Elle a déclaré que le bébé dormirait dans le grenier a dit la femme en parlant de lenfant Tu as une fille. Elle a sept ans.
Kévin faillit laisser tomber son portable. La voix dÉlodie, après huit ans de mutisme.
« Élodie ? Cest bien toi ? »
« Oui. Il faut quon se voie, cest urgent. »
« Mais quelle fille? De quoi parlestu ? »
« Rendezvous au café du boulevard SaintGermain dans une heure. Tout sexpliquera. »
Les sonneries retentissent. Kévin reste planté au milieu du bureau, comme frappé par la foudre. Une fille? DÉlodie? Mais ils sétaient séparés il y a huit ans!
Il appelle la maison, prétexte dun retard au travail. Isabelle, toujours mécontente, marmonne quelque chose sur le dîner. Théo, probablement encore collé à son ordinateur. Quinze ans, mais il ne pense quaux jeux vidéo.
Au café, Élodie est assise près de la fenêtre. Très maigre, les yeux cernés, un foulard sur la tête.
« Bonjour, Kévin. »
« Bonjour. Que que se passetil ? »
« Un cancer. Stade quatre. Il ne me reste plus que deux, trois mois peutêtre. »
Kévin sassoit en face, la gorge sèche.
« Mon Dieu, Élodie »
« Ne te réjouis pas. Ce nest pas pour ça que je tappelle. Jai une fille. Kira. Ta fille. »
« Comment ma fille? On était prudents, nestce pas? »
« La prudence ne suffit pas toujours. Jai découvert que jétais enceinte un mois après la rupture. Tu étais déjà revenu auprès dIsabelle. »
« Pourquoi ne men avoir pas parlé? »
« Pourquoi? Tu as choisi la famille, ton fils. Je ne voulais pas tout détruire. »
Kévin reste muet, revivant lannée où il sétait lassé des exigences dIsabelle, de ses demandes dargent, de ses nouveaux gadgets. Il avait alors rencontré Élodie, légère, joyeuse, qui ne demandait que de lamour.
Trois mois de bonheur. Puis Isabelle se présenta, ultimatum en main: ou tu reviens, ou tu ne reverras plus jamais ton fils. Théo navait alors que sept ans, pleurant, suppliant son père de revenir.
Il revint. Mais il ne revint plus jamais chez Élodie. Il ne fit même pas ses adieux: un texto, tout était fini.
« Montremoi une photo. »
Élodie sort son téléphone. Sur lécran, une petite fille aux cheveux blonds, aux yeux gris, qui lui ressemblent.
« Mon Dieu Elle est mon double denfant. »
« Exactement, et ton caractère aussi: têtue mais bonne. »
« Où estelle maintenant? »
« Chez elle, avec la voisine. Kévin, je meurs. Je nai plus de proches. Si tu ne reconnais pas la paternité, on enverra Amandine à linternat. »
« Bien sûr que je reconnais! Quel internat? Cest mon enfant! »
« Et la femme? Le fils? »
« Jy arriverai. »
« Réfléchis bien, ce nest pas un jeu. Une enfant qui perdra sa mère, traumatisée, effrayée. Ta famille pourra ne pas laccepter. »
« Cest ma fille. Point final. »
Élodie éclata en sanglots, muets, sans bruit.
« Merci. Javais peur que tu refuses. »
« Quand pourraije voir Amandine? »
« Dès maintenant, mais il faut préparer le tout, prévenir la famille. »
Le soir venu, Kévin convoqua une réunion familiale. Isabelle, le visage de pierre. Théo, la tête plongée dans son téléphone.
« Jai une fille, dune autre femme. Elle a sept ans. »
Le silence, puis lexplosion.
« Quoi! Tu mas trahi? »
« Il y a huit ans, quand le divorce était à la porte. »
« Nous nétions pas au bord du divorce! Tu tes enfui chez une »
« Isabelle, calmos. Élodie meurt. Lenfant naura plus personne. »
« Et alors? Cest notre problème? »
« Cest ma fille! »
« Fille de substitution! Je ne la laisserai pas entrer. »
Théo leva les yeux.
« Papa, pourquoi elle nous appartientelle? »
« Elle est ta sœur. »
« Mais cest pas ma sœur! Cest une étrangère! »
Kévin fixait son épouse et son fils, étrangers. Quand étaientils devenus ainsi?
