Mon frère a introduit une nouvelle femme dans la maison et la déclarée maîtresse. Mais je remets tout à sa place immédiatement.
Peu mimporte ce que tu penses! Cest mon appartement, mon chezmoi. Et toi, tu as amené une inconnue et tu crois quelle devient la patronne maintenant?
Océane, ne crie pas, le petit lentendraThéo jette un regard dans le couloir.Il comprend tout, rassuremoi.
Et qui a demandé son avis?Océane pointe du doigt la chambre doù fusent les dessins animés.Qui lui a permis dêtre ici? Tu ne mas même pas prévenue avant quils ne déménagent?
Sophie, le dos tourné vers elles, essuie lentement une tasse au lavabo. Elle ne se dispute pas, mais chaque geste semble calculé à lavance.
Océane, je te demande simplementcommence Théo.
Non!linterrompt-elle sèchement.Tu ne demandes rien. Tu te tais pendant quon renverse tout: on jette mes affaires, on déplace les placards, on remplace mes vêtements par les leurs! Cest ainsi que tu résous les problèmes?
Je tai pourtant dit quils resteraient avec nous,murmureil.Ce nest pas arrivé du jour au lendemain.
Tu avais dit «pour quelques jours»,Océane serre les poings.Et maintenant elle donne des ordres comme à la maison! Tu trouves ça normal?
Sophie se tourne.
Assez de faire le théâtre dans la cuisine! Nous sommes adultes. Si tu as des reproches, discutons calmement.
Calmement?Océane ricane amèrement.Tu entres et fais ce que tu veux. Et maintenant je dois garder le silence?
Je suis entrée?Sophie hausse un sourcil.Il semblerait que ton frère ait tout décidé. Croistu quil ne puisse rien faire tout seul?
Océane lance un regard à Théoil baisse à nouveau les yeux, les fixant sur le sol comme sil cherchait une vérité cachée.
Tu las exploité simplement parce quil a un toit!murmureelle à peine audible.Cest tout.
Cest de la brutalité,répond sereinement Sophie.Si tu veux rester, il faut apprendre à parler sans insulter.
Un silence lourd sinstalle.
Peutêtre devraistu partir?déclare soudain Théo, sans lever la tête.Tu es toujours insatisfaite.
Océane reste figée.
Quastu dit?
Justeil continue.Tu te fâches tout le temps. Cest dur pour toi. Peutêtre seraitil plus simple de vivre séparément
Océane le regarde, incrédule, comme si quelquun avait bouleversé tout son univers dun seul geste.
Alors tu me chasse de mon appartement, Théo?
Je ne te chasse pasil bafouille.
Maman ne te reconnaîtrait pas,déclareelle doucement.
Ne parle pas de ma mère, grogneil.
Qui, sinon moi, sest occupé de toi? Quand tu vivais sans argent pendant des mois, qui a acheté la bouffe? Moi? Ou elle?
Je nai rien demandé
Bien sûr, tu ne demandes jamais rien. Tu restes muet pendant que les autres font tout pour toi. Et maintenant tu as trouvé quelquun qui prend ma place, et tu penses que je dois céder?
Cest assez,intervient Sophie.Nous nallons pas écouter tes colères. On parlera quand tu seras calme.
Océane sempare de sa tasse favorite, vieille, décorée de lilas écaillés, et la jette dun coup puissant à la poubelle. Un bruit sourd retentit.
On parlera quand je me calmerai?répèteelle.Tu es dans ma maison. Daccord, parlons.
Elle sort dans le couloir, enfile sa veste, serre ses bottines et quitte lappartement.
Dehors, le ciel est gris, une fine neige granuleuse tombe. Océane se tient devant limmeuble, tremblante, haletante, comme après un marathon. Le vide envahit son esprit.
Elle regarde les fenêtres de son ancien logement. Non, ce nest plus le sien.
Maintenant, elle est la maîtresse.
Un soir, Océane rentre chez elle et voit en premier sur le portecintre la veste dun inconnu: bleue, duveteuse, doublée de rose vif. Ce nest ni la sienne ni celle de Théo. Elle passe sans un mot et se enferme dans la salle de bains.
Tout a commencé ainsi.
Avant, tout était différent. Océane se levait à six heures pour arriver à louverture du centre de santé. Elle prenait son petitdéjeuner en silence pour ne pas réveiller Théo. Lui travaille dans un entrepôt, les équipes varient, il se lève plus tard. Elle prépare du porridge, tranche du paintoujours acheté en promotion, rédige sa liste de courses du soir. Son moment préféré, cest laube, quand la ville dort encore et que la cuisine est le seul lieu vivant.
