J’ai enterré mon mari depuis longtemps. Mon cœur. À l’époque, nous n’avions même pas quarante ans (nous étions du même âge).

Ma femme, je lai enterrée il y a longtemps. Le cœur encore lourd. Nous navions même pas quarante ans alors (nos âges étaient identiques). Cela fait plus de dix ans que je vis seul, convaincu que les hommes ne mintéresseraient plus. Je ne dirai pas que personne ne ma jamais remarqué. Bien au contraire, un prétendant sest même présenté. Mais aucun deux nétait mon Denis. Cest là tout le problème.

Je suis un grand amoureux des fleurs. Le petit domaine que Denis et moi avions acheté il y a des années sest transformé en un véritable paradis botanique. Depuis le décès de ma femme, mes platesbandes légumières se sont peu à peu dégradées. Plus personne nest là pour goûter à mes confitures ou mes cornichons. Ma femme nest plus. Ma fille aînée, Amandine, vit avec ses enfants dans la banlieue de Lyon. Ma benjamine, Camille, travaille à Paris. Les fleurs ont donc envahi lespace qui était destiné aux légumes. Les voisins sémerveillent à haute voix de cette beauté, mais je les surprends souvent à secouer la tête, comme sils trouvaient cela excentrique. Je men moque. Considérezmoi fou si vous le voulez. Ce coin fleuri apaise mon âme, embaume et fleurit jusquau cœur de lautomne. Dailleurs, ces mêmes voisins reviennent chaque premier septembre pour cueillir des bouquets pour leurs petitsenfants. Je distribue la beauté à droite et à gauche, sans regret.

Lété dernier, jai remarqué quun homme venait discrètement le long de ma clôture. Il devait avoir une cinquantaine dannées. Il sarrêtait, inspirait le parfum des roses, souriait à luimême. Jai eu envie de lever les yeux au ciel. Dès que je sortais sur le perron, il disparaissait dans les haies du terrain abandonné. Qui étaitil ? Doù venaitil ? Un mystère.

« Alors, Nathalie, tu tes fait courtiser ? » a lancé Lydie, ma voisine, en sapprochant de ma porte.
« Questce qui te fait dire ça, Lydie ? » aije répliqué. « Je nai personne, et je nen veux pas. »
« On dirait bien que le bon vieux Serge te tourne autour. Tu te caches, mais personne ne te jugera. Tu es une femme libre. »
« Entre, viens donc, » laije invitée.

Lydie était étonnée que je ne connaisse pas Serge. Il vivait depuis longtemps dans notre copropriété rurale, au bout de la dernière allée, mais je ny allais jamais. Je suis plutôt du genre à rester dans mon coin.

« Serge Dupont, cest un très bon gars, » a expliqué Lydie, omnisciente, « il est chef mécanicien dans la flotte de camions de la ville. Il a perdu sa femme il y a deux ans. Elle sappelait Anne, comme toi, une vraie fleuriste. Il essaie tant bien que mal dentretenir son jardin, mais ce nest pas facile. Il passe donc derrière chez toi pour admirer les fleurs, et peutêtre… toi ? Il ma même demandé ton prénom. Alors je me suis dit quil y avait quelque chose. »
« Laisse tomber tes histoires, Lydie, » laije balayée dun geste.

Je me suis mis à observer ce visiteur secret. Un homme dallure distinguée, cheveux sombres et épais, une touffe de cheveux gris aux tempes, toujours rasé de près. Un jour, je lai vu à travers la fenêtre et je suis sorti en criant : « Bonjour, voisin ! » Il a été pris au dépourvu, rougit.

« Bonjour, Mademoiselle Nathalie? Vos fleurs me fascinent, elles sont presque un poème. Vous avez une âme généreuse, et vous êtes très jolie, » a murmuré Serge en séloignant de la porte.

« Attendez, » laije appelé, « on raconte que votre propre parterre est magnifique. Puisje pourrais vous montrer les miens. »
« Volontiers, » sest réjoui Serge.
« Entrez, je vous en prie, » aije ouvert la porte.

