Cercle Hebdomadaire de la Culture Française

Jeudi soir, vendredi encore, je me retrouve à la petite table de la cuisine, lordinateur portable grand ouvert. Sur lécran clignote le tableau des ventes du mois, à côté une assiette de sarrasin refroidi. Derrière le mur, la télévision murmure les informations, ma femme Claire feuillette son fil dactualité sur le téléphone, et Julien, dans sa chambre, cliquette sur sa souris.

Pendant une dizaine de minutes, je ne regarde plus lécran mais le reflet de mon propre visage dans le moniteur noir. Le front plissé, les yeux fatigués. Quarantetrois ans. Le métro le matin, les rapports laprèsmidi, le soir la cuisine, lordinateur, la vaisselle. Le weekend, courses, lessive, parfois un film en ligne. Tout semble bien rangé, mais la luminosité de ma vie a baissé.

«Tu viens?» crie Claire depuis le salon, à peine détachée du téléviseur.

«Je mange,» répondsje en piquant le sarrasin qui sest tassé, la cuillère traçant des sillons.

Je me rappelle que la semaine précédente, les collègues discutaient de leurs activités : lun au club de course, lautre à latelier photo, la troisième à un cours danglais. Jai plaisanté en disant que mon hobby était le RER qui me ramène au bureau. Tout le monde a ri, mais jai senti une gêne sourde. Dans le wagon, je regardais les visages des autres, me disant que chacun devait bien avoir autre chose que le travail et les séries.

Je ferme lordinateur, me frotte les yeux et une irritation monte, presque de la colère contre le tableau, contre la table, contre le fait que le vendredi ressemble à un mercredi. Et contre moi, davoir dérivé si longtemps.

«Écoute,» disje en entrant dans le salon. «Demain, on sort quelque part.»

Claire, encore assise sur le coussin du canapé, hausse les sourcils.

«Où?Encore un centre commercial?»

«Non, pas pour acheter. Juste une exposition, une conférence, je sais pas encore.»

Elle sourit.

«Tas perdu la boule au travail?Quelle conférence?»

«Cest moi qui ai perdu la boule,» répondsje dun ton plus ferme. «Je suis fatigué de vivre du lundi au vendredi, puis revenir. Jai envie» je cherche le mot, «de faire autre chose, même parfois, avec toi ou Julien, à tour de rôle.»

Julien pousse un cri depuis sa chambre :

«Papa, jentends tout. Le samedi je joue avec les copains.»

«Pas chaque semaine,» rétorque Julien. «Et on pourrait se sortir une fois, tous les deux.»

Claire me regarde plus attentivement, une inquiétude qui ressemble à une décision de changer de travail ou de déménager traverse son regard.

«Tu vas bien?» demandetelle doucement.

«Oui. Laissemoi simplement chercher quelque chose pour demain. Si ça ne plaît pas, on fera autrement.»

Elle acquiesce après un instant.

«Daccord. Mais pas de théâtre à trois heures, je mendormirais.»

Je sens un léger dégel à lintérieur. Je retourne à lordinateur, non plus pour les rapports, mais pour chercher. En trente minutes je trouve une conférence gratuite sur larchitecture des anciens quartiers, samedi aprèsmidi, près de chez nous.

«Allonsy à deux,» décideje. «La semaine prochaine, jinviterai Julien.» Un plan simple se dessine : chaque semaine, une activité, pas forcément grandiose, mais toujours ensemble.

Le lendemain, Claire et moi sommes dans la petite salle de la bibliothèque du quartier. Lodeur de poussière mélangée à celle du café bon marché sinvite, tandis que des retraités, des jeunes mamans et deux étudiants occupent les chaises.

«Je me sens vieille,» murmure Claire en regardant autour.

«Moi, je me sens étudiant,» répondsje. «On équilibre.»

Le conférencier, un homme mince en chemise à carreaux, raconte lévolution des cours carrés, les projets des années quatrevingt. Jécoute à moitié, plus attentif aux moments où Claire se penche pour me chuchoter un détail, à chaque craquement du prospectus du quartier quelle tient.

Après la conférence, il pleut légèrement mais il fait doux. Le trajet de retour dure dix minutes, pendant lesquelles nous débattons du «maison rare» que le conférencier a citée. Claire, qui pensait quelle était neuve, découvre son vrai âge.

«Et maintenant, on continue chaque semaine ?» demandetelle en ouvrant la porte de limmeuble.

«Oui, jaimerais essayer. La prochaine fois, Julien.»

Claire hausse les épaules.

«Sil accepte.»

Julien nest pas immédiatement convaincu quand je lui propose un weekend de randonnée avec un groupe. Il ne lâche pas son écran.

«Papa, ce nest pas un jardin denfants,» ditil.

«Ce nest pas une garderie, cest un club de rando. On prend le RER, on marche un demijour, on peut appeler si besoin.»

«Je reste chez moi,» râletil.

Je me souviens de mon propre refus à son âge. Je massois sur le bord de la chaise.

