Antoinette Dubois, ma bellemère, exigeait un double des clefs de notre appartement, mais jai trouvé un moyen de la refuser.
Et si un incendie éclatait? Et si vous coupez vos téléphones et vous enfuyez en Turquie, et que votre conduite éclate? Nous inonderions tout limmeuble jusquau rezdechausée! Vous avez pensé à ça, égoïste? Antoinette, dun geste théâtral, pressa sa main ronde contre son cœur, où sous la blouse synthétique battait son anxieuse mère.
Amélie, debout près du plan de travail, tranchait méthodiquement des concombres pour une salade. Le couteau claquait sur la planche avec le rythme dun métronome: toctoctoc. Ce bruit la tenait à distance des cris. Elle savait quun haussement de voix la transformerait instantanément en hystérique qui manquerait de respect à la mère de son mari.
Antoinette, nous avons des détecteurs de fuite. Si la conduite éclate, le système coupe leau tout seul, automatiquement, et un message arrive sur le portable, même en Turquie répondit calmement Amélie, sans quitter ses concombres des yeux. Et il y a lalarme incendie.
Des détecteurs! siffla la bellemère, comme si Amélie venait de proposer du thym pour la toux. Vos gadgets, cest du vent! Ils tombent en panne, les piles meurent. Un être humain avec une clef, cest la vraie sécurité. Je pourrais aller arroser les fleurs, épousseter la poussière, nourrir le chat!
Nous navons pas de chat, intervint Paul, qui jusqualors se faisait passer pour une serviette, les yeux rivés sur son téléphone, assis à la table de la cuisine.
Alors adoptezenun! répliqua immédiatement la mère. Les enfants demanderont un chat. Et vous, vous vous fermez derrière vos détecteurs? Paul, dislelui! Cest anormal de refuser les clefs à sa propre mère. Vous pensez que je suis une voleuse? Ou une étrangère? Je tai inscrit dans cet appartement quand tu étais petit, avant que nous le changions de propriétaire!
Maman, vraiment, pourquoi ces clefs? dégaina Paul enfin du téléphone, le regard coupable. Nous habitons à lautre bout de la ville. Un allerretour dune heure avec des correspondances. Si un problème survient, tu arriveras plus vite que les pompiers.
Ce nest pas une question de rapidité, mais de confiance! sassit lourdement Antoinette sur la chaise qui grinça plaintivement. Ma voisine Lucie, ma bellefille en or, a apporté ses clefs et a dit: «Maman, viens quand tu veux, même pour passer la nuit.» Et moi? Je dois brouter le seuil, sonner, demander si la maîtresse de maison est chez elle?
Amélie posa le couteau, essuya ses mains. La discussion tournait à la dixième boucle de la soirée. Elles navaient emménagé dans le nouveau logement quun mois auparavant, après de longs travaux où chaque centime était compté. Amélie rêvait de cet espace depuis cinq ans: des tasses placées à sa guise, pas comme lhabituait la mère ou la bellemaman. Un lieu où personne ne suspendrait les serviettes et ne vérifierait la cuisinière à la loupe.
Antoinette, personne ne vous retient à la porte. Nous serions toujours ravies de vous voir quand vous prévenez. Mais les clefs, cest intime. Ce sont les limites de notre famille.
Des limites! sécria la bellemère. Des mots dinternet! La famille, cest le partage! Je veux venir, préparer la soupe pendant que vous travaillez. Vous ouvrez, la maison sent le pot-aufeu, les petits pains. Pas de problème?
Amélie imagina la scène. Elle rentre après une dure journée, rêve de silence et dun verre de vin, tandis que la maison grouille de chou cuit, la télévision crie, et Antoinette sécrie: «Ah, ma puce, il y a une souris dans le frigo! Pourquoi le linge nestil pas repassé?»
Merci, mais nous cuisinons nousmêmes, déclara Amélie avec fermeté. Et nous faisons le ménage. Nous navons pas besoin daide.
Quelle fierté, serra Antoinette les lèvres. Regarde, Paul. Ta femme te repousse de la maison, dabord les clefs, puis le pas du seuil, puis les petitsenfants. Je connais ce genre de gens. Des petites souris.
Elle se leva, ajusta son cardigan et se dirigea vers lentrée.
Jy vais. Si vous ne me faites pas confiance, nattendez pas que ça arrive! Mais souvenezvous: si quelque chose se passe, ne courez pas vers moi. Gérez vos détecteurs.
Paul, tout en la voyant partir, marmonna «ne te fâche pas», «on y réfléchira». La porte claqua. Amélie poussa un soupir et appuya son front contre le verre froid du placard de la cuisine.
Tu es trop dure avec elle, lui lança Paul en revenant. Elle veut bien, cest lhabitude des vieilles générations, la colle du terroir. La clef sous le paillasson, la porte grande ouverte.
