Je me souviens de ce dernier souper, celui que javais préparé pour ma famille, comme on le faisait autrefois dans le vieux manoir de la campagne, près de la Loire.
« Alors, chers invités, vous avez assez mangé ? Vous avez assez bu ? Je vous ai bien régalés ? » demandaije, Julie Lefèvre, en me levant au bout de la grande table, les mains légèrement tremblantes.
« Oui, ma sœur, » déclara dun ton satisfait mon frère Benoît, « comme dhabitude, tu es au sommet de ton art ! »
« Tout à fait, » acquiesça ma sœur Amélie. « Nous avons appris à cuisiner avec maman à deux, mais je ny arrive jamais aussi bien que toi. Ce nest pas pour rien que je tinvite toujours à préparer mes fêtes. »
« Maman, » intervint ma plus jeune sœur Claire, « et je ne veux plus quitter la salle de sport, mais je ne pouvais pas rester sur place ! »
« Ma chère, je tenvoie ma femme pour que tu lapprennes à cuisiner, » lança mon cousin André en riant.
« Voilà pourquoi je me suis marié avec toi, » dit Basile Martin en ricânant doucement, puis sexcusa.
« Alors, jai bien fait, » sourit large Julie. Elle marqua une pause, son sourire disparut, et elle lança dune voix glacée : « Fuyez tous de ma maison ! »
Ce fut le dernier dîner que javais préparé pour eux, le dernier moment où je métais épuisée à les servir. Je navais plus envie de les voir, de les entendre, ni même de les connaître. Dun geste brusque, je pris le grand saladier de porcelaine et le projetai contre le sol, le faisant éclater en mille morceaux.
« Assez, les petits marmots ! La danse est terminée, » déclaratelle avec un rictus amer. « Plus jamais je ne vous laisserai vous reposer sur moi, surtout pas vous ! » Le silence sabattit sur la table, et les convives, stupéfaits, ne savaient que dire. Personne naurait pu imaginer un tel geste de la part de Julie, toujours douce, toujours serviable.
« Tu as perdu la tête ? » demanda Basile, avant de recevoir une claque de la part de son épouse.
« Appelez vite le médecin, elle a eu une crise ! » sécria Amélie.
Julie attrapa la carafe contenant le reste de jus et, avec un sourire ironique, lança : « Qui savancera au téléphone, recevra un choc ! » Puis, dune voix tremblante, elle ajouta : « Pourquoi restezvous figés ? En avant, courez, mes gloutons insatiables ! »
« Julie ! » sexclama Benoît, ferme. « En tant que frère aîné, je te le dis : calmetoi et reprends tes esprits. »
« Non ! » répliqua Julie, le sourire aux lèvres. « Je ne veux plus être votre servante. Je ne veux plus vous satisfaire. Assez de courir après vous, de tout faire à votre place ! »
« Cest quoi cette histoire ? » demanda Basile, rouge de honte. « Tout était normal, non ? »
Julie sassit, se pencha en arrière et, dune voix lente, conclut : « Votre arrogance a franchi les limites, depuis longtemps même. Votre dernier départ ma montré à quel point vous êtes devenus présomptueux, et je ne veux plus vous voir. »
« Nous navons rien fait, » balbutia André.
« Exactement, mon fils, exactement ! » répliqua Julie.
***
On dit quil faut vivre correctement. Mais questce que « correctement » ? Chaque personne a sa propre idée. Jai vécu quarantecinq ans, persuadée davoir suivi la bonne voie. Jétais la troisième enfant dune fratrie où javais une sœur aînée, et mes parents étaient toujours contents de moi, mon frère était mon idole, ma sœur ne magaçait jamais. Jai étudié, puis travaillé. Le destin na pas fait de miracles, mais je nai jamais cherché à me plaindre.
Je me suis mariée, ai eu deux enfants, ai été une épouse fidèle, aimante, toujours prête à soutenir mon mari, sans jamais le critiquer sans raison. Jai été une bonne mère, les ai élevés, les ai instruits, puis les ai laissés partir. Même adulte, je restais proche de mon frère et de ma sœur, prête à aider, à célébrer, à résoudre les problèmes, à partager les joies. On me disait gentille, compréhensive, intelligente. Cest pourquoi je pensais vivre correctement, jusquà ce que, à quarantecinq ans, je découvre ce que signifie être abandonnée, seule, au pire moment.
***
« Madame Julie Lefèvre, » annonça le médecin après le déjeuner, « les analyses sont revenues, aucune contreindication. On programme lopération ? »
« Bien sûr, docteur, » répondisje, la voix triste, « la décision est prise. »
« Je constate votre découragement, » observa le docteur, « mais »
« Fixez la date, » insistaje, « plus tôt on commence, plus tôt on finit. »
« Daccord, » nota le médecin. « Vous dînez ce soir, demain vous ne mangez plus, et aprèsdemain lopération. »
Il se tourna alors vers ma voisine de lit, « Madame Catherine, vos résultats ne sont pas bons, nous allons investiguer. »
« Daccord, Docteur Oleg, » répliqua Catherine.
