Loin de ma femme

Je me rappelle encore, comme si cela sétait passé il y a des lustres, le jour où Christophe Lefèvre rentra chez lui à bord de la voiture de fonction. On le déposa juste devant la porte du petit mas qui se dresse à la lisière des vignobles du Médoc, et, las de la route, il descendit sans se presser, prit son cartable, laissa le chauffeur et, en expirant profondément, déclara : «La cérémonie de laccueil commence.»

Catherine, vêtue dune robe longue et colorée qui rappelait les teintes chaudes du mois de juillet qui séteignait, apparut comme sortie dun tableau. Elle aimait choisir ses vêtements en fonction du mois, et aujourdhui la robe épousait parfaitement les fleurs de lété. En lissant ses cheveux qui glissaient en cascade soyeuse sur ses épaules, elle accéléra le pas et, avec un sourire bienveillant, se tourna vers son mari.

«Christophe, on lattendait tant, tant Tu sais, jai trouvé un architecte paysagiste exceptionnel, Pierre Morel, et tout le monde fait la queue pour le voir, mais jai négocié une place pour nous» sexclama-t-elle.

Il aurait pu immédiatement demander «Combien?», mais il se souvint de la coutume de la cérémonie daccueil : il fallait dabord embrasser son épouse. Il lembrassa alors, prit la taille fine de Catherine dans ses bras et lança, «Tu es plus charmante que jamais, et, entre nous, tu mas manqué.»

«Christophe, moi aussi,» répondit-elle en se pressant contre lui, oubliant un instant le projet de jardin.

«Nathalie est chez nous ?», demanda le maître de maison.

«Chez la voisine, juste à côté, tu connais les Dufour la fille»

«Alors nous sommes seuls» pensa-t-il, réellement impatient de se délasser. Il se précipita sous la douche, puis entraîna Catherine dans la chambre.

«Et puis jai découvert une petite boutique du Marais, jai déjà acheté un habit qui te plaira cest absolument renversant,» dit-elle.

«Et si tu nen portais pas ?» répliqua-t-il, la tirant vers lui. «Tu peux même rester sans rien, tu me plais déjà ainsi.»

***

«Christophe, je me suis tant appliquée, et tu ne veux même pas jeter un œil à mon nouveau vestiaire»

«Je le verrai plus tard,» répondit-il en shabillant, «jespère que nous aurons assez à manger et quon ne devra pas aller au restaurant.»

«Bien sûr, nous tattendions, Madame Dupont a tout préparé.»

«Ah, cette Madame Dupont, la bonne gouvernante,» marmonna-t-il.

«Et moi alors ? Nestce pas grâce à moi que nous avons de beaux meubles, que notre demeure dépasse même celle des Dufour ?»

«Nos anciens meubles nont même pas eu le temps de se faner,» fit remarquer Christophe.

«Et les rideaux? Regarde comme ils se marient»

«Catherine, japprécie tout cela, et, croismoi, je ne refuse jamais de financer tes caprices,» voulut-il dire, mais se tut pour ne pas loffenser.

«Oh, je dois aller au salon!» sécria-t-elle, alarmée, le visage pâle.

«Quel rush?»

«Tu ne comprends pas, cest le supersalon où je me suis inscrite il y a un mois, je ne peux pas être en retard. Ne tinquiète pas, Nathalie arrivera bientôt même si elle a demandé quon laccompagne.»

«Accompagner où ?»

«Au salon, bien sûr.»

«Nestce pas trop tôt pour elle ?»

«Quelle shabitue à la beauté, quelle apprenne à prendre soin delle»

«Quelle grandisse, que les garçons la courtisent,» grogna Christophe.

«Exact, il faut que ce soit du «hautvol».» rétorqua Catherine, ses cheveux blonds claquant au rythme de son geste.

Le déjeuner fut pris seul par Christophe. Peu de temps après, Nathalie fit son entrée, suspendue à son père comme une petite fille.

«Papa!», criat-elle, et la cérémonie de laccueil reprit. «Où est maman?»

«Elle ta dit de ne pas venir au salon?»

«Ah, elle est partie! Javais demandé quon memmène, jai besoin dune manucure.»

«Nathalie, tes ongles sont parfaits,» complimenta le père.

«Papa, tu plaisantes? Ce nest plus à la mode»

«Je parie que le vernis a été appliqué il y a trois jours, mais aujourdhui une nouvelle tendance a envahi ta jolie petite tête et tu veux tout changer»

«Papa, vraiment?»

«Nathalie, je lisais un livre»

«Quand astu le temps? Tu travailles tellement»

«Sur la route, entre deux pauses Dailleurs, tu lis aussi quelque chose?»

«Oui, chaque jour, des trucs différents.»

«Je vois, les nouveautés mode, maquillage, toutes ces babioles»

«Papa, je suis encore une petite fille»

«Petite fille, petite fille Viens ici,» lembrassa sur le sommet de la tête, «je taime quand même.»

Le soir, Catherine revint, toute rénovée, tourbillonnant sur place, fière de montrer son nouveau look à son mari.

«Alors, quen pensestu?» demandat-elle.

Christophe, cherchant où était le changement, répondit prudemment : «Éblouissant! Tu es ravissante.»

À la nuit tombée, il était déjà épuisé, bien quil ne fût resté quune journée à la maison.

