— J’ai passé deux jours alitée avec de la fièvre et tu n’as même pas pris la peine de me préparer une tasse de thé ! Tu n’es pas un homme, mais un bon à rien ! Désormais, si tu veux te régaler, c’est à toi de te mettre aux fourneaux !

Jai passé deux jours à couler du feu, et tu nas même pas fait de thé! Tu nes pas un mari, tu nes quun poids mort! Et maintenant, si tu veux manger, préparetoi à tout faire tout seul.

Théo Théo, sil te plaît descend à la pharmacie.

La voix était étrangère, sèche, cassante comme des feuilles mortes. Manon peinait à le reconnaître. Il racla une gorge desséchée, chaque mot résonnant dans sa tête comme un coup sourd et brûlant. Elle était allongée, encastrée dans un oreiller trempé de sueur, le regard fixé sur le plafond qui semblait lentement sabaisser, prête à la broyer. Son corps était devenu un four dangoisse; chaque articulation, chaque os ressemblait à un éclat de verre brisé, le moindre mouvement, même le simple tournement de la tête, déclenchant une nouvelle vague de douleur. La fièvre nétait plus juste une température: cétait une créature vivante qui sétait installée sous la peau, inondant les muscles de plomb fondu.

Depuis le salon, on entendait le cliquetis rythmique des touches et le clac furieux dune souris, ponctués de cris gutturaux. Cétait le monde de Théo. Un univers dans lequel il senfonçait tête baissée, casque de gamer massif sur les oreilles, les yeux rivés sur un écran où sétaient dressées des batailles virtuelles, des bases à capturer, du sang pixelisé. Là, il était un commandant, un héros. Dans le modeste deuxpièces de Paris où ils vivaient, il nétait quune silhouette voutée dans son fauteuil de jeu.

Théo, tu mentends? Je me sens vraiment mal. Il me faut des antipyrétiques et quelque chose pour la gorge.

Elle voyait son dos large et musclé, tendu par lexcitation du jeu. Il ne se retourna pas. Seulement son bras gauche séleva un instant, quittant le clavier, et fit un geste vague dans lair signifiant «je tentends, jai compris, laissemoi tranquille».

Ouais, tout de suite

« Tout de suite » narrivait jamais. Le temps était devenu une masse collante, qui sétirait. Les minutes se changeaient en heures. La lumière du jour qui filtrait entre la fenêtre et le cadre se muait en grisaille, puis disparait complètement dans les ténèbres. Manon basculait entre un sommeil gluant, peuplé dondulations de chaleur et dombres grotesques, et la réalité douloureuse, assoiffée, ponctuée par les bruits de la partie de Théo. Elle ne rêvait que dun simple bouillon de poulet, pas dun plat gastronomique, mais dun liquide chaud et salé capable de la réchauffer de lintérieur et de lui rendre un peu de force.

À un moment, le vacarme du salon changea. Un bip de linterphone, un court appel, un frottement de papier. Puis un parfum envahit lappartement: une odeur épaisse, épicée, terriblement appétissante de pâte chaude, fromage fondu et pepperoni. Une pizza. Théo sétait commandé une pizza. Cette pensée ne déclencha pas de colère; il nen avait plus la force. Elle ne provoqua quune vague de désespoir sourd: il était là, à dix mètres, en train de manger, de vivre, de se régaler, tandis quelle, dans la même chambre, se dissoudait lentement dans la fièvre, oubliée comme une chose inutile.

Rassemblant les derniers fragments de volonté, elle appela de nouveau, cette fois avec une voix qui ressemblait à un miaulement.

Théo de leau, sil te plaît jai soif.

Cette fois il réagit. Il retira un seul écouteur et tourna la tête. Son visage, éclairé par la lueur bleutée de lécran, était à la fois familier et étranger. Ses yeux brillaient dexcitation, un sourire à demicaché annonçant une victoire imminente. Il la regardait, mais ne la voyait pas. Son regard glissait sur elle comme sur un simple objet de décor.

Jy suis, je finis la partie. Presque la finale.

Il remit lécouteur, et le mur de son son le sépara delle définitivement. Manon ferma les yeux. « Je finis la partie » ces mots, soufflés avec un léger agacement, furent le dernier clou planté dans le couvercle de sa patience. Elle ne supplia plus. Elle resta allongée, sentant une larme chaude rouler sur sa joue, sévaporer instantanément sur sa peau brûlée. Elle nétait pas simplement malade. Elle était seule. Absolument, totalement seule dans cet appartement avec un homme qui avait promis dêtre à ses côtés, dans les bons comme dans les mauvais moments. Un mauvais rhume à quarante degrés, ce nétait clairement pas dans le contrat.

Le temps devint une suite de rêves collants, de réveils douloureux. Manon ne savait plus si un jour ou une éternité sétaient écoulés. Mais, à un instant indéfini, elle comprit que le feu qui la consumait séteignait, laissant place à une faiblesse glaciale et épuisante. Son corps, qui était un four, ressemblait maintenant à du marbre froid. Les draps étaient humides et collants, et un goût répugnant de maladie persistait dans sa bouche.