Quand le médecin sortit, il me demanda : « Pourquoi cette mine sombre ? Vous avez peur de lopération ? »
« Un peu, » admisje, en jetant un regard à mon téléphone.
« Moi, on me disait de chanter jusquau bout, » plaisanta Catherine. « Jespère que les enfants reviendront chez leur mère, et que ton mari organisera une petite fête. »
« Daprès son dernier message vocal, il est déjà parti, » murmura Julie, les lèvres serrées. « Il sait que jai une opération, il le sait bien, mais il ne montre aucun soutien, il est déjà en train de fêter avec ses amis. »
« Ah, ces hommes, » haussa Catherine, « toujours les mêmes, chats à la maison, souris qui courent partout. »
« Cest blessant, » rétorquaije. « Lablation de lutérus, cest sérieux. Un petit geste de sa part aurait suffi. Je lui ai même demandé du réconfort, et il ne répond plus, même après deux messages courts. »
Catherine, dix ans ma plus jeune, navait pas lexpérience nécessaire pour me consoler, et la conversation séteignit delle-même. Je ne suis pas allée dîner, nemportant rien, car je savais quavant une opération il fallait jeûner. Je regardais le plafond, me rappelant le jour où Victor sétait cassé les deux jambes au travail. Je lavais visité chaque jour, lapportant nourriture, vêtements propres, le soutenant jusquà tard dans la nuit, pour rentrer chez moi à minuit. Javais pris un congé pour laider, comme une écureuil pressée. Jamais je nai refusé daider mon mari aimant : je lui apportais de leau, je le nourrissais à la cuillère, je le lavais, le coiffais.
« Pourquoi me traitetil ainsi ? » demandaije à Catherine, quand elle revint du dîner.
« Ce nest pas seulement ton mari, » répliquatelle avec un sourire. « Tous les hommes sont comme ça, des exploiteurs. Sils ne sont pas tenus en laisse, ils sinstallent au cou, ils piétinent les pieds, et ils courent après tout le monde. »
« Peutêtre que je men fais trop à cause de lopération, » avouaije. « Peutêtre que je me laisse emporter. »
Catherine répondit : « Un seul problème ne fait pas tout, mais le fait que tu nentendes jamais de mots gentils de sa part, cest évident. Mon mari, même sil nest pas parfait, mapporte toujours des fruits, mappelle, menvoie des cœurs sur son téléphone. »
Je me détournai, me couvrant la tête avec une couverture.
***
Rester affamée une journée, même si le corps le réclame, nest pas aisé. Javais prévu de parler avec Catherine pour me distraire, mais on me rappelait sans cesse aux analyses. Le téléphone à la main, je pensais : « Mes proches ne refuseront pas de parler pour passer le temps. »
Mon fils André ne répondit pas au coup de fil, menvoyant seulement un message promettant de rappeler. Ma fille Nathalie coupa deux fois, puis le numéro devint injoignable.
« Bonnes enfants, » murmuraije, perdue.
« Elles ne répondent pas ? » demanda Catherine, haletante entre les examens.
« Imaginez, » rétorquaije. « Nestcepas trop demander à une mère de répondre ? »
« Les adultes ? »
« Ils vivent déjà séparés. »
« Oubliezles, maman, ils ne vous reparleront que lorsquils auront besoin de quelque chose. Ils sont partis comme des oisillons, et le vent les emportera. »
Mon aîné, aujourdhui seize ans, ne me considère plus. Sils vivent séparés, les parents deviennent inutiles, sauf lors des funérailles.
« Non, ce nest pas vrai, nous avons de très bonnes relations, » insistaije.
« Alors pourquoi ne répondentils pas ? »
Catherine séloigna, et je restai à réfléchir.
« Vraiment, nestcepas difficile de prendre une minute pour parler à sa mère ? » me disje. « Leur seule visite récemment était pour demander de largent, pas pour moi. »
Cétait triste. Catherine, avec son dicton « les oisillons ont quitté le nid », avait raison. Ils ne se souviennent de leurs parents que lorsquils ont besoin deux.
Je rappelai mon mari, pas de réponse. Jécrivis un message qui resta non lu.
« Ah, VictorVictor, » soupiraije, « il aurait pu venir plus tôt. »
Il apparut enfin le soir, menvoyant un message : « Où sont nos économies ? Le salaire est fini, on na plus rien. » Pourtant, son salaire était arrivé trois jours auparavant.
