22mai2025
Ce matin, Camille et moi étions assis à la petite table de la cuisine, face à face comme tant dautres fois. Le café refroidissait, et à côté du carnet, une page griffonnée où, au lieu de la liste habituelle des courses, figuraient des noms de villes.
Camille traça la première ligne dun trait ferme.
Nice, lutelle à voix haute. Bordeaux, Lille, les Calanques Tu plaisantes, les Calanques?
Je haussai les épaules, le regard perdu dans les immeubles gris que je voyais à travers la fenêtre.
Rêver ne coûte rien, mais cette année on laisse les Calanques de côté. Choisissons quelque chose de plus proche, un trajet directe en train, sans changement de voie.
Je gardais un ton calme, mais à lintérieur je ressentais la même excitation que lon a avant un examen important. Jusquici, nos vacances étaient toujours organisées par une agence: itinéraire tout prévu, transfert avec pancarte à laéroport, il ne restait quà mettre les valises dans le coffre et noublier pas le chargeur. Cette fois, cétait nous les chefs dorchestre.
Lidée germa lhiver, quand nos amis inondèrent le groupe WhatsApp de photos de leurs séjours à la Méditerranée: piscines identiques, transats pareils, sourires figés devant des tables à la française. Camille en avait assez des hôtels standard. Jai lancé, à contrecœur, la proposition: «Et si on organisait nousmêmes un séjour en France?»
Au départ, Camille était réticente. Elle craignait de se tromper de dates, darriver au mauvais arrêt, de se retrouver sans toit. Mais le souvenir dune nuit où lon nous avait attribué une chambre sans balcon, alors quon en avait payé une autre, lui donna le courage et une pointe de colère.
Très bien, déclaraelle. On le fait à notre façon.
Nous nous retrouvâmes alors avec un carnet et la carte de France ouverte sur lordinateur.
Train, répéta Camille. Alors sud ou vallée du Rhône? Tu es déjà allé à Lyon?
Juste de passage, en mission, répondisje. Je nai rien vu, on dit que cest une ville magnifique et pas trop loin.
Je lançai le site de la SNCF, et Camille se rapprocha, sentant la chaleur douce de lécran.
Regarde, dis-je. Un nocturne: on monte le soir, on arrive le matin. Romantique.
Romantique, cest seulement si le chauffage marche, ricana Camille, mais un sourire sesquissa.
Elle encercla «Lyon» dun cercle dans le carnet.
Parfait, ville choisie. Maintenant le logement. Tu sais que cest comme une petite chasse au trésor? lançaelle, entre peur et excitation.
Je hochai la tête.
On se partage les tâches: je regarde les trains, tu cherches les appartements, puis on compare.
Cétait le même ton que jemploie quand je répartis les missions au bureau. Camille grogna, amusée.
Chef, daccord. Mais je choisis un endroit avec une vraie cuisine, pas seulement des cafés.
Et je ne veux pas finir dans un soussol, rétorquaije. Cherche donc plus que la cuisine.
Nous nous installâmes dans deux pièces différentes, chacun avec son ordinateur. Après trente minutes, Camille avait déjà passé en revue des dizaines dappartements: canapés colorés, pots de ficus, tapis ternes, vieux revêtements. Elle notait non seulement le lit et la cuisine, mais aussi les étagères, les tasses, les magnets sur le frigoune vie en miniature.
De mon côté, je luttais avec les tarifs SNCF: le site chargeait, se bloquait, me renvoyait à la page daccueil. À chaque plantage, je marmonnai un juron à mivoix.
Camille, où en estu?
Je vis déjà dans trois appartements en même temps, réponditelle depuis la chambre, en riant. Et lun deux ressemble à un décor des années80.
Un rire partagé détendit la tension. Nous revînmes à la cuisine, chacun avec sa liste.
Camille ouvrit un onglet de photos: «Option1: centre, à deux pas du VieuxLyon, mais le lit est étroit. Option2: un peu plus loin, cuisine spacieuse. Option3: le propriétaire précise «pas de fêtes bruyantes».
Je montrai mon résultat: un train de nuit, comme prévu, mais le retour nétait disponible que dans deux ou cinq jours.
Cinq?dit immédiatement Camille. Je ne veux pas courir à travers la ville comme un fou.
Cest sûr,?requisitje. Cest presque une semaine.
On ne mérite pas une semaine?Nos enfants sont grands, ils se débrouilleront. Au travail on me laissera prendre deux jours de congé.
Le mot «semaine» prit tout son poids. Une semaine pour nous, loin du train habituel travailmaisoncourses.
Je cliquai sur «payer», le cœur battant un peu plus vite. Un doute fugace surgit: et si les dates étaient fausses? Mais le paiement passa, le courriel de confirmation arriva, et il ny avait plus de retour possible.
Ça a fonctionné?demanda Camille, jetant un œil par-dessus mon épaule.
Oui, on part,répondisje.
Le soir même, nous décidâmes de lappartement. Le modèle avec la grande cuisine lemporta. La propriétaire, une femme dune cinquantaine dannées, nous répondit rapidement et promit de nous accueillir à la porte.
Ce nest pas si terrible,conclut Camille en fermant son laptop.
Ce nest que le début,ajoutaije.
Le lendemain, armés dune carte de Lyon, je traçai le centre, le quai, la basilique, la place Bellecour.