Océane ne supporte pas le désordre. Elle aime que chaque chose soit à sa place: serviettes, assiettes, plaids, même les bols en plastique.
Théo a toujours été doux. À lécole, on le prenait à partie et elle le défendait. Quand leur mère est tombée malade, Océane a tout pris en charge: médicaments, démarches, rendezvous. Après le décès de leur mère, ils ont sombré dans le néant. Alors Océane a dit:
Nous y arriverons. Lessentiel, cest dêtre ensemble.
Il a acquiescé. Mais «ensemble» signifiait quelle travaillait, cuisinait, payait. Lui, il «cherchait sa voie», «essayait différents projets», «pensait à des formations», «fait des petits boulots». Cela dure depuis trois ans.
Océane nest pas du genre à se plaindre. Elle tente simplement de survivre.
Sophie apparaît comme une visite ordinaire, comme si son arrivée était banale. Théo la rencontrée parmi leurs amis. Au début, ils se retrouvaient chez Sophie. Océane ne sy opposait pas. Puis Sophie a commencé à «se glisser». La machine à laver se casse, lenfant tombe malade, le travail retardeet le trajet jusquà eux semble trop loin. Océane se dit: daccord, cest temporaire.
Un mois plus tard, Océane revient et surprend Sophie en train de réorganiser les bocaux sur les étagères.
Je ne supporte pas de voir le sel à côté de la farine,expliqueelle calmement.Ça me gêne.
Cest ma cuisine,répond Océane.
Sophie hausse les épaules:
Je ne fais que mettre de lordre.
Le lendemain, la soupière où Océane nourrissait son chat errant disparaît. Puis le récipient de chou farci, préparé pour le travail, sévapore du congélateur. Personne nexplique. Théo commente:
Peutêtre on les a jetés par accident. Il ny avait pas de place.
Océane ne sait pas se fâcher. Elle se referme, devient plus silencieuse. Elle lave le sol deux fois par jour, fait la lessive plus souvent, réarrange les meublescomme si lordre pouvait redonner un sens.
Théo et Sophie bâtissent leur petite vie. Il devient plus bruyant, plus sûr de lui. Il claque les portes, parle au téléphone dans le couloir, sirrite dès quOcéane formule une remarque.
Tu es adulte maintenant,lui ditil.Pourquoi taccrocher aux détails?
Son dressing se remplit de nouvelles pièces. Le frigo se garnit de ketchup piquant, de céréales au chocolat, de yaourts pour enfants.
Un matin, Océane entre dans la salle de bain et voit sur le miroir quatre brosses à dents. La sienne, celle de Théo, et deux autres, appartenant à des étrangers.
Cest un signe. Personne na demandé, personne na débattu. Ils vivent comme si Océane nexistait plus.
Lors dune réunion au centre de santé, le directeur, MmeSylvie Martin, demande:
Océane, tout va bien? Tu as lair ailleurs ces derniers temps.
Océane hoche la tête.
Ça va.
Mais la nuit, elle rêve dêtre une invitée dans une maison étrangère, parcourant une cuisine où des voix inconnues résonnent, et elle reste muette, personne ne sinterroge sur ses sentiments.
Un soir, elle décide de parler à son frère.
Théo, cest anormal. Cest mon domicile. Je nai rien contre les invités, mais ils doivent rester invités, pas devenir maîtres.
Il soupire.
Océane, comprendsmoi. Je suis bien avec elle. Elle a un enfant. Ils ont besoin dun toit. Tu es généreuse, tu te débrouilles.
Ce nest pas une question de générosité,répliqueelle.Cest une question de respect. Elle ne me respecte pas et toi, tu la laisses faire.
Théo se détourne, comme à son habitude.
Océane, cest trop,déclare Théo, le téléphone à la main.
Océane se tient près du placard du couloir, un sac contenant ses affaires tirées du tiroir du bas à la main. Son peignoir repose dessus, et dans le tiroir, les vêtements de Sophie sont soigneusement rangés.
Ce sont mes affaires, Théo. Mes affaires. Combien de fois fautil le répéter?
Tu ne portes même pas ce peignoir. Je ne vois pas le problème,répondil, las.Sophie ne fait que mettre de lordre. Pourquoi tant de colère?
Océane jette le sac au sol.
Vous navez même pas demandé. Vous navez rien discuté. Vous mavez juste imposé la réalité: je suis ici, mais je ne suis plus que la colocataire.
Sophie sort de la cuisine, essuyant ses mains avec un torchon.
Personne ne te chasse, si cest ce que tu crains,ditelle calmement.Mais tu ne comprends pas que la vie avance. Nous sommes plus nombreux maintenant.
Jai compris quand tu as jeté mes tasses,réplique Océane.
