Cher journal,
Ce soir, Léa et moi étions assis à la table de la cuisine, face à face, comme tant de fois auparavant. Le thé refroidissait sur le plateau, à côté dun cahier ouvert aux lignes bancales. Au lieu de la liste des courses, les lignes étaient remplies de noms de villes.
Jai tracé la première ligne du doigt.
Nice, ai-je lu à haute voix. Bordeaux. Strasbourg. Le Lac dAnnecy Tu plaisantes avec le lac dAnnecy ?
Léa a haussé les épaules, le regard perdu derrière la fenêtre sur les immeubles gris.
Rêver ne fait pas de mal. Mais cette année, pas de lac dAnnecy. Choisissons quelque chose de plus proche, accessible en TGV sans changement.
Il parlait dune voix calme, mais une excitation nerveuse, comme avant un examen, traversait ses veines. Dhabitude, nous partions en circuit tout organisés par une agence de voyages : itinéraire prédéfini, transfert avec une pancarte à la sortie de laéroport. Il ne restait plus quà faire nos valises et à ne pas oublier le chargeur. Cette fois, nous devions tout imaginer nousmêmes.
Lidée nous est venue en hiver, quand des connaissances partageaient sans cesse dans le groupe WhatsApp des photos de leurs séjours en Espagne : mêmes piscines, mêmes transats, mêmes sourires devant les buffets à la française. Léa sest plainte de luniformité des hôtels. Jai plaisanté, mais lidée a germé. Une semaine plus tard, je lui ai timidement suggéré : « Et si on essayait de voyager nousmêmes, en France ? »
Au départ, Léa était réticente. Elle craignait de se tromper de dates, de se perdre, de finir sans logement dans une ville étrangère. Puis, elle sest rappelée le souvenir du séjour à Lyon lan passé, où on nous avait donné une chambre sans balcon alors quon nous avait promis le contraire, et le responsable avait haussé les épaules. Cette petite contrariété a réveillé une douce colère en elle.
Daccord, a-t-elle dit. On le fait nousmêmes.
Nous étions donc à nouveau avec le cahier et une carte de France ouverte sur lordinateur portable.
TGV, a répété Léa. Alors le Sud ou le CentreVal de Loire. Tu es déjà allé à Tours ?
Juste en passage pour le travail, ai-je répondu. Rien de spécial. On dit que la ville est charmante et pas trop loin.
Jai ouvert le site des horaires de la SNCF. Léa sest rapprochée, sentant la chaleur douce de lécran.
Regarde, ai-je dit. Un train de nuit. On monte le soir, on arrive le matin. Romantique, non ?
Romantique, cest quand le chauffage marche, a ronflé Léa, mais avec un sourire.
Elle a noté « Tours » et a encerclé le mot dun cercle.
Bien, le trajet est choisi. Maintenant le logement. Tu vois, cest un petit jeu de piste, a-t-elle ajouté, sentant la peur se mêler à lexcitation.
Divisons les tâches. Je cherche les trains, toi les appartements. On compare ensuite, ai-je proposé, avec le même ton que jemploie pour répartir le travail au bureau.
Commandant, a rétorqué Léa en riant. Mais je veux une cuisine décente. Pas que des cafés toute la semaine.
Et moi, je ne veux pas dormir au soussol, ai-je répliqué. Alors cherche plus quune cuisine.
Nous nous sommes séparés, chacun avec son ordinateur. Le mien était posé sur la table basse du salon, le sien dans la chambre, adossée à un coussin.
En trente minutes, Léa connaissait déjà des dizaines dappartements : certains affichaient des canapés colorés et des ficus sur les rebords de fenêtres, dautres des tapis ternes et des murs usés. Elle sattardait non seulement sur le lit et la cuisine, mais aussi sur les étagères de livres, les mugs sur les tables, les aimants sur le réfrigérateur un véritable microcosmos de vie.
De mon côté, je me débattais avec les tarifs des billets. Le site gelait, me renvoyait à la page daccueil, et je marmonnait des jurons à mivoix. À chaque plantage, jappelais :
Léa, où en estu ?
Je vis déjà dans trois appartements simultanément, a-t-elle répliqué depuis la chambre, et lun deux a clairement lâme dun décorateur des années 80.
Nous avons ri, la tension sest détendue, et nous nous sommes retrouvés à la cuisine, chacun avec sa liste.
Option un, centreville, à deux pas de la cathédrale. Le lit est un peu étroit. a montré Léa une série de photos. Option deux, un peu plus loin, cuisine spacieuse. Et une troisième où le propriétaire précise « pas de fête », ce qui nous convient.