Voilà le VieuxLyon, la Saône, la Grande Mosquée, indiquaelle. De notre logement à la Place Bellecour, vingt minutes à pied.
Vingt minutes, si tu ne photos chaque façade,remarquaje.
Je photographierai chaque deuxième,réponditelle, en plaisantant.
Nous dressâmes la liste des musées, des ruelles, des bons restaurants.
On parle dabord de nourriture,ditil.
Cest lâge,réponditelle. Avant, on pensait aux discothèques.
Mais au bout dun moment, Camille sentit la fatigue.
Et si on ne programmais pas chaque minute? Laissons quelques jours à limprévu,proposatelle.
Je fus surpris, le «planificateur» de la semaine qui planifie même le supermarché.
Oui, on peut laisser deux jours libres,acceptaije.
Nous rayonnâmes quelques points de la liste. Le souffle redevint plus léger.
Trois jours avant le départ, Camille découvrit une erreur: les dates de réservation étaient décalées dun jour.
Alex, viens,appelaitelle.
Je me penchai, les mains essuyées sur le torchon de cuisine.
Quoi?
Nous arrivons le soir du 5, mais lappartement nest disponible que le 6 au soir,montratelle lemail.
On va donc rester bloqués à la gare à midi,conclutje.
Le panique monta brièvement, les scénarios de couchage sur un banc de gare senchaînèrent dans nos têtes.
Ce nest pas la fin du monde,assuraije. Écrivons à la propriétaire, demandonslui sil est possible dentrer le matin.
Après plusieurs allerretour sur le clavier, elle répondit: les précédents locataires partent un jour plus tôt, nous pouvons donc entrer dès 8h.
Un soupir de soulagement, un sourire partagé.
Le jour du départ, nous atteignîmes la gare une heure avant le départ. Jinsistai pour que Camille parte plus tôt que nécessaire, de peur des embouteillages. Nous nous retrouvâmes assis sur un banc, observant les voyageurs.
Regarde, ce couple avec la valise géante, ils vont sûrement à la mer,chuchotatelle.
Et cet homme en sac à dos, en mission,ajoutaije.
Nous nous amusâmes à imaginer leurs histoires, comme nous le faisions autrefois dans notre jeunesse.
Le train arriva, chaud mais propre. Nos places étaient côte à côte, près du hublot. Camille rangea le sac sur le portebagages, je disposai la couverture et le magazine.
Cest parti,ditelle quand le train démarra.
Officiellement,acquiesçaije en regardant le quai séloigner.
Le trajet se déroula sans incident majeur. Nous buvions du thé dans des gobelets jetables, écoutions les conversations des voisins, tentions de dormir au rythme des roues.
À larrivée, la gare bourdonnait. La propriétaire nous attendait à lentrée principale, une femme chaleureuse qui nous indiqua rapidement le chemin. Lappartement était encore plus lumineux que sur les photos, avec une grande cuisine donnant sur une cour intérieure où des voitures bien rangées et quelques balançoires denfants complétaient le décor.
Je suis ravie,déclara Camille en observant la cuisinière, prête à faire des tartes.
On est venus pour nous reposer, pas pour cuisiner des tartes,rappelaje.
Pour moi, cuisiner est déjà du repos,réponditelle avec un clin dœil.
Le premier jour fut un doux chaos: nous nous perdions parfois, discutions des meilleurs chemins vers le quai, décidions finalement de marcher. Nous achetâmes des glaces, écoutâmes un musicien de rue, et je me surpris à apprécier ce rythme sans hâte.
Le troisième jour, nous voulions visiter un monastère à la campagne, mais le train fut annulé pour travaux.
Je savais que sans agence, on se tromperait,exprima Camille.
Ce nest pas lagence qui a annulé, cest le rail,corrigéje.
Je proposai alors de prendre un bateau sur le Rhône, un petit croisière improvisée.
Tu es sûr quon ne se perdra pas avec les billets?
Même si on se perd, ce sera notre petite aventure,répondisje.
Elle rit, accepta, et nous embarquâmes. Le bateau, modeste, glissait sur leau tandis que le vent jouait avec les cheveux de Camille. Cette liberté, loin dun agenda minute par minute, était exactement ce qui manquait à nos précédents voyages.
Le soir, de retour à lappartement, Camille admit quelle nattendait plus quon la guide: elle marchait maintenant dellemême.
Cest effrayant, mais passionnant,confessatelle.
Les jours suivants passèrent vite. Nous avions vu beaucoup de choses, mais pas tout. Certains lieux de notre liste restèrent inexploités. Le dernier soir, Camille ouvrit le carnet où tout avait commencé.
On nest même pas allé à la place du marché ni à la petite librairie,ditelle.
Alors on y reviendra,répondisje.
Ou on ira dans une autre ville,ajoutatelle. Il y a tant à découvrir.
Le train du retour était calme, nos valises rangées, le thé dans une tasse, les vestes bien pliées. En arrivant chez nous, tout semblait légèrement décalé, comme si nos murs avaient changé de perspective.
Revenons à la vie normale,disaisje en minstallant à la table.
Questce qui est normal,réponditelle en souriant.
Je compris alors que le «normal» nétait quune autre forme de «routine».
Leçon du jour: planifier, oui, mais laisser la place à limprévu rend chaque voyage plus vivant. En se lançant nousmêmes dans laventure, on découvre non seulement de nouvelles destinations, mais surtout la capacité de sadapter et de savourer chaque instant, même les détours.