La soif était dévorante, un cri de chaque cellule déshydratée. Elle baissa les pieds du lit, et la pièce sembla vaciller, perdre ses repères. Manon se cramponna au bord du matelas, prête à affronter la nausée. Les bruits du salon ne disparurent pas, ils changèrent simplement de tonalité. Ce nétait plus un feu dartifice de tirs, mais le cliquetis récurrent des commentaires de Théo destinés à des interlocuteurs invisibles dans le chat. Il était vivant, son univers continuait de tourner.

Le trajet vers la cuisine devint une ascension de lEverest. Chaque pas résonnait comme un grondement dans ses tempes. Sappuyant à la paroi comme un vieil homme chancelant, elle avançait, vacillante. Lair du couloir était lourd, chargé dune odeur acide et vieillie. En franchissant lobscurité de la chambre pour entrer dans le saloncuisine, elle fut momentanément aveuglée par la lumière du jour, puis, en se recentrant, découvrit

Ce nétait pas simplement du désordre. Cétait un monument à légoïsme, érigé pendant les deux jours denfer quelle venait de vivre. Sur la table basse trônait une pyramide de trois boîtes à pizza, couvertes de taches grasses figées. À côté, une montagne de canettes dénergie et un anneau collant de soda renversé. Lévier était submergé de tasses, assiettes et fourchettes sales, noyées dans une eau trouble qui puait. Au sol, croûtes et papiers de fastfood jonchaient le tapis. Il ne se contentait pas de ne pas nettoyer; il transformait leur petit logis en sa propre baraque à ordures, où le seul point de lumière était lécran de son ordinateur.

Manon tourna son regard vers lui. Théo était toujours assis, dos à elle, dans le même fauteuil, toujours casque sur les oreilles. Il ne remarqua pas son arrivée. Il était plongé dans son monde où tout était simple, clair, sans femmes malades, sans problèmes domestiques, sans responsabilités.

Elle sapprocha du réfrigérateur, louvrit et sempara dune bouteille deau minérale, en avalant de grosses gorgées qui semblaient redonner vie à chaque cellule. Au même instant, il entendit le bruit de la porte qui souvrait, se retourna, retire lécouteur, et son regard, dun air paresseux, se posa sur elle pâle, en débardeur usé avant que ses lèvres ne laissent éclater un sourire en coin.

Ah, tu ten es rendue compte? Ça commence à me donner faim.

Cette phrase sécrasa dans le vide de sa conscience comme une pierre dans un puits profond. Pas «Comment ça va?», pas «Tu veux quelque chose?», mais un simple «ten as vu», comme si elle nétait quun appareil défectueux qui venait dêtre réparé, prêt à fonctionner à nouveau, et surtout prêt à satisfaire son propre besoin: «Jai faim». En un instant, toute sa faiblesse physique fondit, remplacée par une vague de colère brûlante et cristalline. Elle regarda les montagnes de détritus, et pour la première fois depuis deux jours, elle se sentit incroyablement puissante.

Lunivers, qui vacillait encore, se figea soudain, acquérant une clarté stridente. La faiblesse qui voilait son esprit disparut, consumée par un feu blanc de rage. Ce nétait ni hystérie, ni caprice féminin, mais une explosion tectonique que Théo, dans son cocon pixelisé, navait pas anticipée.

Tu veux manger? sécria Manon, la voix craquant comme de la glace qui se fissure. Sérieusement? Je traîne ici depuis deux jours, je ne peux même pas me lever pour aller aux toilettes, je ten supplie de mapporter des médicaments! Et toi, tu jouais à ta partie! Jai la bouche sèche, jai la gorge qui colle, et toi, tu te goinfres de pizza qui sent partout!

Elle ne criait pas, elle crachait des mots, chaque phrase était un caillou tranchant quelle lançait dans le calme impassible de Théo. Les accusations étaient si précises, si indiscutables, quon ne pouvait y répondre par un simple «cest moi».

Théo observa ce déluge verbal avec un sourire condescendant. Il sappuya dans son fauteuil, croisa les bras, et sur son visage apparut lexpression quelle détestait le plus: celle du parent indulgent qui écoute le bavardage incohérent dun enfant. Il attendait. Attendre que la tempête sépuise, que les mots ségarent, pour pouvoir remettre son casque. Il ne cherchait pas vraiment à comprendre. Pour lui, ce nétait que du bruit de fond.

Finalement, Manon se tut. Ce nétait pas parce quelle avait épuisé ses mots, mais parce quelle réalisa labsurdité de la scène. Tout cela était aussi futile que de crier des poèmes à un mur sourd. Elle fixa Théo, son sourire détaché, et toute sa colère se condensa en une boule de glace lourde dans sa poitrine.

Théo, après un silence théâtral, lança dune voix misarcastique, miprotectrice:

Tu as fini de parler?

Ce fut la gaffe finale. Il attendait des larmes, un nouveau scandale, mais il nétait pas préparé à ce qui allait suivre.

Manon ne répondit pas. Elle le fixa quelques secondes, sans aucune trace de douleur ou de rancune, seulement la détermination froide dun chirurgien avant une opération. Puis elle se retourna.