Jai présenté mes résultats : le train de nuit était confirmé, mais le retour était limité. Soit dans deux jours, soit dans cinq.
Cinq jours, a immédiatement choisi Léa. Je ne veux pas courir partout comme une folle.
Tu es sûre ? ai-je demandé. Cest presque une semaine.
Elle a haussé les épaules.
On le mérite, non ? Les enfants sont grands, ils sen débrouilleront. Au travail je pourrai poser deux jours de congé.
Le mot « semaine » a soudain pris tout son poids. Une semaine à deux, hors des routines habituelles.
Alors je réserve les billets allerretour, ai-je dit, le cœur battant un peu plus vite.
Lorsque jai cliqué sur « payer », ma main a tremblé une fraction de seconde, craignant une erreur de dates. Le paiement est passé, le courriel de confirmation a atterri dans ma boîte. Plus de retour possible.
Tu as réussi ? a demandé Léa, jetant un œil par-dessus mon épaule.
Oui, on part, ai-je répondu.
Nous nous sommes regardés comme des enfants qui viennent daccomplir un acte interdit sans être découverts.
Le soir même, nous avons choisi lappartement : celui avec la grande cuisine a gagné. La propriétaire, une femme dune cinquantaine dannées au parler vif, nous a promis de nous accueillir à la porte.
Tu vois, a conclu Léa en refermant son portable, ce nest pas si effrayant.
Ce nest que le début, aije rétorqué. Il reste à planifier le parcours en ville, les lieux à voir
Demain, a haussé les épaules Léa. Aujourdhui je suis déjà saturée de tapis.
Le jour suivant, nous avons repris la table de la cuisine, cette fois avec une carte de Tours. Léa a encerclé le centre historique.
Voilà la cathédrale, la place du marché, la basilique SaintSernin. De notre appartement, vingt minutes à pied jusquà la cathédrale.
Vingt minutes, cest si tu ne photographies pas chaque façade, aije remarqué.
Je photographierai chaque deuxième, a-t-elle répliqué. Compromis.
Nous avons dressé une liste dactivités. Léa voulait les musées et les ruelles anciennes, moi je cherchais de bons bistrots et des brasseries.
Tu remarques, aije observé, que la première chose à laquelle on pense, cest la nourriture ?
Cest lâge, a plaisanté Léa. Avant on pensait aux discothèques.
La liste grandissait, puis Léa sest arrêtée, sentant la fatigue.
Écoute, a-t-elle proposé, on ne va pas tout détailler minute par minute. Laissons quelques jours « au feeling ».
Jai été surpris.
Cest toi qui le dis ? Toi qui planifie même le trajet jusquau supermarché ?
Au supermarché, oui, a-t-elle répondu. Mais je ne veux pas que notre voyage ressemble à une checklist. Je veux flâner.
Après un bref silence, jai acquiescé.
Daccord, quelques jours libres, on les note comme ça.
Nous avons rayé plusieurs points. La respiration est devenue plus légère.
À trois jours du départ, une première vraie erreur sest manifestée. Léa a revérifié la réservation de lappartement et a découvert que les dates ne correspondaient pas : lentrée était prévue le soir du six, alors que notre train arrivait tôt le six.
On est bloqués une demijournée, a conclu Léa.
On va devoir dormir à la gare, aije pensé, le cœur serré.
Ce nest pas la fin du monde, aije tenté de la rassurer. On écrira à la propriétaire, on demandera une arrivée le matin.
Nous avons rédigé un message très poli, ajoutant même un petit émoticône, malgré ma réticence habituelle. Au bout de trente minutes, la réponse est arrivée : les précédents locataires partaient la veille, donc nous pouvons nous installer dès le matin. Elle a simplement demandé de les prévenir de lheure darrivée.
Le soulagement a inondé la cuisine. Léa a posé sa tête contre mon épaule.
Jimaginais déjà les bancs de la gare, a-t-elle murmuré.
Ce serait une expérience intéressante, mais on sen passe, aije plaisanté.
Le jour du départ, nous sommes arrivés à la gare une heure avant le départ. Jai insisté pour partir plus tôt, de peur de la circulation. Nous nous sommes retrouvés assis sur un banc du hall dattente, observant les voyageurs.
Regarde, a soufflé Léa, ce couple avec une valise géante. Ils partent sûrement à la mer.
Et cet homme avec son sac à dos, cest sûrement un déplacement professionnel, aije ajouté.
