6février2025
Aujourdhui, alors que je rangeais le seau de pelures de pommes de terre destiné aux poules dans la cour de la ferme, une noire «Peugeot208» sest arrêtée, au milieu de la rue du village, comme sortie dun rêve. Le conducteur a baissé la vitre, et sans même sortir le chien du coffre, il la poussé brutalement, comme on jette un sac poubelle sur le trottoir. Le chien était roux, maigre, les yeux tremblants de peur. Un vieux tapis usé a suivi le même chemin, sécrasant dans la poussière de la route. La portière sest refermée, la voiture a redémarré et a filé.
Je suis resté figé, le seau ma glissé des mains, les pelures se sont éparpillées sur le sol. Le chien, désormais seul au milieu de la chaussée, ne gémit pas, ne aboie pas ; il reste simplement assis, le regard fixé sur le trajet de la voiture, comme sil attendait que le conducteur revienne et lappelle.
«Tu as vu ça?», sest exclamée Zoé Leclerc depuis la cour voisine, les bras agitant dans lair. «Questce quils font? Ce sont des humains, ou quoi?»
«Oui, je lai vu», aije répondu dune voix rauque.
«Des monstres!», a hurlé Zoé en crachant vers la voiture qui disparaissait. «Des bêtes à abattre!Ils lont jeté comme une chiffonnette!»
Dautres villageois se sont pressés, les commérages se répandant plus vite que le vent.
«Ce sont des citadins?» a demandé Madame Dupont, la vieille du coin.
«Pourquoi lontils jeté?Qui en a besoin?Peutêtre quelle était trop vieille?»
«Cest dommage», a répondu un autre, mais aucun na bougé. Le chien, toujours attaché au tapis, restait là.
Zoé ma crié dessus : «Marie, pourquoi tu ne fais rien?Allez, nourris les poules!»
Je nai pas répondu, jai simplement marché vers la route.
«Où vastu?Elle te rendra peutêtre folle!» sest inquiétée Zoé.
«Pas folle», aije murmuré.
«Comment le saistu?»
«Je le sais.»
Je marchais lentement, craignant de leffrayer davantage. Le chien a levé la tête, ma observé avec méfiance, mais na pas fuir. Je me suis assis à un mètre de lui, les genoux pliés, et ai parlé doucement : «Tu nes plus utile à personne, nestce pas?» Le silence de lanimal était assourdissant.
Jai tendu la main. Il a reniflé, puis a léché mes doigts rugueux avec sa langue chaude et sèche. Un frisson a parcouru mon cœur; cétait la première fois depuis un mois que je ressentais une forme de chaleur intérieure.
«Viens avec moi», aije chuchoté. «À deux, ça ira mieux.»
Je lai pris dans les bras, le tapis usé serré contre moi. Pour le chien, ce morceau de tissu était tout ce qui restait de son ancienne vie. Il sest levé, hésitant, puis a suivi mon pas. Les voisins, qui observaient depuis leurs portails, ont haussé les épaules : «Elle est devenue folle? Pourquoi sattacher à ce chien?»
Je nai pas tourné le dos. Peu mimportaient leurs jugements. Le chien restait à trois mètres, scrutant les environs comme sil craignait le retour de ses anciens maîtres.
Je lai conduit à la petite porte de la maison. Il a hésité à franchir le seuil, puis, sous mon insistance, il a avancé. Jai déroulé le vieux tapis sur le sol de la grange. «Voilà, cest ton nouveau lit; habituetoi,» aije dit. Il sest roulé en boule, la tête posée sur ses pattes, les yeux toujours rivés sur la porte.
Toute la journée, il a à peine bougé : un peu deau, un petit bout de pain, puis il restait couché, guettant lentrée. «Ils ne reviendront pas», me suisje dit à moimême. «Ils lont jetée et ont oublié.»
Mais le chien ne semblait pas croire mes paroles. Les voisins passaient, demandant du sel ou des allumettes, toujours curieux de voir le petit être. Zoé ma demandé : «Tu vas vraiment le laisser?»
«Oui,» aije répondu. «Ce sera difficile, mais je le nourrirai, je le garderai.»