Elles étaient fissurées,hausse les épaules Sophie.Il nest pas sûr de boire dedans. Jai pensé quil était temps de refaire la cuisine.
Océane éclate de rire, un rire amer, tranchant.
Refaire la cuisine?demandeelle.Tu vas dresse une liste de ce quil faut encore balayer?
Sophie regarde Théo.
Tu vas parler à Sophie ou faire semblant que rien ne se passe?
Théo lève les yeux, soupire et murmure:
Océane, peutêtre devraistu habiter ailleurs? On est tous sur les nerfs. Et toi, tu nen fais quaugmenter le feu.
Océane reste figée quelques secondes.
Théo, tu comprends ce que tu dis? «Habiter ailleurs»? Jai mon propre appartement. Tu y vis parce que je suis ta sœur. Et maintenant tu veux mexpulser?
Sans drame, sil te plaît,répondil.Ce ne sont que des bricoles. Tu exagères toujours.
«À la française»,savance Océane.Cest demander, cest respecter. Vous avez tout pris. Je me sens étrangère dans ma propre chambre. Vous séchez même le linge chez moi.
Ça suffit,chuchote Sophie.Nous ne deviendrons pas amies. Le choix te revient. Si tu veux vivre dans le conflit, reste. Mais ne sois pas surprise si un jour on ne te remarque plus.
Océane se rappelle, comme un éclair, la chambre dhôpital, la main de sa mère dans la sienne, ces mots: «Je resterai près de Théo, je ne le laisserai pas tomber». Elle a vingtcinq ans, Théo vingtun. Il a grandi et est devenu un étranger.
Cette nuit, elle ne parvient pas à dormir. Elle regarde le plafond, entend la lumière sallumer et séteindre dans la pièce voisine, un enfant tousser, Théo murmurer: «Ce nest pas pour toujours»
Puis la décision éclate, claire et sereine.
Elle décide de partir. Pas à cause de Sophie ou de Théo, mais pour elle-même.
Le matin même, elle écrit à Marius, un ancien camarade de classe revenu du service militaire et cherchant un logement. Elle propose:
Tu veux une chambre dans mon troispièces? Mais à condition que la maison soit rangée, même le frigo.
Quelles conditions?demandeil.
Un planning strict, tout à lheure, tout à lendroit.
Marius répond immédiatement:«Parfait, ça me convient».
Ce soir-là, Océane emballe ses affaires: trois sacs remplis de vêtements, livres, médicaments, thé, draps. Théo nest pas chez lui. Sophie se tient à la porte, un sourire sarcastique aux lèvres. Aucun mot, aucune question.
Océane sarrête dans le hall.
Cest fini, Théo,écritelle sur Messenger.Jai libéré ma chambre. Vous vivez. Je choisis moimême.
Marius répond une demiheure plus tard:«Océane, vraiment?»
Elle ne répond pas.
Petite studio en banlieue, décor minimaliste: une armoire, une plaque de cuisson, un parquet gris. Pas de tapis, pas de superflu. La fenêtre donne sur un parc boisé. Elle pose les sacs, sappuie contre la fenêtre, ferme les yeux et respire profondément.
Silence.
Une semaine plus tard, au 12, rue de la République, lordre règne. Marius se montre fiable: il accroche un tableau dhoraires, organise les étagères du frigo, enlève le superflu des rebords.
Le troisième jour, Théo envoie un message:
Ce type a jeté mes affaires à la poubelle. Tu as perdu la tête, pourquoi lavoir fait entrer chez nous?
Océane ignore. Quelques heures plus tard, le frère envoie un autre message:
Il a répété tes mots: «Tu vis, Théo, maintenant vis selon les règles».
Elle passe son téléphone en silencieux.
Dans son studio, un seul fauteuil, une table, une étagère de livres, une tasse blanche achetée au supermarché. Elle se tient sur le rebord de la fenêtre.
Un jour, en passant devant un magasin, elle voit une enseigne «Location de meubles». Elle loue un grand fauteuil moelleux. Le lendemain il est livré, disproportionné dans la petite pièce, mais elle le place près de la fenêtre. Le soir, elle sy asseye et sendort.
Pour la première fois depuis longtemps, elle se repose vraiment.
Sophie nenvoie quun seul message:
Tu as une conscience, toi? Cest ton frère.
Océane supprime le message sans le lire.
Un samedi, en entrant dans une boutique du quartier, elle croise son ancienne voisine, MadameGalinette.
Océane? Questce que tu fais ici? Tu habitais la rue de la République?
Elle répond calmement quelle a enfin trouvé la liberté dont elle rêvait depuis longtemps.