«Écoute,» disje plus calmement. «Je veux faire quelque chose chaque semaine, pas rester scotché à lécran. Jaimerais que vous y participiez, même ponctuellement. Cest important pour moi, pas juste pour cocher une case.»

Julien se tourne, un mélange dirritation et de curiosité dans le regard.

«Et toi, questce que tu as fait?»

«Hier, on a assisté à une conférence sur notre quartier. On a appris que la maison où habitait ma grandmère aurait pu être rasée.»

«Mais ils ne lont pas fait?»

«Non. Les habitants ont écrit des lettres, sont allés à la mairie.»

Julien grogne, puis accepte.

«Daccord, une fois. Mais si cest barbant, je ne reviendrai pas.»

Nous partons le dimanche en RER. Lodeur du café à emporter et des sacs à dos mouillés remplit le wagon. Le guide de la rando, un jeune au blouson vert, vérifie les listes.

«Papa,» murmure Julien, «cest quand la dernière fois que tu es allé en forêt?»

Je pense à sa première sortie à la campagne chez notre oncle, quand il sest piqué une ortie.

Nous rions. Le sentier longe la rivière, les feuilles crissent sous nos pas. Julien commence sans écouteurs, pose des questions, sarrête à chaque arrêt du guide. À la pause, il mange un sandwich au jambon.

«Cest cool,» ditil en rentrant. «On peut refaire.»

Ces «on peut refaire» deviennent le point de départ dun carnet intitulé «Activités du samedi ». Chaque semaine, je note une activité. Parfois cest samedi, parfois dimanche, mais la règle tient.

Une semaine plus tard, nous allons à une exposition de photos anciennes dans le centre culturel du quartier. Claire râle dabord, Julien veut rester sur son téléphone, mais finalement nous découvrons ensemble les ruelles en noir et blanc.

«Regarde,» sécrie Claire, «cest notre immeuble, sans balcons.»

«Cest ton école,» disje à Julien.

«Ça ressemble,» répond-il en plissant les yeux.

Encore une semaine, Julien sinscrit à un atelier de jeux de société au club ludique. Lambiance est bruyante, lodeur du carton. Julien se lance dans la stratégie, se dispute avec moi sur les règles, rit quand je bafouille.

«Tu réfléchis toujours trop?» le taquinetil.

«Je pèse les décisions,» rétorqueje, sentant une vieille rigidité se dissoudre. Je ne suis plus seulement le «père responsable», mais un partenaire de jeu.

Parfois les plans tombent. Une fois, Claire a une mission de garde le samedi; on va au cinéma tardif. Une autre fois, Julien attrape la grippe; je reste à la maison, annulant les billets pour le concert à la Philharmonie. On improvise alors un «cinéclub maison» avec un vieux film de mon adolescence, le débatant ensemble.

«Vous avez vécu sans moi?» sétonne Julien. «Vous avez une vie.»

«Oui,» risje. «Et nous en avons encore.»

Les vendredis soir, quand je rentre du travail, je nallume plus immédiatement lordinateur. Je mets leau à bouillir, sors mon cahier et minstalle à la table.

«Alors,» me disje, «pour le weekend, deux options: une conférence sur la poésie contemporaine ou une visite du vieux moulin.Quelle est la décision?»

Claire lève les yeux, mais sapproche.

«Le moulin est plus intéressant que la poésie,» ditelle. «Au moins on verra lintérieur.»

«Je vote pour la conférence,» proteste Julien. «On passe déjà devant le moulin tous les jours.»

Nous débattons, plaisantons, parfois la décision revient à lun dentre nous. Ces discussions du vendredi créent un lien aussi fort que les sorties ellesmêmes. Nous apprenons à écouter, à prendre en compte les envies de chacun.

Une fois, nous participons à un cours gratuit de céramique au centre dart du quartier. Les tables sont recouvertes de toile, lodeur dargile et de produit nettoyant emplit la pièce. Linstructrice, femme épuisée en tablier, explique comment façonner des tasses.

«Je ny arrive pas,» murmure Claire, largile sétalant partout.

«Moi non plus,» avouetje, observant mon cylindre bancal.

Julien, en face, crée rapidement un dragon maladroit.

«Vous avez du talent, jeune homme,» sexclame linstructrice.

«Et nous?» demandje, un sourire.

«Vous avez de la patience,» répondelle. «Cest tout aussi précieux.»

De retour à la maison, Claire rit en regardant nos créations. «Maintenant nous avons un cendrier hideux, même si nous ne fumons pas.»

«Ce nest pas un cendrier, cest une œuvre dart,» protestetje.

Nous plaçons les pièces sur une étagère. Quelques jours plus tard, Julien passe, renverse son dragon dargile qui se brise en deux.

«Dommage,» ditil.

«Mais souvienstoi comment on la fait,» répondje.

Les mois passent. Parfois je suis à court didées, mais je ne veux pas abandonner. Jai compris quil ne faut pas toujours inventer du neuf; il suffit de choisir un parc inconnu, un quartier jamais visité, un petit musée. Lessentiel, cest décider avec qui on y va, sans voir cela comme une corvée.