Jai passé deux jours à avoir de la fièvre et tu nas même pas fait de thé! Tu nes pas un mari, tu nes quun inutile! Et maintenant, si tu veux manger, préparetoi à tout faire tout seul!

Sur ces mots, elle ouvrit dun geste le frigo. Un nuage de vapeur blanche séchappa, lentourant. Théo, étonné, la regarda agir comme si elle allait simplement se nourrir seule. Mais elle ne prit pas dassiette. Ses mains se posèrent fermement sur une grande cocotte de cinq litres contenant un bœuf bourguignon sombre comme du rubis, préparé avant même quelle ne tombe malade. Elle la souleva, la posa sur le sol, puis attrapa un lourd contenant de riz pilaf doré, parfumé dépices et de viande. Elle le déposa à côté du pot de bourguignon. Suit le gratin dauphinois, le chou braisé, les boulettes de volaille tout ce quelle avait cuisiné méthodiquement pour avoir des repas pendant plusieurs jours.

Théo, les yeux écarquillés, ne comprenait pas la logique de ce geste. Son visage affichait une expression de stupéfaction stupide. Il ouvrit la bouche, mais Manman, sans le regarder, saisit la cocotte la plus lourde et, dun pas déterminé, se dirigea vers les toilettes.

La porte des WC était grande ouverte. Le lavabo en porcelaine blanche, habituellement banal, ressemblait maintenant à un autel sacrificiel. Manon se tenait au-dessus, la cocotte en main, les bras immobiles. Elle inclina légèrement le récipient, et un flot épais, rubis, de bourguignon, avec morceaux de viande et légumes, dévala dans leau. Larôme de betterave, dail et de bouillon réconfortant emplit la petite pièce, se mêlant à lodeur piquante de leau de Javel.

Théo, figé dans lencadrement de la cuisine, ne pouvait assimiler ce quil voyait. Cétait audelà de son entendement, absurde.

Questce que tu fais?

Elle ne répondit pas. Elle observa le dernier morceau de pomme de terre disparaître dans le tourbillon, puis, dune pression mécanique, actionna le bouton de chasse. Un rugissement deau tourbillonnante fut sa seule réponse, un bruit assourdissant, final, comme le point final dune phrase infinie. Elle posa la cocotte vide sur le carrelage et, sans un regard en arrière, revint à la cuisine.

Ce nest qualors que Théo comprit lampleur du drame. Ce nétait pas une simple crise de colère; cétait une annihilation méthodique.

Tu as perdu la tête? hurlatil lorsquelle saisit un contenant de pilaf. Cest de la nourriture! Tu sais combien ça coûte?

Son cri était dirigé non pas contre elle, mais contre les objets, contre la valeur monétaire quil voyait en eux. Il nétait pas en colère contre Manon, mais contre le gaspillage apparent. Elle passa devant lui, comme sil était un vide. Les grains dor du riz tourbillonnèrent dans leau avant de disparaître dans les canalisations. Un nouveau claquement retentit, suivi dun autre rugissement deau.

La rage de Théo atteignit son paroxysme. Il bondit, les bras en lair, le visage rougi.

Mais pourquoi? Tout jeter! Tu vas me nourrir comme ça?!

Ses paroles ne pesaient plus rien pour elle. Elles nétaient que du bruit de fond tandis quelle avançait, machine implacable, dune station de cuisine à lautre. Chaque récipient vidé était un pont qui léloignait davantage de lui, de leur passé commun. Elle ne le regarda pas, ne répondit pas à ses cris. Elle accomplissait simplement ce quelle avait décidé: anéantir chaque trace matérielle de son attention, chaque chose quil consommait sans jamais rendre.

Lorsque la dernière cocotte fut vide, elle revint à la cuisine. Un tas dustensiles sales recouvrait le sol, répandant une odeur daliments vieux. Théo, haletant, sappuya contre le mur, le regard brûlant. Il attendait, espérant des explications, une suite au scandale.

Manon balaya la scène du regard, ouvrit de nouveau le frigo et, dans un coin, découvrit un petit contenant plastique quelle navait pas touché. Elle le prit; à lintérieur, des boulettes de poulet et un peu de sarrasin. Sa portion, son dîner. Avec le contenant dans une main et une fourchette dans lautre, elle se dirigea vers la chambre.

Et cest tout? grogna Théo dans son dos. Tu pars comme ça? Et moi? Que vaisje faire de tout ça?

Elle sarrêta devant la porte de la chambre, sans se retournerManon poussa la porte, sinstalla sur le lit avec son petit plat et, en savourant chaque bouchée, laissa derrière elle le chaos silencieux dun foyer qui nétait plus que lécho de leurs souvenirs brisés.

Оцените статью
— J’ai passé deux jours alitée avec de la fièvre et tu n’as même pas pris la peine de me préparer une tasse de thé ! Tu n’es pas un homme, mais un bon à rien ! Désormais, si tu veux te régaler, c’est à toi de te mettre aux fourneaux !
Перестала возить свекровь по магазинам после беседы с её подругой по даче