Nous inventons des histoires aux inconnus, comme nous le faisions autrefois dans notre jeunesse. Ce petit jeu a ravivé une sensation légère, presque oubliée.
Le train était chaud mais propre, les places côté fenêtre. Jai rangé la valise sur le compartiment supérieur, Léa a déployé une couverture et un magazine.
Cest officiel, on part, a déclaré Léa quand le train a commencé à bouger.
Officiellement, aije acquiescé, en regardant les quais défiler.
Le trajet sest déroulé sans incident majeur. Nous avons bu du thé dans des tasses en porcelaine, écouté les conversations des voisins, essayé de dormir au rythme régulier des roues. Le matin, alors que le train approchait de Tours, lexcitation est revenue. Nous allions descendre dans une ville inconnue, sans agence, sans guide.
À la gare, le chaos régnait : des gens pressés, des familles qui retrouvaient leurs proches, des fleuristes avec des bouquets. La propriétaire nous attendait à lentrée principale, une femme chaleureuse dune cinquantaine dannées, qui nous a indiqué la boutique du coin, larrêt de bus et les voisins.
Lappartement était encore plus charmant que sur les photos : lumineux, avec une grande cuisine donnant sur une cour où stationnaient des voitures bien rangées et quelques balançoires pour enfants.
Jadore la cuisinière, sest exclamée Léa, en voyant les plaques.
On nest pas venus pour faire des pâtisseries, aije rappelé.
Pour moi, cuisiner, cest déjà du repos, a-t-elle rétorqué.
Nous avons installé nos affaires, bu un thé et sommes sortis flâner. Le premier jour fut un joyeux désordre : plusieurs fois nous nous sommes trompés de rue, débattu du meilleur itinéraire vers la Loire. Léa voulait marcher, moi je prônais le bus. Finalement, nous avons combiné les deux, nous sommes arrêtés sur un petit banc, acheté des glaces et écouté un musicien de rue. Le rythme lent du quotidien ma surpris agréablement.
Le troisième jour, un autre contretemps : nous voulions prendre le train pour le monastère de SaintCyr, mais il était annulé pour travaux.
Je savais que sans agence, on finirait par tout gâcher, a lancé Léa, contrariée.
Ce nest pas lagence qui aurait changé ça, aije répondu. Cest le train.
Jai alors proposé un plan B : un petit bateau sur la Vienne, une croisière improvisée. Léa, dabord hésitante, a fini par rire.
Tu es sûr quon ne se perdra pas avec les billets ? a-t-elle demandé.
Même si on se perd, ce sera notre petite aventure, aije souri.
Nous avons acheté les billets, embarqué, et laissé le bateau nous glisser le long de la rivière, le vent fouettant les cheveux de Léa. Ce moment, sans itinéraire strict, était exactement ce qui manquait à nos voyages précédents, trop planifiés.
De retour à lappartement, nous avons parlé de la journée.
Aujourdhui jai réalisé que je nattends plus quon me guide, a confié Léa. Je trace mon chemin.
Et toi, quen pensestu ? aije demandé.
Cest effrayant, mais excitant, a-t-elle admis.
Les derniers jours sont passés en un éclair. Certaines destinations de notre liste sont restées à faire, mais cela nous a laissé une excuse pour revenir. Le soir avant de repartir, Léa a ouvert le cahier où nous avions noté les premiers noms de villes.
On na même pas atteint Bordeaux, at-elle remarqué. Et Lille.
Alors on reviendra, aije suggéré. Chaque retour est une nouvelle aventure.
Nous avons rangé nos valises, le train du retour était calme, et les rues familières de Paris nous attendaient. De retour dans notre appartement, tout semblait légèrement décalé, comme vu sous un autre angle. Léa a mis la bouilloire à chauffer, jai rangé les affaires.
On revient à la routine, aije dit en masseyant à la table.
La routine était-elle anormale ? a répliqué Léa avec un sourire.
Jai réfléchi et jai compris que nous pouvions recommencer chaque année, choisir nousmêmes les villes, les trajets, les hébergements, accepter les erreurs et les annulations, mais toujours rester maîtres de notre itinéraire.
Alors, chaque année, nous planifierons notre petite escapade, sans agence, sans contraintes, avec un peu de chaos, beaucoup de liberté et surtout, beaucoup de nous.
Leçon du jour: les projets improvisés, même sils comportent des erreurs, offrent les plus belles découvertes quand on apprend à les accepter et à les transformer en souvenirs.