Mon allée était en béton, coulée par mon défunt Denis. À ma grande horreur, Serge la foulée avec ses sandales de jardin en caoutchouc, faisant claquer chaque pas. Cette façon de marcher me chiffonnait, mais je ne me suis pas attardé. Nous avons parcouru le terrain pendant que je lui présentais fièrement mes créations horticoles, promettant de partager les plants au printemps suivant. Il a été particulièrement impressionné par mon hydrangea arborescent, en pleine floraison. Puis je lai invité chez moi. Nous avons bu du thé à la menthe, discuté. « Quelle agréable compagnie, » aije pensé, oubliant ses pas bruyants.

Tout lété, nous avons passé de nombreux moments ensemble: chez moi, chez lui, au bord de la rivière, ou simplement flânant dans le lotissement. Son jardin et sa petite maison respiraient le calme, preuve que sa défunte épouse avait été une excellente hôtesse. Lété a fini, nous nous sommes séparés, sans jamais échanger nos numéros. Jai regretté ce manque de contact; la solitude ma finalement envahi.

Peu après, ma benjamine Camille est revenue. En novembre, elle ma présenté son petit ami.

« Maman, voici Kévin, nous voulons nous marier, » a annoncé Camille à lentrée du hall.
Kévin était élégant, cultivé, très à lécoute. Il venait dune famille respectable, mais, comme la précisé ma fille, il avait été élevé par son père seul après le décès de sa mère. Son père, Alexandre Mathieu, était un fonctionnaire du ministère de lÉducation, veuf depuis longtemps. « Il adore ma mère, cest lessentiel, » a ajouté Camille.

« Camille, tu ne peux pas me proposer de me marier avec le père de ta petite amie! Tu te comportes comme une entremetteuse! » aije rétorqué en la poussant légèrement. Elle a ri et sest réfugiée dans sa chambre.

Le jour des fiançailles, nous nous sommes réunis au restaurant du village. Alexandre Mathieu sest montré un homme très raffiné, mais dune précision irritante. Il a immédiatement réarrangé les couverts, se plaignant du manque de protocole. Il a critiqué son fils à chaque instant: place de la serviette, distance à la table Jétais tellement déconcerté que je ne mangeais presque rien, de peur de paraître maladroit devant ce gentleman.

Il a ensuite tenté de me séduire, minvitant à des pièces de théâtre, des dîners et même une excursion sur la Seine où nous avons passé deux jours ensemble. Plus tard, il ma convié chez lui. Son appartement était lincarnation du perfectionnisme: chaque objet à sa place, les livres rangés par couleur, les rideaux impeccablement tirés. En une demijournée, il a réarrangé ma tasse de café, remis un magazine soigneusement plié sur la cheminée, et redressé les rideaux que javais tirés pour admirer le jardin. Il corrigeait tout à chaque instant. Finalement, je me suis laissée tomber sur le canapé, figée.

« Nathalie, vous êtes une femme exceptionnelle, ne voudriezvous pas » a commencé Alexandre.
« Non, Monsieur Mathieu, je ne peux pas, » laije interrompu. « Je ne vous propose que de lamitié. Jai quelquun qui mest très cher. »

Je navais personne Mais en prononçant ces mots, je me suis rappelé les journées passées à la campagne avec Serge. Jai repensé à ses sandales qui cliquetaient. Ce bruit me semblait maintenant charmant. Jai réalisé que son pas était simplement le fruit de sandales trop larges, quil essayait de retenir. Je lui ai acheté des nouvelles chaussures confortables.

Ma fille est mariée depuis trois ans, elle et Nikolai ont un fils, Valentin, mon adorable petitenfant. Mon gendre sest avéré bien différent de son père, et ils sont heureux. Cest ce qui compte. Et moi aussi je suis heureux. Avec Serge Dupont, nous partageons à nouveau nos jardins, et son allure nest plus du tout bruyante. Les vieilles sandales ont enfin trouvé leur place.

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J’ai enterré mon mari depuis longtemps. Mon cœur. À l’époque, nous n’avions même pas quarante ans (nous étions du même âge).
Denis rentrait encore une fois du travail bien trop tard. Épuisé, sa voiture commençait à faire des caprices et calait sans raison, comme si elle pressentait que son propriétaire allait enfin réaliser son rêve le plus cher