«Ma fille ma confié son petit-fils pour lélever, parce quelle voulait se lancer dans une carrière» cest le titre qui revient dans ma tête chaque fois que je tourne la page de ce carnet.
Je noublierai jamais cette nuit glaciale de décembre, lorsque le téléphone a sonné avec la voix de ma fille, Claire, tremblante de larmes. «Maman, je ny arrive plus je ne peux pas quitter Antoine, mais je dois travailler Aidemoi, sil te plaît.»
Sa voix était brisée, comme celle dune personne qui se sentait trahie par ellemême, qui, pour la première fois, était réellement terrifiée. Elle était mère célibataire, à peine dans la vingtaine, à peine sortie dune rupture avec le père de son garçon. Elle voulait reprendre ses études, trouver un emploi, reconstruire sa vie mais chaque semaine, ses espoirs fondaient plus vite que la neige qui tombait sur les toits de notre appartement du 12e arrondissement.
Je me souviens du petit Louis endormi dans son berceau. Il navait que deux ans, des cheveux blonds comme le blé, des joues roses, un souffle paisible, comme sil ne savait pas encore à quel point le monde adulte peut être cruel.
Je nai pas hésité. Jai serré Claire dans mes bras, je lui ai promis que tout irait bien, que je moccuperais dAntoine du mieux que je le pouvais. «Ce nest que temporaire, maman. Je dois me remettre, prendre mon envol, puis revenir le chercher dès que je serai stable.»
Ce «temporaire» sest transformé en mois, puis en années. Les premières semaines, elle mappelait chaque jour, me racontait comment se passait son travail, demandait si Louis disait déjà de nouveaux mots, sil mangeait tout seul à la cuillère, sil dormait paisiblement. Parfois, elle pleurait dans le combiné, et je la rassurais en lui disant que son fils était heureux, quil ne manquait de rien.
Avec le temps, les appels se sont espacés, le silence a remplacé les questions quotidiennes. Louis grandissait, devenu un garçon sensible et curieux. Cest moi qui lui ai appris les couleurs, qui lai conduit à la crèche, puis aux premières compétitions sportives de lécole. Cest moi qui le consolais lorsquil faisait des cauchemars, qui le serrait contre moi chaque matin. Jétais pour lui tout : grandmère, mère, amie. Je ne me demandais pas si je faisais bien ou mal; je savais seulement que je laimais et que je donnerais tout pour lui.
Claire menvoyait des cartes de vœux chaque Noël, venait nous rendre visite deux ou trois fois par an. Je ressentais toujours une distance, parfois une pointe de regret dans sa voix. Elle répétait toujours quelle ne pourrait jamais sen sortir sans mon aide, quun jour elle nous le rendrait.
Sept ans ont passé. Louis faisait maintenant huit ans, et je me surprenais de plus en plus à penser que ce «temps temporaire» était devenu notre nouvelle réalité. Nous avions instauré nos rituels : lecture de contes le soir, pâtisseries faites maison, longues promenades dans le parc du Bois de Vincennes chaque dimanche.
Parfois, en le regardant, mon cœur se serrait à lidée que sa mère ne le voyait quen weekend et pendant les vacances. Mais je me disais toujours : «Elle fait cela pour lui. Elle travaille pour lui offrir un meilleur avenir.»
Un jour, sans prévenir, Claire mappela avec une voix différente, plus ferme, comme si tous ses projets sétaient enfin concrétisés. «Maman, je viens ce weekend. Il faut quon parle.» Une petite angoisse sest glissée en moi, sans que je sache comment la nommer.
Elle arriva samedi matin, plus assurée, plus soignée, le regard éclatant dune nouvelle étincelle. «Maman, je veux prendre Louis avec moi. Jai un petit appartement à Lyon, un bon poste, je peux tout lui offrir.» Jai eu limpression que lon arrachait mon cœur de ma poitrine. Jai tenté de sourire, de dire que cétait merveilleux, que je suis fière delle, mais à lintérieur, une douleur immense me submergeait.
Louis, qui écoutait la conversation, ma demandé, les yeux remplis dinquiétude : «Grandmaman, je ne veux pas déménager.» Jai essayé de lui expliquer que sa mère laimait énormément, que cétait important quil passe plus de temps avec elle.
Claire me regardait de plus en plus froide. «Pendant toutes ces années, tu las laissé croire que cétait toi sa maman. Tu mas enlevé mon enfant,» atelle murmuré avant de détourner le regard.
Ces mots résonnent encore dans ma tête, chaque nuit, comme un écho. Jai voulu seulement aider. Je laimais comme mon propre fils, mais je nai jamais cherché à remplacer ma fille.
Je me tourmente, me demandant si jaurais pu agir autrement, si je naurais pas dû lui laisser plus dinitiatives, soutenir davantage le contact. Peutêtre nauraisje pas dû profiter autant des moments avec mon petitfils, mais plutôt insister pour quil se souvienne que cest sa mère qui laime.
Aujourdhui, Louis vit avec Claire. Je le vois moins souvent, mais chaque fois quil franchit ma porte, il court dans mes bras comme si le temps navait jamais passé. Quand la porte se referme derrière lui, il ne reste que le vide que rien ne peut combler.
Je regarde sa chambre: sur létagère repose toujours son petit camion rouge, sous loreiller, jai trouvé un dessin avec linscription «Je taime, mamie». Je my attarde parfois le soir, je frôle les pages de ses livres denfance, jentends encore son rire.
Claire mappelle de moins en moins, ses messages sont courts, factuels. Quand je lui demande comment ils vont, elle répond que tout va bien, mais jentends dans sa voix une distance, comme si nous nétions plus jamais aussi proches quavant. Je la vois parfois à la fenêtre quand elle vient chercher Louis; elle a lair fatiguée, mais aussi heureuse. Jessaie de croire quelle a pris la bonne décision, que son fils a enfin sa mère à côté.
Les nuits, je me réveille le cœur lourd, me demandant si jai vraiment fait une erreur. Peutêtre auraisje dû me battre davantage, plaider, demander plus de conversations Ou peutêtre que ce que jai fait était le plus dur: les laisser partir, accepter que leur monde leur appartient maintenant, et que je ne suis plus que le souvenir de leurs débuts.
Une chose est sûre: lamour que je porte à Louis ne séteindra jamais. Jattendrai toujours son retour, quil me raconte ses joies, ses soucis, quil repose à nouveau sa tête sur mes genoux comme avant.
Et même si je ne sais pas si ma fille me pardonnera, si nous serons à nouveau proches, je crois quun jour elle comprendra combien mon cœur a donné pour les sauver tous les deux de la solitude.
Parfois, le plus grand amour, cest celui que lon doit lâcher, même si cela fait la plus grande douleur au monde.







