Le Monde Sait

Maëlys! Où estu?! Si je te trouve, tu ne rentres même pas à la maison! Tu mentends? Je ne te laisserai pas tenfuir!
La petite fille dà peine cinq ans, blottie dans les orties derrière la clôture dune modeste chaumière normande, sétait assise sur le sol réchauffé par le soleil, les mains couvrant ses oreilles, en marmonnant à voix basse.
«Appelle!»
«Maëlys nentend pas!»
Si seulement elle pouvait fermer les yeux et ne plus voir la belle dame aux cheveux sombres qui se tenait sur le perron de la maison de grandmère! Mais cest impossible; sinon elle la repèrerait. La première fois, Maëlys sétait cachée derrière la niche de Charly, le chien, et était restée si muette que même le sommeil lavait prise. Elle sétait réveillée sous un gifle lourde, puis on lavait tirée par loreille au point quelle nosait plus même effleurer le coup de la vieille dame. Quelle douleur!

Cette belle femme nétait pas sa mère, mais sa tante Nathalie, la sœur de sa mère. Elle naimait pas Maëlys parce quelle était «sans père». Maëlys ne comprenait pas encore ce que cela signifiait, mais elle en avait entendu parler auprès de son voisin, Sébastien, qui avait déjà onze ans et savait bien plus quelle. Sébastien avait expliqué que cela voulait dire que Maëlys nappartenait à personne: ni père, ni mère, seulement la tante et la grandmère. Quand la grandmère viendrait à manquer, la tante la reprendrait, mais elle nen voulait pas du tout; elle avait déjà ses propres enfants.

Pourquoi ce châtiment?Maman!Tu ne te tais pas!Cest tout ton affaire!Tu gâtais Natashka jusquà ce quelle ne rapporte plus rien, et maintenant?Mon appartement nest pas un ballon de baudruche!Il y a moi, mon mari, deux enfants et ma bellemaman dans deux pièces!Où la mettre?À quoi bon?
Ce nest pas permis, Nathalie!Cest ta propre fille!
Elle ne mappartient pas!Je ne lai pas demandée!Et Natashka, je lui ai dit que son «amant» ne servirait à rien!Jai eu raison!Natashka nexiste plus, et ce type a disparu comme la fumée au petit matin!
Le bébé nest pas coupable de quoi que ce soit?
De rien!Cest un fardeauJe nen peux plus, ma chère, tu comprends?Je nai plus la force!Ils sen sortentTu ne peux pas les rattraper!Je me débats pour gagner un centime de plus, mais cest toujours peine perdue!Un verre se brise à lécole, une autre fois ils réclament un jean neufEt où vaisje trouver tout cet argent?On a trouvé une millionnaire!Le père ne souffle même pas!Il touche son salaire et se pavane!Moi, je donne chaque centime à la famille!Et pourtant, même la moindre pièce disparaît, comme si cela ne le dérangeait pas!Je travaille deux jobs, il sépuise sur le sien, le pauvre!Et le travail?Ne te moque pas de celui qui ne travaille pas!Ils se regroupent, crient pendant des heures, jusquà ce que le chef donne un coup de pied!Puis ils se frottent les yeux, satisfaits!Comment vivre, ma fille?

Pardon, ma petite, je nai rien à toffrirConfier un enfant à lorphelinat quand il a encore des proches, cest un péché!
Ce péché, ce nest pas le mien!
Qui le contesterait?

Je ne pourrai jamais taimer, tu comprends?
Ah, alors ne le fais pas!Lessentiel, cest que tu restes dans la famille!Cest honteuxOh, NathalieNastu pas dit quil serait plus facile de vivre si on taimait?Alors elle a besoin dêtre aiméeUne âme vivante

LâmeOn ne nourrit pas une âme avec des fables damour, même si elle est vivante!Elle réclamera quand même quelque chose.Et où trouver ce quelle veut?Tu ne peux pas répondre?Et ne parle pas damour!Cétait le temps où javais besoin de toi!Ça suffit!La petite a grandi, elle sest faite plus sage

Maëlys na compris quà moitié la dispute quelle eût entendue, cachée sous le lit de la grandmère, mais elle a retenu presque tout. Les éducatrices de la crèche louaient toujours sa mémoire. Elles disaient quelle était douée. Alors Maëlys sefforçait découter attentivement et pouvait répéter tout, mot pour mot.

