Clémence!Où estu?Viens tout de suite!Tu peux même ne pas rentrer à la maison!Tu mentends?Je ne te laisserai pas téchapper!
Je me suis glissée dans les touffes de renouées, au bord du petit portail de la ferme de la campagne normande, les mains pressées contre les oreilles, marmonnant à mivoix.
«Appelle!Clémence nentend pas!»
Jaimerais pouvoir fermer les yeux pour ne pas voir la belle femme qui se tient sur le perron du pavillon de ma grandmère, mais je ne le peux pas; elle finirait par me retrouver. La dernière fois, jai fui derrière la niche de Rex, mon petit labrador, et je me suis endormie, bercée par le bruissement des feuilles. Je me suis réveillée sous un claquement sourd, puis on ma tirée par loreille; la douleur était telle que je nosais même plus toucher ce coin du mur.
Cette femme nest pas ma mère, cest ma tante Nathalie, la sœur de ma mère. Elle ne maime pas, elle parle de «sanspère». Je ne sais pas exactement ce que cela veut dire, mais je le devine. Jai demandé à Sébastien, le voisin de la rue, qui a déjà onze ans. Il ma expliqué que cela signifie que personne ne compte sur moi: pas de père, pas de mère, seulement une tante et une grandmère. Quand la grandmère décèdera, je reviendrai chez ma tante, qui ne veut rien avoir de moi. Elle a déjà assez denfants.
«Pourquoi cette punition?Maman!Tu restes silencieuse?Cest de ta faute!Tu as couvert Natasha jusquà ce quelle ne rapporte plus rien, et maintenant?Mon appartement nest pas un ballon!On sy bouscule comme des sardines!Moi, mon mari, nos deux enfants et ma bellemère, le tout dans deux pièces!Où lon va?Pourquoi?»
«Ce nest pas permis, Nathalie!Cest ta petitefille!»
«Elle nest rien pour moi!Je nai jamais demandé davoir un enfant!Et Natasha, je lui ai dit que son «amour» naboutirait à rien!Jai eu raison!Maintenant, Natasha nexiste plus, et ce «amant» sest enfui comme le diable à laube!»
«Questce que lenfant a fait pour mériter ça?»
«Rien!Cest un fardeauJe nen peux plus, maman, tu comprends?Je suis à bout de forces!Ils font nimporte quoiJe me bats pour gagner un centime de plus, mais tout est vain!Un verre se brise à lécole, un autre veut un jean neufOù vaisje trouver tout cet argent?On a trouvé une millionnaire!Le père ne bouge même pas dun pouce!Il touche son salaire et se la coule douce!Moi, je travaille à deux emplois, lui, il se fatigue à un seul!Cest pas une partie de plaisir, on se fait rouler dans la poussière jusquà ce que le chef nous donne une tape!Et après, on se contente dun petit réconfort.Comment vivre, maman?»
«Pardonnemoi, ma fille, je ne peux rien faire pour taiderDonner un enfant à un foyer daccueil, même vivant, cest du péché!»
«Ce nest pas mon péché, maman!»
«Qui pourrait discuter?»
«Je ne pourrai jamais taimer, comprendstu?»
«Et alors!Limportant, cest quelle reste dans la famille!Cest honteuxAh, NathalieNastu pas dit quil serait plus facile de vivre si on taimait?Elle veut simplement être aiméeLâme vivante»
«LâmeOn ne nourrit pas lamour avec des fables, même si elle est vivante!Elle réclamera toujours quelque chose.Mais où lobtenir?Tu ne le diras pas?Et lamour, ne parle pas trop!Le temps où jen avais besoin est passé!Ça suffit!Une petite fille a grandi, elle a mûri»
Je nai pas tout compris de cette conversation, entendue sous le lit de ma grandmère, mais jai tout retenu. Au jardin denfants, les éducatrices disaient toujours que ma mémoire était bonne. Jessaie donc de tout écouter, puis de répéter mot à mot.
«Clémence!Tu comptes bien rester là à appeler?Si tu ne sors pas, tu finiras affamée!» sécria de nouveau ma tante, mais elle disparut rapidement.
Ma grandmère se plaignait à nouveau, et même dans mon petit refuge, jentendais ses gémissements.
Je me console : tant que je ne suis pas battue, je sais pourquoi ma tante ma besoin. Ce matin, elle ma ordonné de laver le demisol du perron et les marches. Jai oublié, lai reporté. Sébastien ma offert sa vieille petite voiture rouge, manquante dune roue. Jen suis ravie, même si je nai que peu de jouets: une poupée en chiffon appelée «Maroussia», cousue dun mouchoir de ma grandmère, un lapin gris à un œil, celui que jaime le plus, et les perles bleues que mon père ma offertes. Ma grandmère disait que ces perles ne valent rien au marché, mais je men fous; je les étale sur les marches comme une mer, une montagne, un dragon, comme dans le livre interdit du haut de létagère.
Je nai jamais déchiré de livres; je les aime, même ceux sans illustrations. Jai appris trois lettres, et chaque fois que je les reconnais dans une rangée de mots, mon cœur souvre. Il me suffit dun petit effort.
Le soir descend comme un voile de brume sur la cour. Les moustiques bourdonnent, je soupire. Il est lheure daller dormir. Peutêtre que je ne recevrai pas à dîner, mais ma tante a couru plusieurs fois dans la cour, épuisée par les corvées. Elle na plus de forces pour moi, elle me grondera un instant, puis
Je sors de ma cachette, marche vers le perron où la tante Nathalie, morose, est assise sur les marches.