À la fin de la journée, le chien a commencé à se détendre. Il sest approché, posé sa tête sur mes genoux et a remué la queue timidement. «Bonne fille,» aije caressé sa fourrure. Il a poussé un petit gémissement de contentement. La nuit, il a poussé un long hurlement, comme un appel lointain, rappelant les jours où il était libre.
Je suis resté éveillé, écoutant ce cri, comprenant que le chien pleurait la vie quil avait perdue, les maîtres qui lavaient abandonné.
«Quel imbécile», pensaisje, «ils lont jetée et ils attendent quelle revienne.» Mais nétaisje pas, moi aussi, un imbécile? Après la mort de mon mari, jai traversé les années comme un fantôme dans ma propre maison, attendant que le temps me libère.
Ce matin, ma fille Élise est arrivée avec ses deux enfants. Elle a regardé le chien et a demandé : «Maman, pourquoi tu gardes ce chien?»
«Parce que jen ai besoin,» aije rétorqué, tout en épluchant les pommes de terre pour le dîner.
«Il faut le donner», a insisté Élise. «Ou lamener dans un refuge!»
«Impossible,» aije rétorqué, le ton ferme. «Il mest nécessaire.» Elle a soupiré, puis a caressé le chien, qui sest appelé «Roussette» à son suggestion. Jai souri, même si le nom me semblait banal.
Plus tard, une autre voiture noire, identique à celle du premier jour, a défilé devant la maison. Deux jeunes citadins, homme et femme, sont descendus, vêtus de vestes chères.
«Bonjour,» a dit lhomme. «Nous sommes ici pour récupérer notre chien.»
«Quel chien?» aije demandé.
«Le nôtre, le roux. On ma dit que vous laviez trouvé.»
«Je lai prise,» aije confirmé.
«Nous le reprenons.»
La femme a levé les yeux, roulant les paupières : «Nous lavons jetée pour lui apprendre une leçon. Il a mâché mes nouvelles bottines en cuir, celles qui coûtent dix mille euros. Alors nous lavons déposée ici, pour quil comprenne quon ne joue pas avec les biens.»
Je me suis senti aspiré par un souffle de rage. «Vous lavez jetée comme un déchet!Il nest plus à vous!»
Ils ont brandi des papiers, prétendant que le chien était leur propriété légale. Jai rétorqué, le cœur battant : «Vous parlez dun être vivant comme dun objet!Vous navez aucun droit sur lui!»
Le chant du coq a retenti, et les villageois, dont Zoé, Madame Dupont et le vieux père Léon, se sont rassemblés, formant un cercle autour de nous. Les accusations fusaient : «Des monstres!Des brutes!»
Le chef du village, Monsieur Moreau, a pris la parole : «Nous avons vu ce que vous avez fait. Vous navez aucun droit de reprendre ce chien.»
Leur colère a fait tomber le rideau de leurs prétentions. Le mari a sorti son téléphone, balbutiant quil allait appeler la police pour «violence contre les animaux». Le vieil homme a répliqué : «Nous vous poursuivrons en justice.»
Après un moment de silence pesant, jai regardé le visage pâle de la femme et ses ongles vernis, puis le chien, Roussette, qui sest blotti contre moi, tremblant. Jai dit dune voix calme mais ferme : «Vous ne repartez pas avec elle. Laissezla ici, où elle appartient.»
Ils ont finalement cédé, montant dans leur voiture, la laissant séloigner en soulevant un nuage de poussière.
Ce soir, je suis assis sur le porche, Roussette la tête sur mes genoux, le ciel se teinte de rose, les lampadaires sallument doucement. Le village est calme, le silence est plein de promesses.
«Nous resterons ensemble,» murmureje à mon amie à quatre pattes. Elle pousse un petit grognement daccord et ferme les yeux.
Cette épreuve ma rappelé que, même quand on se sent seul, il faut savoir défendre ce qui est juste, même contre les plus puissants. Aujourdhui jai appris que la compassion nest pas une faiblesse, mais le courage de dire non à linjustice.
Leçon du jour : on ne doit jamais abandonner ceux qui comptent sur nous, même sils sont simplement un chien, car cest dans ces petites victoires que se forge notre humanité.







