Capucine Leroux resta figée, les petites râteaux en main, quand le bois crissa sous la pression et senfonça dans la terre craquelée. Elle navait même pas le temps démettre un souffle que derrière elle retentit une voix sèche comme le grincement dun vieux plancher, mais empreinte dune assurance glaciale qui fit frissonner la colonne vertébrale de la femme.
Il ny a rien qui pousse dans votre potager, ma chère, parce quun mort vous rend visite. Vous ne le voyez pas ? Ouvrez bien les yeux, ma fille, regardez plus attentivement lança une vieille dame au regard perçant, à la fois sévère et empreint dune once de pitié.
Capucine se retourna lentement, presque comme un automate, et découvrit pour la première fois le parcelle devant la maison quelle venait dacquérir. Un sentiment de mélancolie inexplicable létreignit. Elle avait vu cet endroit chaque jour, mais ce nest qualors quelle comprit lhorreur qui sy cachait. Juste devant la clôture en bois sculpté dont elle était si fière, reposait un carré de terre noirci, mort, sans la moindre pousse, aucune herbe, aucune trace de vie. Pendant ce temps, derrière la maison, ses platesbordures débordaient de roses flamboyantes, de hélianthèmes qui se tournaient vers le soleil et de buissons de cassis verdoyants. Le contraste était saisissant, presque surnaturel. Elle semploya à ranimer ce sol engrais, aération, arrosage de larmes presque désespérées mais rien ne fonctionna.
Absorbée par ses tourments horticoles, elle ne remarqua pas larrivée, à lentrée grande ouverte, de la silhouette chétive et voûtée de linconnue.
Vous pourriez même enfiler une robe de bal pour creuser dans la terre noire, lança la vieille femme dun ton à peine moqueur, en scrutant la tenue de Capucine : un top rose cintré, des leggings hightech.
Capucine ajusta son regard, repoussa une mèche rousse rebelle de son front et rougit légèrement.
Cest cest un costume spécial, mamie. Pour le jardinage. Respirant, technologique balbutiat-elle, la voix basse. Et les voisins ici, cest un nouveau lotissement, tout le monde a beau goût, propre, rangé Personne ny vivait avant, cest tout neuf
Mais la vieille ne lécoute plus. Elle se tourna, sappuya sur son bâton bricolé et séloigna lentement, se fondant dans la poussière dété au tournant du chemin. Capucine resta seule, le silence assourdissant nétant brisé que par le battement anxieux de son cœur.
Comment? pensat-elle, en retirant ses gants de jardin et en vérifiant son manucure impeccable. Comment un spectre peutil venir dans ma nouvelle maison? Qui estil? Que veutil?
Heureusement, avant ce déménagement, elle avait suivi une formation de manucure. «Mes mains seront toujours impeccables,» se ditelle avec une ironie amère, «si seulement le jardin était aussi bien entretenu, sans fantômes.»
Elle nen dit rien à son mari, Michel, toujours occupé, de peur de déclencher son rire pratique. Mais le souvenir de la vieille femme revenait sans cesse, tel un refrain obsédant. Aucun engrais, même le plus cher, aucun conseil dinternautes ou de voisins paysans ne parvenait à revigorer le carré mort, qui restait aussi aride quune dalle de pierre funéraire.
Capucine aimait le jardin, sétait formée en ligne, avait acheté des revues, sinspirait sans cesse. Ses premiers succès étaient prometteurs, mais ce morceau de terre devant la porte principale résistait, comme enfermé derrière un mur invisible.
Il faudra peutêtre engager un paysagiste coûteux, songeaitelle en regardant le point noir de sa honte. Mais si ce visiteur éphémère existait vraiment, même les experts ne pourraientils lexpulser?
Quelques jours passèrent. Après avoir visionné une vidéo détaillée dun jardinier chevronné, elle posa son téléphone. La nuit était muette, sans étoiles. Michel ronflait déjà, rêvant de ses affaires. Elle aurait dû dormir, mais le sommeil la fuyait.