Un soir dautomne, à six heures, nous sommes tous les trois à la cuisine. La soupe sent loignon sauté, le pain croustillant. Julien feuillette les affiches dun festival de robots au lycée technique.

«Dimanche, il y a un festival de robots,» proposetil. «On y va?»

Je relève les sourcils.

«Tu proposes un événement?Cest du progrès.»

«Pas du progrès, juste de lintérêt.Il y aura des quadricoptères, des courses. Jaimerais y aller avec toi.»

Claire sourit.

«Et moi, je viens?»

«Bien sûr,» disje. «Mais je connais rien aux robots.»

«Ils expliqueront tout,» assure Julien.

Le festival est bruyant, un peu chaotique. Des tables de circuits, de soudeurs, de petites machines. Les ados en tshirts de clubs technologiques bricolent, les adultes posent des questions. Julien se plonge immédiatement, interroge les participants, découvre les programmes.

Au début je me sens superflu, puis je réalise que jécoute avec lui, je pose des questions même si je ne comprends pas les termes. Claire, tasse de thé à la main, demande combien ça coûte et où les enfants apprennent.

Dans le bus du retour, Julien, les yeux brillants, dit :

«Papa, je peux minscrire au club de robotique?Ils recrutent en novembre.»

«Bien sûr,» répondje sans hésiter. «On verra le budget, le planning.»

Claire lance un regard rapide.

«Tu es sûr?Il a déjà langlais, les devoirs»

«On sen sortira,» rassuretje. «Ce nest pas une surcharge, cest ce qui le passionne.»

Je suis étonné de la facilité avec laquelle jaccepte. Lan dernier, je me serais perdu dans les calculs de coût et de temps. Maintenant, cest une suite logique de notre nouveau rythme commun.

En hiver, cest lanniversaire de Claire. Dordinaire, on se contente dun gâteau, quelques invités. Cette fois, je prends un jour de congé vendredi et prépare quelque chose de spécial. Jai longtemps hésité entre un restaurant, un théâtre, une escapade à la campagne. Tout semblait trop artificiel.

Jai finalement choisi un petit concert intime dans la salle de la musique du conservatoire du quartier, un quatuor à cordes mêlant classique et jazz.

«Ne dis pas que cest ennuyeux,» prévienstje Julien en lui montrant laffiche.

«Je ne viendrai pas,» haussetil les épaules. «Cest la fête de maman.»

«Exactement,» rétorqueje. «Je veux quon soit ensemble.»

Le soir du concert, nous marchons sur un trottoir enneigé. Claire porte un manteau chaud acheté la semaine précédente, Julien écoute de la musique sur son téléphone, mais je porte une boîte de gâteau pour le dessert après le concert.

La salle est petite, les chaises en bois, lodeur de vernis. Quelques couples âgés, une jeune femme avec un bouquet, des mamans avec leurs enfants. Quand les musiciens commencent, je me sens envahi dune sérénité inattendue. Je ne regarde pas tant le spectacle que le profil de Claire, la façon dont elle plisse les yeux, couvre les paupières. Julien, dabord agité, se calme peu à peu.

Pendant lentracte, nous sortons dans le couloir. Claire se tourne vers moi.

«Merci,» ditelle. «Je ne savais même pas quon avait ça près de chez nous.»

«Moi non plus,» avouetje. «Je naurais jamais cherché.»

Elle sourit.

«Tu es un peu différent ces derniers temps,» ajoutetelle, «en mieux.»

Je hausse les épaules.

«On fait enfin des choses ensemble, pas par obligation.»

Julien intervient :

«Jaime bien quon sorte,» il commence, puis se bloque, «Je comprends mieux ce qui vous plaît.»

Je réalise alors que ma règle hebdomadaire nest plus un caprice personnel ; cest devenu un projet commun, partagé à trois.

De retour à la maison, on souffle les bougies du gâteau, on rit de mes coupes maladroites. Claire propose :

«Et si la prochaine fois, cest moi qui choisis?»

«Quel retournement,» ricane Julien.

«Pas de problème,» répondelle. «Je peux aussi organiser.»

Je ressens une chaleur douce, pas de fierté, pas de soulagement, mais une joie tranquille. Je ne porte plus tout le poids seul. Notre petit «marathon» est devenu une affaire familiale.

Le samedi suivant, Claire opte pour un atelier de pain au levain dans une cuisine partagée. Julien décline, prétextant un contrôle. Latelier sent la levure, la cannelle. Claire pétrit avec enthousiasme, le visage rosé.

«Jai toujours voulu apprendre,» avouetelle en essuyant son front.

Je capte son regard et comprends que ces mots sur le temps, que jentendais souvent comme une plainte, prennent aujourdhui un sens différent. Ce nest plus une lamentDepuis ce jour, je sais que le vrai bonheur se mesure aux moments partagés, même les plus simples.

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Ainsi, il lui a appris la patience…