Le jour de mon 55ᵉ anniversaire, mon mari, Marc Dupont, a glissé une grande valise dans le hall. Il na dit quune phrase, comme un souffle lointain: «Je veux encore vivre quelque chose».
Je me suis réveillée avant laube, le parfum du café noir fraîchement filtré et le parfum sucré dun gâteau aux abricots que javais préparé la veille flottaient dans la cuisine, prête à célébrer ce jour avec Marc. Je mattendais à un repas intime, à un appel de mes enfants, à la douceur dune soirée paisible. En entrant dans le salon, je lai vu, suspendu à la fermeture du zip, les yeux fixes sur la porte.
Questce que tu fais? aije demandé, encore en pyjama, la tasse encore chaude dans la main.
Il ma regardée dun regard étrangement calme.
Je pars. Je veux encore vivre quelque chose. Il a parlé comme sil évoquait une promenade au bord de la Seine, pas comme sil quittait ma vie dun coup.
Je me suis assise, incertaine, sans savoir si javais posé ma tasse sur la table ou si elle avait renversé son contenu sur le tapis. Une phrase résonnait dans mes oreilles comme un carillon brisé: «Encore vivre quelque chose». Tous nos années, nos voyages, nos enfants, nos rénovations, nos fêtes semblaient nêtre que de simples arrêts sur son chemin vers «quelque chose de vrai».
Je lai observé placer la dernière chemise dans la valise. Il a déclaré que ce jour était choisi pour «mettre le point final», un geste symbolique, a-t-il dit.
«Nouvelle année pour toi, nouvelle année pour moi», a-t-il lancé, et jai senti quelque chose se fissurer en moi. Au lieu de bougies sur le gâteau, cest une lame qui a transpercé mon dos.
Quand il est sorti, le silence a envahi lappartement, plus lourd que dhabitude. Lhorloge de la cuisine battait le temps comme un tambour, chaque minute sétirant à linfini. Ma fille Clémence a appelé pour me souhaiter, et je nai pu que répondre que son père devait partir, sans pouvoir dire quil était vraiment parti.
Les jours suivants, je me suis déplacée comme un spectre dans les pièces, attendant son retour, son rire, son excuse, mais il restait muet. Sur les réseaux, jai vu ses nouvelles photos: sommets alpins, vélo, sourire éclatant à la caméra, comme un homme fraîchement libéré. Moi, je me sentais déracinée, comme si le sol sétait évaporé sous mes pieds.
Au début, jai comblé le vide machinalement: travail, courses, télévision. Jévitais les amies, craignant leurs questions. Même se promener dans le quartier de la ButteauxCailles semblait exposer mon «cœur brisé par le mari qui la laissé». Ses mots sur «quelque chose à vivre» résonnaient, comme si notre mariage était trop prévisible, trop ennuyeux pour mériter une fin.
Puis, après quelques semaines, quelque chose a changé. La colère, linstinct de survie, ont allumé une étincelle. Jai compris que si lui cherchait son «encore quelque chose», je pouvais aussi le faire, non pas dans de nouvelles romances ou des voyages lointains, mais dans les projets que javais repoussés faute de temps ou de confiance.
Je me suis inscrite à un cours de peinture à Montmartre. Jaimais déjà esquisser, mais je ny avais jamais donné de sérieux. Les premières séances étaient comme louverture dune fenêtre dans une chambre étouffée: des inconnus, des tubes de couleur, lodeur du café pendant la pause. Jai senti que je pouvais encore créer, que je pouvais mémerveiller. Jai commencé à arpenter les ruelles de Paris, à découvrir des coins que je navais jamais osés fouiller.
Un jour, par hasard, jai croisé Marc sur le Marché des EnfantsRouges. Un calme inattendu ma envahie. Je nai pas crié, ni reproché, ni demandé «pourquoi». Il portait la même veste quil avait enfilée le jour de mon anniversaire, mais il semblait plus petit, moins assuré. Il ma demandé comment jallais. Jai répondu que jallais bien, et cétait vrai.
En rentrant, jai réalisé que, paradoxalement, il mavait offert le plus brutal des cadeaux: il a brisé lillusion dune vie immuable, et ma donné limpulsion de sortir du moule où je métais enfermée.
Aujourdhui, quand je contemple les toiles du cours ou que je discute avec de nouveaux amis, je sais que mon «encore quelque chose à vivre» a commencé le jour même de mon 55ᵉ anniversaire. Je ne lavais ni planifié, ni désiré, mais il sest imposé. Maintenant, cest moi qui décide ce que je veux encore vivre, sans attendre que quelquun prépare une valise.