Maëlys!Combien de fois fautil appeler?!Si tu ne viens pas, tu finiras affamée à coucher! sécria à nouveau la tante Nathalie, mais pour un instant seulement.

La grandmère se plaignait de nouveau, et ses gémissements parvenaient à Maëlys même sous son abri, malgré la distance entre la clôture dorties et la maison.

«Laissela affamée!Au moins, elle ne sera pas battue!» se dit Maëlys, sachant pourquoi la tante lavait prise. Ce matinlà, la tante lui avait ordonné de laver le demisol du perron et les marches. Maëlys lavait oubliée, distraitement. Sébastien lui avait offert sa vieille petite voiture rouge, à une roue manquante. Mais la petite était ravie!Elle navait que quelques jouets: une vieille poupée «Maroussia» dont la grandmère avait cousu la robe dun mouchoir, un lapin gris à un seul œil quelle chérissait plus que tout, et les perles bleues que son père avait offertes à sa mère. La grandmère disait que ces perles navaient aucune valeur au marché, mais à Maélys, peu importait le prix. Elle les étalait sur les marches du perron, créant un océan, une montagne et même un dragon, comme dans le livre interdit que la grandmère ne voulait pas quelle ouvre.

Cétait vexant!Maélys navait jamais déchiré de livre!Elle les aimait, même ceux sans images. Elle connaissait déjà trois lettres et était folle de joie lorsquelle les voyait sur les rangées de livres. Elle savait quil suffirait dun petit effort pour en apprendre davantage.

Le soir enveloppa la cour dun voile de chaleur étouffante. Les moustiques bourdonnaient près de loreille et Maélys soupira. Il était temps dy aller. Elle ne recevrait probablement plus à manger, mais la tante Nathalie, épuisée après plusieurs allersretours dans la cour, navait plus dénergie pour la réprimander.

Maélys sortit de son abri et marcha vers le perron où la tante Nathalie, lair grognon, était déjà assise.

Tu es enfin apparue?Quelle misèreOù testu cachée?!Toute saleVa rentrer!

Maélys souffla. Aujourdhui, plus de cris. Même les adultes finissent par se lasser. Elle pouvait aller voir la grandmère, se blottir contre sa main chaude et sèche, et attendre un peu. La douleur satténuerait, la grandmère finirait par la pardonner. Cest lessentiel de la journée: un léger toucher, un chuchotement, des mots

Je taime, ma petite!Je taime

Personne ne lui avait jamais dit ces mots. Sa mère était partie avant, et la tante nen semblait pas capable. Maélys se souvenait que la tante reprochait à la grandmère de parler «petit» à ses propres enfants, mais jamais à Maélys.

Maélys ne le croyait pas. Les adultes sont bizarres. Ils retiennent le mauvais, oublient le bon. Un jour, elle avait demandé à la tante pourquoi elle faisait cela, comme si on tirait une plaie pour la faire revivre. On arrache la croûte et ça fait encore mal, encore et encore, jusquà cicatriser. Mais si lon arrache sans cesse, il reste une cicatrice. Alors pourquoi? Parce que les «mains démangent». La grandmère disait que cétait le cœur qui démangeait.

Si on demandait à Maélys, elle dirait aux adultes ce quil faut faire pour que tout aille bien : dire à la grandmère «Je taime» et la consoler, comme elle le fait le soir. Simple, non? Et à la tante? La laisser se faire consoler aussi. La tante Nathalie est forte et très intelligente, mais Maélys la plaint, car daprès elle, personne ne laime vraiment. Bien sûr, ce nest pas totalement vrai, mais elle nen pleurerait pas si on laimait. Elle sait que quand la grandmère partira, elle aussi sera sans amour.

La grandmère caressa la tête de Maélys, prononça ses mots, puis la laissa partir.

Allez, ma puce!Il est lheure de dormir!

Maélys shabitua à obéir. En se retournant, elle ne vit pas la grandmère lui tracer une croix dans le dos en murmurant.

La soif lenvahit, et elle se glissa vers la cuisine, espérant que la tante ne soit pas là.