« Cest la vie, » réfléchisje, « festin comme une montagne, vin comme un fleuve. »
Je ne répondais plus, car sil me faisait ne seraitce quun petit signe dinquiétude, jaurais parlé. Mais il restait silencieux, à gérer ses affaires.
Mon frère Benoît décrocha le téléphone, mais dit quil était occupé avant de le raccrocher.
« Il est occupé, » commentaije.
Je me rappelai alors la période où javais hébergé deux familles, quand le père de Benoît lavait quitté, laissant ses enfants. Javais tout géré : la cuisine, le ménage, les enfants, jusquà ce que Benoît trouve une nouvelle compagne. Javais dû arbitrer des conflits, parce que Benoît voulait que les enfants lui soient loyaux, moi je voulais les miens, et les siens me dérangeaient.
« Jai tenté de les réconcilier pendant un an et demi, sans aucune gratitude, et il est encore occupé », pensaisje.
Quand jeus rappelé le soir, seul le bruit du téléphone et le décrochage.
« Merci, frère, pour la liste noire ! »
Il savait aussi que jallais subir une lourde opération. Quand il demanda à prendre les enfants un mois, je refusai, invoquant lopération.
Ma sœur Nathalie ne me consacra que cinq minutes, sintéressant à ma santé :
« Quand serastu de nouveau capable ? Ma bellefamille arrivera, une dizaine de personnes, il faut les loger, les nourrir chez moi, avec abondance ! Tu es notre seule espérance. »
« Je ne sais pas, Nathalie, » répondisje. « Lintervention est compliquée, deux ou trois semaines dhospitalisation, puis un arrêt de travail de cinquante jours. »
« Non, non, ma sœur, on ne fait pas les choses comme ça ! Tu dois être comme un coup de fusil, prête en trois semaines ! Ce sont mes beauxparents, ils sont plus importants que tout le reste ! »
« Je suis effrayée, » avouaije.
« Allez, ne fais pas la dramatique, on sen fout, je dois courir ! » sécriatelle.
Je rétorquai : « Et si lopération était simple ? Des complications peuvent survenir, le diable sait ce qui peut arriver. Jai besoin dun cuisinier, à presque cinquante ans, et je nai jamais cuisiné ! »
Nathalie appelait sans cesse ma petite sœur pour quelle prépare les repas pour ses invités : collègues, amis de son mari, fêtes diverses. Pendant deux jours je ne quittai pas la cuisine, et aucun des convives ne fut jamais invité à ma table.
« Questce que tu fais ? » sindignatelle. « Cest une compagnie étrangère ! »
Mais mon effort pour cette compagnie nétait pas compté.
Lopération se déroula sans incident, mais je restai deux semaines à lhôpital. Je nappulai personne, attendant que quelquun se souvienne de moi. Aucun ne le fit : ni mon mari, ni mes enfants, ni mon frère, ni ma sœur. Jai longuement réfléchi jusquà prendre une décision décisive.
« Julie, tu deviens folle ? » sécria Benoît. « On ta enlevé la matrice et un morceau de cerveau ? »
« Tu ten souviens enfin ! » mécriaije, ravie. « Je pensais que plus personne ne se souviendrait de moi. »
Je me remis à la tête de la table.
« Écoutez, mes chers parents ! Jai passé deux semaines à lhôpital, et aucune âme ne sest souciée de moi, ni de ce qui mest arrivé ! »
Ni le frère aimant, dont les enfants maiment plus que leur nouvelle mère, ni la sœur qui ma toujours exploitée comme cuisinière gratuite, ni le mari qui a vidé nos économies et notre salaire, ni les enfants à qui jai donné la vie, nont même sonné.
Un murmure de colère plana au-dessus de la table.
« Toute ma vie, jai été prête à tout faire pour vous. Et au moment où jai besoin dun simple soutien, vous avez disparu. »
Je compris que, si je lavais enduré seule, je pourrais encore men sortir. Mais je ne voulais plus être la courseuse pour vos besoins.
Je madressai à chacun, lun après lautre :
« Victor, divorce sans discussion, quitte ma maison ! »
« Enfants, vivez votre vie, et si vous avez besoin daide, adressezvous à votre père, vous avez perdu votre mère ! »
« Vous, Benoît et Amélie, je ne veux plus vous voir, engagez vos nounous et cuisinières ailleurs, cest assez ! »
Les voix des parents sélevèrent : « Tu es folle, comment peuxtu faire ça ? »
Tous se levèrent simultanément, formant une file derrière moi, prêts à être bannis.
« Assez, je veux vivre pour moi, pas pour vous ! »
Après que je fus seule dans le manoir, je massis à nouveau à la table libérée et, en regardant les éclats du saladier brisé, je murmurai :
« Jai poussé trop loin mes émotions, mais je recommencerai une nouvelle vie, avec un nouveau saladier. »