« Jemmènerai Amandine, avec ou sans votre accord. »
« Alors choisis: nous ou elle! »
« Isabelle, vraiment? »
« Absolument. Soit la famille, soit ton mon mon »
« Nappelle pas lenfant ainsi! »
« Je lappelle comme je veux! Chez moi! »
« Cest aussi ma maison. »
« Pas longtemps. »
Une semaine plus tard, Élodie fut admise à lhospice. Kévin vint chercher Amandine.
La petite se tenait dans le hall, petite valise à la main, maigre, pâle, les yeux énormes.
« Bonjour, tu es mon papa? »
« Oui, ma puce. Je suis ton papa. »
« Maman a dit que tu viendrais me prendre. »
« Je viens. Tu vas vivre avec moi. »
« Et maman? Elle guérira? »
Kévin sassit, les genoux pliés.
« Amandine, ta mère est très malade. Elle pourrait ne pas sen sortir. »
« Mourir? »
« Peutêtre. »
La fillette hocha la tête, sans larmes. Elle comprit.
« Jai pris mes affaires. Un peu. Maman a dit que tu achèteras de nouvelles choses. »
« Jachèterai tout ce que tu voudras. »
À la porte, Isabelle les attendait.
« Cest ton petitcoin? »
« Isabelle, avec lenfant! »
« Quimporte? Quelle sache sa place tout de suite. Elle dormira dans le grenier. »
« Dans le grenier? Tu deviens folle? »
« Où sinon? Il ny a plus de pièces libres. »
« Dans la chambre damis. »
« Cest mon bureau! »
« Maintenant cest la chambre denfant. »
Amandine se serra contre le mur, les yeux remplis de terreur.
« Papa, je devrais aller à linternat? »
« Aucun internat! Tu es ma fille, tu resteras ici. »
« On verra, lança Isabelle. »
Les premiers jours furent un enfer. Isabelle ignorait Amandine. Théo la raillait, lappelant « la petite peste ». La petite mangeait après tout le monde, dormait sur le canapé du salon, car Isabelle refusait dacheter un lit.
« Pourquoi se ruiner? Peutêtre quelle ne sy habituerait pas. »
Kévin essayait de protéger sa fille, mais il disparaissait des jours entiers au bureau. À la maison, cétait la guerre.
Élodie mourut un mois plus tard. Kévin la suivit à lenterrement. La fillette se tenait près de la tombe, les lèvres mordues jusquau sang.
« Papa, maman est au ciel? »
« Oui, ma puce. »
« Elle me regarde? »
« Bien sûr. »
« Alors je serai bonne, pour ne pas la rendre triste. »
Chez eux, la situation empirait. Isabelle tourmentait ouvertement Amandine, ne lui donnait rien à manger quand Kévin était absent, la forçait à faire le ménage. Théo, à la dérobée, cachait ses affaires, abîmait ses cahiers.
Kévin tenta dintervenir.
« Isabelle, arrête! Cest un enfant! »
« Enfant étranger! Quil connaisse sa place! »
« Cest ma fille! »
« Ton fils! Cest ton erreur! »
Le point de rupture arriva trois mois plus tard. Kévin rentra plus tôt du travail, des cris éclatèrent. Il monta à létage. Dans la chambre, Théo battait Amandine avec une ceinture.
« Tu apprendras à ne pas toucher à mes affaires! »
« Je nai rien touché! » sanglota Amandine.
« Mensonge, sale petite! »
Kévin fonça dans la pièce, arracha la ceinture, repoussa son fils.
« Questce que tu fais, mon fils? »
« Elle a pris ma tablette! »
« Je nai rien pris! » Amandine se blottit dans un coin, toute couverte décorchés.
« Même si cétait le cas, quel droit astu de la frapper? »
« Maman disait quil faut éduquer! »
« Maman disait quoi? »
Kévin descendit. Isabelle, au café, buvait son thé.