Quelle étouffement murmurat-elle en retirant son voile de soie, puis ouvrit la porte vitrée du balcon.
Le vent nocturne était frais et sucré. Du deuxième étage, le coin mort du jardin était à peine visible, caché par le surplomb du toit et lombre dun grand chêne. Poussée par une impulsion soudaine, elle se pencha sur la rambarde glacée pour scruter lobscurité.
Sous la lueur dune lune crochue, une silhouette inconnue errait sur la terre creusée mais morte. Cétait un homme, dos tourné vers elle, avançant dune manière lente, comme sil luttait contre une résistance invisible. Il sagenouillait, se relevait, tapotait le sol avec le bout dune vieille chaussure, ses doigts pâles parcourant la terre à la recherche de quelque chose.
Le cœur de Capucine sarrêta, puis semballa dun battement frénétique. Elle scruta la silhouette, et plus elle le faisait, plus elle percevait son étrangeté : il était translucide, la lueur lunaire traversait son corps maigre revêtu dun veston dépoque. Ses mouvements nétaient pas seulement lents, ils étaient dépourvus de gravité terrestre. Ce nétait clairement pas un homme vivant.
Un vertige la saisit, une vague noire dangoisse lenvahissant. Elle faillit chuter du balcon, mais à cet instant lhomme se retourna.
Son visage était figé, dépourvu dexpression, comme taillé dans du marbre pâle, moustaches en boucles dune autre époque, cheveux peignés en raie droite. Ses yeux étaient des puits noirs et vides.
Puis il lança les bras en avant, comme pour franchir la distance, ses doigts glacés semblant vouloir lagripper. Le visage fantomatique sapprochait, remplissant lair. Un cri étouffé sortit des lèvres de Capucine ; elle poussa un cri de panique, se dégagea de la rambarde et retomba dans la chambre, heurtant le sol froid.
Trouver la vieille femme fut étonnamment simple. Capucine savait quune habitante aussi singulière ne pouvait loger dans leur lotissement immaculé. Elle devait se rendre dans le vieux village derrière le pont, là où les vieilles dames se rassemblaient près du puits.
Elle gara sa petite citadine près dune maison délabrée aux volets écaillés. Le portail grinçait sur une unique charnière rouillée, alors elle hésita à frapper.
Madame! appelat-elle timidement en se glissant entre les planches. Vous êtes Véra? Je mappelle Capucine! Vous mavez parlé la semaine dernière de mon terrain du visiteur
La porte souvrit avec un craquement, révélant la vieille dame. Elle plissa les yeux, évaluant linvitée.
Bon sang, encore toute apprêtée comme pour un défilé murmurat-elle, jetant un regard critique sur la robe fluide et les talons de Capucine. Entre, mais fais attention à ne pas casser le parquet avec tes talons. Que veuxtu ?
Capucine franchit le seuil, la gorge serrée.
Il il vient vraiment. Il marche là où vous avez dit. Je lai vu hier soir sa voix tremblait. Si vous avez déjà vu ce genre et que vous ne craignez pas peutêtre savezvous comment le chasser ? Son manucure scintillait dans la pénombre.
Tu pensais bien, ma petite hocha la tête la vieille, un éclat complexe dans le regard. Tu veux que je le chasse ?
Capucine hocha la tête, puis, en tremblant, sortit de son sac en cuir quelques billets de cent euros.
Je ne sais pas combien cela coûte. Je ne suis pas avare, honnêtement! Si besoin, jirai au distributeur, je ramènerai plus! Dites le prix.
Véra regarda largent, puis fixa Capucine dans les yeux, adoucissant son expression.
Ça suffit, ditelle doucement. Je vais taider. Assiedstoi, je prépare Elle baissa les yeux, embarrassée. Désolée, je nai plus de thé, le magasin est à trois lieues, mes vieux os ne courent plus.