«Tu es là?Mon désespoirOù testu cachée?Sale petite!Rentre à la maison!»
Je pousse un souffle. Aujourdhui, elle ne me grondera plus. Même les adultes finissent par se lasser des cris. Je pourrais aller près de ma grandmère, poser ma joue sur sa main chaude et sèche, attendre que la douleur satténue. Un simple toucher, un murmure, un mot
«Je taime, ma petite!Je taime»
Jamais personne ne mavait dit cela. Ma mère était partie avant, et ma tante ne semblait pas le savoir. Javais entendu ma tante réprimander ma grandmère dêtre «mesquine» avec les mots damour, sans jamais les dire à sa propre fille.
Je ne le crains plus: les adultes sont étranges. Ils retiennent le mauvais, oublient le bon. Une fois, jai demandé à ma tante pourquoi elle agissait ainsi, comme si elle gratte une plaie sans cesse. Elle a retiré la croûte, la douleur revenait, et chaque fois un cicatrice restait. «Les mains démangent», disait-elle, en me grondant quand je faisais pareil. Elle a parlé de lâme qui gratte quand on ne reçoit pas damour.
Si on me demandait, je dirais aux adultes ce quil faut faire pour que tout aille bien: que la grandmère dise à ma tante «Je taime», et quelle la console, car je la console le soir. Cest si simple!Il suffit daimer, même si la tante Nathalie est forte et très intelligente. Mais je la plains quand même; elle affirme que personne ne laime. Peutêtre quelle ment, mais elle ne pleurerait pas si on laimait vraiment. Je sais, parce que moi-même je pleure. Quand la grandmère partira, je penserai que plus personne ne pourra maimer.
Ma grandmère me caresse la tête, prononce ses mots, puis me laisse partir.
«Allez, dors, ma chérie!»
Jai appris à obéir. En me retournant, je ne remarque pas quelle me touche la nuque en murmurant.
Jai très soif, alors je me glisse en cuisine, espérant y trouver de leau.
«Qui estu?»
«De leau»
«Tu en as assez?» grogna la tante en versant un verre de lait et en posant devant moi une assiette de pommes de terre et un gros morceau de pain. «Mange!Jai chauffé leau pour la nettoyer, je laverai ta mère, puis toi, petite petite!»
En passant, elle me caresse la tête, et je glisse de la chaise, je serre ses jambes.
«Questce que tu fais?» sécrietelle, surprise.
«Je taimerai, même si personne ne veutPuisje?»
Elle se met à pleurer, senfuit de la pièce, me repoussant. Mais je sais que ce nest rien, pas grave. Maintenant je peux manger et boire mon lait. Elle pleurera, se calmera, la douleur ne sera pas entièrement partie, mais un peu moins. Cette petite amélioration suffit. Le soir, avec ma grandmère, je parle doucement, comme elle la conseillé. Aujourdhui, je raconterai à ma mère tout ce qui concerne ma tante, et demain je me lèverai tôt pour laver les marches comme elle la demandé. Jadore mettre de lordre, même si joublie parfois.
Le matin, avant même que le soleil ne se lève, ma tante me réveille avec un baiser étrange, puis me pousse hors de la maison, où la voisine de ma grandmère mattend.
«Laissela rester un moment.Il ny a rien pour elle ici»
«Puisje dire au revoir?»
«Pourquoi pas?Si elle ne sest jamais vue, elle restera vivante dans nos souvenirs.»
«Très bien.Je la nourrirai, puis jaiderai.»
«Merci»
Après quelques jours, nous prenons le bus ensemble pour Paris. Je ne reviendrai plus jamais à la maison de ma grandmère; elle sera vendue dans un an et ma tante annoncera que je suis maintenant sa fille officielle. Le mot mest étranger, mais il sonne bien.
Elle a aussi accepté demporter le vieux lapin que ma grandmère mavait donné il y a fort longtemps. Il est toujours à un œil, les oreilles usées, mais la cousette a réparé son oreille. Elle na pas encore trouvé le bouton pour recoudre lœil, mais elle promet de le faire. Je nai pas hâte.
Ce qui compte le plus, cest que chaque soir, ma tante Nathalie me caresse la joue et me répète les mêmes mots tendres, comme le faisait ma grandmère:
«Je taime»
Quand elle a prononcé ces mots pour la première fois après le décès de ma grandmère, je ny ai pas cru. Jai mis du temps à y croire, mais jai fini par répondre:
«Je taime aussi!»
Aujourdhui, je sais quelle ne les dit pas quà moi, mais aussi à ses enfants, à son mari même sil ne les entend pas chaque jour. Lui aussi a fini par les croire.
Parfois mon frère et ma sœur me taquinent, mais ce nest rien. Ce qui fait peur, cest dêtre totalement seule. Je ne sais pas ce que cest, mais jen devine la longueur. Maintenant je lis, les livres regorgent de vérité, et je my accroche, sans perdre mon temps en bêtises.
Je me remémore la maison de ma grandmère, les renouées sous la clôture, gigantesques comme des parasols, le soleil qui y posait sa chaleur, son vert rassurant Mais je ne peux plus y retourner, et ce nest pas nécessaire. Ma grandmère nest plus là, et chez ma tante, je ne suis pas malheureuse.
Il ne me reste quune question: pourquoi ma tante ma menti en disant que je navais pas besoin dêtre aimée? Tout le monde a besoin damour. Je le sais.