Questce que tu veux?
De leau
Tu en veux beaucoup, hein?grogna la tante, lui servit un verre de lait et plaça devant elle une assiette de pommes de terre et un gros morceau de pain. Mange! Jai chauffé de leau. Je lemploierai dabord pour ta mère, puis pour toi, sale petite!

En passant, la tante glissa la main sur la tête de Maélys, qui, saisissant loccasion, sauta du tabouret et serra les jambes de la tante.

Questce que tu fais?sécria la tante, surprise, repoussant Maélys.
Je taimerai, même si personne ne veutPuisje?

La question resta sans réponse. La tante, les larmes aux yeux, séloigna, poussant Maélys. Mais la petite comprit que ce nétait pas grave. Elle pouvait enfin manger son lait en paix, et la tante, bien quelle pleure, se sentirait un peu moins mal. Si cela pouvait alléger ne seraitce quun tout petit peu, cétait déjà une victoire.

La tante revint à la cuisine, remplit une bassine deau tiède et lava Maélys en silence, frottant doucement, différemment de dhabitude.

Allez!Couchetoi.Cest lheure!

Un bref ordre, et Maélys soupira, se dirigea vers la petite chambre où son lit lattendait, se glissa sous la couverture légère, et chuchota avec sa mère imaginaire. Chaque soir, elle parlait un peu de tout. La grandmère lui avait dit que cétait bien. Sa «maman» lentendait. Ce soirci, elle devait raconter à la tante Nathalie ce qui sétait passé, et rappeler quau matin elle laverait les marches comme on le lui avait demandé. Maélys adore mettre de lordre, même si elle oublie parfois.

Le lendemain, elle ne réussit rien, car la tante la réveilla très tôt, lembrassa dune façon étrange, puis la chassa dehors, où lattendait la voisine de la grandmère.

Vous pouvez la garder un moment, il ny a rien de plus à faire.
Puisje lui dire adieu?
Oui, tant quelle ne la pas vue, elle restera vivante dans les souvenirs.

Après quelques jours, Maélys prit le bus avec la tante vers la ville de Caen. Elle ne reviendrait plus jamais à la maison de la grandmère; elle serait vendue dans un an, et la tante proclamerait alors Maélys comme sa fille officielle. Le terme était nouveau pour elle, mais il sonnait bien.

Elle était aussi ravie que la tante lui permette demmener le vieux lapin gris que la grandmère lui avait offert autrefois. Elle ne se rappelait même plus de ce lapin, mais elle limaginait toujours à un œil, usé, avec loreille arrachée. La tante avait recousu loreille, mais navait pas trouvé le bouton pour le deuxième œil. Elle promettait de le faire plus tard, et Maélys, patiente, attendait.

Le plus important était que chaque soir, la tante Nathalie, comme le faisait autrefois la grandmère, caressait la joue de Maélys et lui murmurait des mots doux, encore et encore, toute la nuit.

Je taime

Au début, Maélys navait pas cru la tante après le décès de la grandmère, mais elle répétait longtemps:

Et je taime aussi!

Aujourdhui, elle y croit. La tante prononce ces mots à ses propres enfants, à son mari (pas tous les jours, mais quand même), et même à son père, qui ny croyait pas longtemps, comme Maélys. Maintenant, il les croit et répond, sans paroles, en trouvant un autre travail qui ne lexpulse pas. Ainsi, le père dit aussi ces mots à Maélys de temps en temps.

Bien sûr, le frère et la sœur de Maélys la taquinent parfois, mais ce nest pas grave. Ce qui fait peur, cest le vide total. Maélys ne sait pas vraiment, mais elle limagine. Elle sait désormais lire, et les livres lui disent beaucoup de choses. Elle croit en elles, même si elles ne racontent pas tout.

Parfois, elle repense à la maison de la grandmère, aux orties derrière la clôture, gigantesques comme de vrais parasols, où il faisait chaud, vert et cosy. Mais elle ne peut plus y retourner, et ce nest pas grave: la grandmère nest plus là, et chez la tante, elle se sent tout de même bien.

Un seul mystère subsiste pour elle: pourquoi la tante Nathalie mentaitelle en disant quelle navait pas besoin dêtre aimée?
Tout le monde a besoin damour! Maélys le sait.

Оцените статью