Paul, je ne veux pas vivre à la campagne. Je veux mon appartement. Tu te souviens quand on était en location et que ta mère venait «loger»? Elle a tout déplacé dans la salle de bain parce que cétait «plus pratique». Elle a jeté mon jean préféré, le jugeant trop usé
Oui, le jean, cétait gênant, ricana Paul. Elle voulait le recoudre, puis a préféré le jeter. Mais les clefs? Peutêtre un jeu de double? Un seul jeu de clefs à garder, juste au cas où. Elle se calmerait et ne reviendrait plus chaque jour, trop paresseuse.
Amélie le regarda. Paul était gentil, attentionné, mais il ne savait jamais dire non à sa mère. Il croyait sincèrement que donner un petit doigt à Antoinette éviterait quelle ne le morde jusquau coude.
Non, Paul. Si on lui donne les clefs, elle les prendra comme une invitation. Aujourdhui elle viendra vérifier les fleurs, demain elle décidera de laver les fenêtres parce quelles sont «sales», et aprèsdemain je la trouverai endormie dans notre chambre, parce quelle est «fatiguée du voyage». Les clefs restent à nous.
Paul soupira, mais ne protesta pas. Il savait que la décision dAmélie était ferme.
Pourtant Antoinette était tenace. Chaque appel débutait ou se terminait par le sujet des clefs.
Salut, mon fils. Comment ça va? Ma tante Valérie a perdu ses clefs, heureusement que maman en a des de rechange! Vous risquez encore
Amélie, bonjour. Jai fait de la confiture de framboises, je voulais vous la déposer, mais vous nêtes jamais là. Si javais vos clefs, je la mettrais au frigo et partirais. Au lieu de ça, je traîne les bocaux, jattends devant lentrée
Une cousine de Paul, Stéphanie, lappela, lair reprochant:
Amélie, pourquoi insulter la tante? Elle pleure, elle dit que vous ne lui faites pas confiance. Ce nest quun bout de métal. Donnezlelui, quelle se sente heureuse. Tu as pitié?
Amélie navait que pitié de ses nerfs. Elle savait quune fois les clefs dans les mains dAntoinette, son espace personnel disparaîtrait. Antoinette venait dune lignée qui ne comprenait pas le mot «intime». Pour elle, entrer dans la chambre sans frapper, fouiller les placards était une forme de tendresse. «Et sil y avait des mites?»
Deux semaines plus tard, Amélie rentra du travail plus tôt, la tête en feu à cause dune migraine. Elle rêvait de silence et dune chambre obscure. En ouvrant la porte, elle sarrêta net.
Des chaussures étrangères gisaient dans lentrée. De la cuisine émanait le cliquetis de la vaisselle et lodeur de poisson frit, si forte quelle en fut nausée.
Amélie savança vers la cuisinière. Là, Antoinette se tenait, retournant un morceau de merlu.
Oh, ma puce! Jai pensé te faire une surprise! sexclama la bellemaman, brandissant le poisson. Paul ma appelé ce matin, il serait en retard, alors je me suis dit: je viens, je nourris les enfants. Il a ouvert la porte pendant quil partait au travail, et moi je suis restée.
Paul vous a ouvert? demanda doucement Amélie.
Oui. Je suis arrivée à huit heures, je lai attendu devant limmeuble. Jai dit: «Mon fils, laisse maman entrer, je laverai le sol, je nettoierai les fenêtres poussiéreuses.» Il a laissé passer, puis il est parti.
Amélie parcourut la cuisine. Son espace impeccablement rangé était now recouvert de graisse. Des assiettes sales sempilaient. Mais le pire était dans le coin: un sac doù dépassait son sousvêtement.
Cest quoi? pointa Amélie du doigt, tremblante.
Ah, ça balaya Antoinette dun geste. Jai lancé la lessive. Jai vu vos sousvêtements dans le panier. Ce sont tes petites culottes en dentelle, Pola, cest du scandale. Jai voulu les jeter, mais je les ai gardées pour te montrer. Tu ne devrais pas porter ça, tu vas tomber malade. Jai acheté du coton, je les ai rangées dans le tiroir.
Amélie sentit le noir envahir ses yeux. La bellemère fouillait son linge intime, son tiroir, ses sousvêtements. Elle cria :
Sortez! souffla Amélie.
Quoi? sétonna Antoinette, baissant le feu.
Sortez! hurla Amélie, au point que le poisson sembla sauter de la poêle. Tout de suite! Fuyez de chez moi!
Mais pourquoi vous avez mangé les blancs? répliqua la bellemaman, confuse. Je prépare, je nettoie
Je ne vous ai jamais demandé ça! Cest ma maison! Mon linge! Ma vie! Dégagez!