«Catherine, jai oublié de te dire, la tante Marion Valérie ma appelé, elle sinquiétait pour moi»

«Ah, la tante je dois lui rendre visite, je lappellerai demain.»

«Tu vas y aller?»

«Pourquoi «y aller» ? Nous y allons tous ensemble.»

«Tu plaisantes? Que faire dans ce petit village?»

«Ce nest pas un village, cest un centredécouvert, à quatre heures de route.»

«Je ne vois pas la différence.»

«Cest dommage,» murmura Christophe, à moitié endormi, «il faudra que jy aille seul.»

Christophe naimait pas voyager pour rendre visite, mais il ne restait jamais trop longtemps chez lui, toujours en déplacement. Pourtant, il ne pouvait pas refuser la tante Marion, qui, à soixantedix ans, était dune douceur rare, toujours prête à sourire et à discuter sans aucune formalité. Elle nexigeait aucune cérémonie daccueil.

«Tonton Christophe, enfin arrivé?», lançat-elle en lui faisant la bise, ses cheveux plus courts que les siens.

«Tante Marion, pardonnemoi de ne pas être venu plus tôt, tu sais comment sont les voyages.»

«Tu tassois, je vais te nourrir.»

Christophe se sentit comme un enfant à nouveau, rappelant les repas de sa mère, mais cette fois cest la tante qui le régalait, tout préparé à la main. La table se remplissait de plats simples mais savoureux.

«Christophe, je ne sais pas cuisiner comme chez vous, vous mangez sûrement au restaurant»

«Catherine et Nathalie adorent les restaurants, mais moi je préfère le foyer. Je naime pas flâner à regarder les mets, je préfère les préparer moimême. Dailleurs, jai apporté quelques spécialités de mon voyage.»

«Mais pourquoi? Jai tout ce quil faut ici.»

«Tu es le genre de personne à qui on peut faire plaisir.»

La tante sassit, appuya le menton du coude et contempla son neveu adulte, fier de son parcours, de sa carrière, de son sens des responsabilités.

«Christophe, je te regarde, toujours en vadrouille, comment peuxtu rester longtemps au même endroit?»

«Je tourne surtout en Sibérie.»

«Il doit faire froid làbas.»

Il rit. «Ici il fait chaud.»

«Alors chez toi, tu vas et tu reviens comme un éclair.»

Après avoir bien mangé, Christophe prit la main de la tante, inclina la tête et embrassa sa petite main potelée. «Merci, tante Marion.»

Il lappelait ainsi, tendrement, comme nul autre le faisait.

«Un verre de jus de cassis, tu en veux?»

«Bien sûr, ton jus, cest comme de leau vive, il chasse toute fatigue.»

«Je crains pourtant», soupira Marion, «tu es un homme de famille, mais tu es rarement à la maison»

Christophe dégustait le jus rouge, le goût du jardin. «Pourquoi dire «difficile»? Au contraire, cest plus léger. Plus je suis loin de ma femme, plus je me sens libre.»

La tante frissonna. «Questce que tu racontes, Christophe? Pourquoi si loin?»

Il la rassura rapidement. «Ne tinquiète pas, ce jus nest rien que jai jamais goûté.»

«Cest parce que cest de la confiture de mes cassis du potager Alors, pourquoi si loin?»

«Si je restais près, je laurais déjà étranglé.»

«Qui?», sécria Marion, ne comprenant pas sil parlait sérieusement.

«Du matin au soir, et même la nuit, on parle de salons, de boutiques, de couleurs, de coiffeurs, de quel maîtredoitêtre» lançat-il. «Cest trop, alors la distance me convient. Jarrive, je reste, je donne largent, je repars. Voilà mon credo.»

«Et Nathalie?»

«Une copie conforme de Catherine. Même goût, même intérêts. Il y a trois ans, je lui ai offert une bibliothèque, jai choisi les livres, évalué les critiques aujourdhui ils restent intacts, jamais lus. Je préfère le papier, mais le numérique est pratique sur la route. Jai tenté dintéresser Catherine et Nathalie, en vain. Elles passent des heures sur leurs téléphones à chercher le prochain maîtredemanucure et à papoter.»

«Christophe, je ne savais pas», sétonna la tante, «je suis toujours pour la famille, mais dans ce cas»

«Non, non, rien ne changera. Jai choisi ma femme, je lai voulue belle, je lai eue. Jaime tout ce qui tourne autour de son intérieur, de ses salons, mais je laime.»

«Et Nathalie?»

«Elle sera aussi belle que sa mère, saura se mettre en avant, épousera un homme aussi ambitieux que moi, et sera «au sommet».»

«Tu repars bientôt?»

«Cette fois seulement un mois, et deux semaines au plus. Mais jaurai le temps de me reposer.»

«Tu travailles, pourtant.»

«Mon travail est mon repos, chère tante Marion.»

Le soir venu, Christophe se prépara à repartir. Il enlâcha la tante, déposa discrètement quelques euros sur le coin de la table, y glissa un pot de confiture de cassis, embrassa la main de la tante et séloigna.

Marion Valérie était la seule à qui il confiait que les voyages daffaires le réjouissaient et que la vie, telle quelle était, lui convenait. Tout comme sa femme Catherine. Et il était convaincu que, parfois, le cœur séloigne pour mieux revenir.

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Loin de ma femme
Oh là là, mon fils est enfin arrivé — s’est réjouie Évodie.