil vraiment renoncer à cette passion? »
Les parents, étonnés, observèrent leur fils dans la chambre voisine, les yeux concentrés, apprenant une nouvelle séquence daccords sous le regard attentif de son grandpère. Ils virent en lui non une froide indifférence, mais une flamme ardente, celle quils cherchaient depuis longtemps.
Un mois plus tard, Maxime entra à lécole de musique, classe de guitare. Sa professeure, femme stricte au regard perçant, déclara après la première leçon: « Ce garçon arrive avec un bagage solide. Sa maison la bien préparé. Il ne possède pas seulement loreille, il comprend la musique. Cest rare. »
La musique devint pour Maxime non plus une contrainte, mais la continuation de cette découverte enchantée faite dans le salon de ses grandsparents. Il sexerçait aux gammes, car elles le menaient à des mélodies plus complexes et belles. Il endurait les exercices ennuyeux, car ils étaient le prix à payer pour un jour jouer «comme grandpère», avec la même inspiration et liberté.
Lors dune fête de famille, quand les invités demandèrent «quelque chose à chanter», Maxime, sans hésiter, attrapa la guitare du grandpère. Sa voix tremblait, ses doigts parfois désaccordés, mais dans linterprétation de la même chanson qui avait tout déclenché, il y avait une sincérité et une chaleur qui firent couler les larmes dIrène. Elle le regarda, puis son mari, et leurs regards se croisèrent, remplis de fierté et de bonheur.
Depuis, Maxime ne venait plus chez ses grandsparents par obligation, mais parce quil attendait ces soirées à la guitare. Il sasseyait à côté du grandpère sur le canapé, montrait ce quil avait appris pendant la semaine, et Serge approuvait, corrigeait: « Mets ton doigt comme ça, le son est plus clair. »
Irène, dans son fauteuil, tricotait ou lisait, simplement à lécoute. Ces sons parfois justes, parfois un peu bancals devinrent pour elle la plus belle des musiques. Elle ne sagitait plus, nessayait plus de le nourrir à outrance ni de préparer des divertissements grandioses.
Parfois, les trois restaient simplement en silence, tandis que Maxime travaillait une nouvelle mélodie. Ce silence, autrefois maladroit, était maintenant paisible. Ils avaient trouvé leur façon dêtre ensemble: non pas en remodelant lautre, mais en partageant ce qui comptait pour chacun. Et cela, cétait le plus précieux des accords.