Le clash fut monumental. Antoinette sortit en claquant la porte, maudissant la bruinenièce. Le poisson brûla. Amélie pleura deux heures, assise sur le carrelage de la salle de bain.
Le soir, elle eut une conversation lourde avec Paul.
Tu réalises quelle a franchi toutes les limites? demanda Amélie, les yeux rouges. Elle a fouillé dans mes affaires! Paul, elle a fouillé notre placard!
Je ne savais pas quelle entrerait dans le placard, se défendit Paul, les mains sur la tête. Elle a dit quelle attendait juste leau, je pensais quelle aiderait Pardon, je suis idiot.
Tu nes pas idiot, tu ne sais tout simplement pas dire non. Mais maintenant tout change. Elle veut les clefs? Daccord. Elle les aura.
Tu es sérieuse? sétonna Paul. Après tout ça, tu veux vraiment les lui donner?
Oui. Mais à mes conditions.
Amélie élabora un plan. Rusé, sournois, peutêtre un peu cruel, mais la seule façon décarter Antoinette une bonne fois pour toutes sans briser la famille.
Le lendemain, elle appela une société de sécurité. Elle demanda linstallation du système dalarme le plus sophistiqué, le plus paranoïaque pour un appartement privé.
Le technicien arriva deux jours plus tard.
Il faut que le système soit le plus bruyant possible, expliqua Amélie. Et que la désactivation nécessite disons, un effort intellectuel précis.
Le vieux monsieur, au regard rusé, acquiesça.
On fera une console à double authentification. Code, plus confirmation par SMS, plus délai. Si vous ne validez pas dans trente secondes, la sirène hurle comme un raid aérien, et les forces dintervention se précipitent. Nos équipes sont sévères, pas de blagues.
Parfait, sourit Amélie. Et donnezmoi un manuel ultracompliqué.
Une semaine plus tard, tout était installé: panneaux rouges clignotants, détecteurs dans chaque pièce, caméras. Le samedi, Amélie et Paul invitèrent Antoinette pour le thé. Elle arriva, encore vexée par le «jour du poisson», mais curieuse.
Antoinette, nous avons réfléchi, vous avez raison, la sécurité avant tout. Vous avez besoin daccéder à lappartement, annonça Amélie en versant le thé.
Le visage dAntoinette sillumina comme un soleil de mai. Elle regarda son fils avec fierté.
Voilà! Jai toujours su que la fille intelligente comprend la mère. Ça aurait dû arriver il y a longtemps.
Amélie sortit une boîte élégante contenant un jeu de clefs tout neufs. Antoinette tendit la main, mais Amélie ne la pressa pas.
Il y a une condition, poursuivit Amélie doucement. Nous avons installé un système de garde nationale. Limmeuble est désormais surveillé 24h/24 par la Gendarmerie.
Une garde? sinquiéta Antoinette. Cest comme une banque?
Mieux. Cest comme le bunker du président. Pour entrer, il ne suffit pas de tourner la clef, il faut désactiver le système correctement.
Amélie lui montra une feuille A4, laminée, couverte de caractères minuscules.
Voici les instructions. Vous vous approchez, insérez la clef, tournez deux fois. Dès la porte ouverte, vous avez exactement trente secondes. Trois minutes, non, trente secondes, cest le compte à rebours.
Et après? demanda Antoinette, perplexe.
Vous entrez, mais vous ne devez pas vous précipiter. Vous allez tout droit vers le panneau à gauche du couloir, vous saisissez le code. Douze chiffres, pour que les voleurs ne le devinent pas. 74928831#00*. Noubliez pas le dièse à la fin!
Douze? gémit Antoinette. Je nai même pas le code de ma carte bancaire!
Je lai noté ici, dit Amélie, en tendant le papier. Mais ce nest pas tout. Après le code, le système demande confirmation: appuyez sur le bouton B, maintenez trois secondes jusquà ce que le voyant jaune sallume. Si le rouge sallume, cest raté, recommencez. Le temps passe!
Antoinette pâlit.
Et si je ny arrive pas?
Si vous dépassez le délai ou échouez trois fois, la sirène se déclenche, 120dB, les oreilles se bouchent, la porte se verrouille. Dans cinq à sept minutes, une équipe dintervention arrive, armée, en armure. Ils ne connaissent pas votre visage, ils pensent à un cambriolage. Ils vous menottent, vous transportent au poste. Lamende pour fausse alerte: 70euros, plus le coût de louverture.
Paul essayait de ne pas rire. Il savait que le récit était exagéré, mais le ton était intimidant.
Pas plus simple? demanda AntoinDans le silence qui suivit, Amélie ferma les yeux, sourit à la porte qui restait close, et se réveilla enfin, libérée du poids des clefs imaginaires.