Capucine sassit sur un tabouret peint, scrutant la modeste demeure : rideaux usés, une table sans nappe, une étagère où une porte manquait, une sucrière vide, un panier de pain en osier vide. Tout était pauvre, solitaire.
Va chercher dans le frigo une petite bouteille transparente, cria Véra depuis lautre pièce. Jai un breuvage à base de plantes, légèrement amer mais revigorant.
Capucine ouvrit le réfrigérateur décrépit : une demilitre de liquide trouble, trois œufs, un pot de choucroute à moitié plein et un petit pot dhuile presque vide.
Mon dieu pensat-elle, la douleur aiguë la traversant. Elle vit dans la misère alors que jarrive en voiture de luxe, en robe de soie.
Vous lavez trouvé ? demanda la vieille.
Oui, Véra, tout de suite!
Véra sortit un petit paquet de papier kraft, lattacha avec une ficelle.
Enterre cela sur ton terrain, pas trop profond, à la pelle. Dans trois jours, ton visiteur partira. Ce sont juste des herbes, des brindilles, des baies, tout ça est enchanté pour le bien. Le breuvage, il est bon ?
Capucine but la boisson amère, parfumée.
Délicieux, souritelle sincèrement, prenant le paquet. Merci infiniment. Puisje peux vous offrir quelque chose? Jai acheté plein de choses avant de déménager Elle semballa rapidement, évoquant huile dolive, thé, biscuits, pâtisserie, riz complet, sarrasin, tout ce quelle avait accumulé pour son régime. Elle déposa tout sur la table, évitant le regard de Véra.
Véra essuya doucement ses larmes avec un mouchoir, murmurant :
Merci, ma fille.
Cest moi qui vous remercie, lâcha Capucine, soulagée, puis ajouta : Je vais sauver mon potager! Si vous le permettez, je reviendrai vous rendre visite de temps en temps.
Elle enterra le petit sac au endroit indiqué. Le spectre du moustachu ne revint plus. Une semaine après, comme Véra lavait prédit, de timides pousses jaillirent du carré mort : pissenlits, quelques herbes sauvages. Capucine pleura de joie, voyant la terre renaître.
Le même jour, Véra, appuyée sur son bâton, se rendit au vieux cimetière du village, salua des présences invisibles et sarrêta devant une tombe non nommée, où, gravée dans la pierre grise, se lisait la photo dun homme au moustaches abondantes.
Merci, Pierre! chuchota la vieille, sagenouillant pour arracher les herbes sèches autour. Je tai aidé, tu maides à nettoyer. Reposetoi en paix.
Deux semaines plus tard, Capucine revint frapper à la porte de Véra, lourd sac en main.
Bonjour, Véra, cest Capucine! Je viens comme promis.
Entre, entre, répondit la vieille, lair un peu plus vivifié. Le visiteur estil parti?
Oui, merci! Tout pousse! sexclama Capucine, puis pointa le sac. Jai plein de choses : rideaux, serviettes, plaids, vaisselle. Elles iraient bien dans votre maison campagnarde, avec des assiettes à bleuets
Véra lécouta, son visage se durcissant, puis elle sassit, les mains tremblantes darthrite.
Pose tout, ma petite, ditelle doucement. Tu es une bonne fille, Capucine. Mais je tavoue jai moimême amené ce mort sur ton terrain. Je lai invité, pour que le sol reste stérile. Jai besoin dune petite offrande, sinon je ne survivrai pas. Jai demandé à Pierre, le défunt, de rester, pour que la terre ne donne pas.
Le regret et la honte teintèrent le visage ridé de Véra. Capucine resta figée, les larmes roulant sur ses joues, mais au lieu de colère, elle ressentit une profonde pitié.
Elle sagenouilla, posant ses mains douces sur les vieilles mains de la vieille.
Je comprends, mamie, murmurat-elle. Nous mettrons les rideaux, la nappe, tout ce quil faut. Je viendrai souvent, je vous aiderai.
Le silence retomba, mais le cœur de Capucine était plus léger. Le sol, enfin, reprenait vie.