« Cest toi qui as laissé battre Amandine? »
« Éduquer, pas prendre ce qui ne nous appartient pas. »
« Cest un enfant! Sept ans! »
« Et alors? Quelle shabitue. »
« Ça suffit. Jen pars. Jemporte Amandine. »
« Non, attends! Souvienstoi, Théo restera avec moi. »
« Quil reste. Si tu las élevé en bourreau, je nai pas besoin dun tel fils. »
Il fit ses valises en une heure. Amandine tremblait sur le lit.
« Papa, à cause de moi? »
« Non, à cause deux. Partons. »
« Et le frère? »
« Ce nest pas ton frère. Un frère ne se comporte pas ainsi. »
Ils louèrent un petit appartement en banlieue, deux pièces. Pour la première fois, Amandine sourit en découvrant sa chambre.
« Vraiment à moi? »
« Vraiment. On laménagera comme tu voudras. »
« Des papiers roses? »
« Des dorés, si tu veux. »
Le divorce fut douloureux. Isabelle réclamait tout. Lappartement fut partagé, la voiture vendue. La pension alimentaire pour Théo était un quart du salaire.
Kévin ne regretta rien. Il voyait Amandine sépanouir, dépasser ses peurs, rire enfin.
À lécole, au début, elle était réservée, mais la maîtresse, très gentille, laida à sintégrer.
« Papa, jai une amie! »
« Vraiment? Comment elle sappelle? »
« Maïssa. Elle minvite à son anniversaire. »
« Super! On achètera un cadeau. »
Un an passa. Théo appela.
« Papa, on peut se voir? »
« Pourquoi? »
« Jai besoin de parler. »
Ils se retrouvèrent au parc. Le fils, devenu homme, les yeux mélancoliques.
« Papa, pardonnemoi. »
« Pour quoi? »
« Pour Amandine. Jai eu tort. »
« Jai compris. »
« Maman disait que cétait une étrangère, que cest pour ça que tu nous as quittés. »
« Je ne vous ai pas abandonnés. Je suis parti à cause de la violence. »
« Je sais. Maintenant je comprends. Ma mère a trouvé un nouveau compagnon. Il me «éduque» aussi. »
« Et alors? »
« Jai compris ce quAmandine a vécu. Puisjeje la revoir? »
« Je lui demanderai. »
Amandine hésita, puis accepta. Ils se retrouvèrent dans le même café. Théo apporta un énorme ourson en peluche.
« Amandine, désolé. Jai été un idiot. »
« Ce nest rien. Tout le monde se trompe. »
« Tu tu es vraiment ma sœur? »
« Oui, du côté de papa. »
« On pourra se voir de temps en temps? »
Amandine fixa son père, qui hocha la tête.
« Oui, à condition que tu ne la frappes plus. »
« Promis! »
Ils se virent plus souvent. Théo devint protecteur, laidait à lécole, laccompagnait. À dixhuit ans, il partit vivre chez son père.
« Maman, je pars. »
« Vers cet traître? »
« Vers papa et ma sœur. »
« Elle nest pas ta sœur! »
« Ma sœur, ma vraie sœur. Et toi tu es seulement une mauvaise personne. »
Isabelle resta seule. Son nouveau compagnon lavait quittée pour une plus jeune. Théo ne lappelait plus. Kévin cessa les pensions, son fils était majeur.
Dans le petit deuxpièces, le bonheur était simple. Amandine brillait à lécole, Théo entra à luniversité, faisait des petits boulots.
Le soir, tous autour de la table, thé à la main, rire partagé.
« Papa, dit Amandine merci de mavoir prise. »
« Cest moi qui te remercie. »
« Pourquoi? »
« Parce que tu es là. Tu as montré ce qui compte vraiment. »
« Et questce qui compte? »
« Lamour. Pas la richesse, pas le statut. Lamour. »
Théo acquiesça.
« Papa a raison. Je lai compris quand maman a choisi un nouveau mari plutôt que moi. »
« Elle est vraiment malheureuse, ajouta Amandine. Pourquoi la défendre après tout? »
« Parce que la colère détruit. Celle qui se met en colère se perd. Ma mère me le disait. Cest la vraie mère. »
Kévin serra sa fille.
« Ta mère était sage. »
« Elle létait. Mais jai un papa, un frère. Cest aussi une famille. »
« La vraie famille, conclut Théo. Pas toujours le sang, parfois le choix. Le choix dêtre ensemble, contre vents et marées.







