Pas à pas
Élodie Dubois et moi, Antoine Lefèvre, formions un jeune couple: elle avait vingtsept ans, moi trenteetun. Nous vivions depuis un peu plus dun an dans un studio à la périphérie de Lyon. Elle travaillait à la comptabilité dune petite société, et moi jétais développeur en télétravail. Le soir, nous évoquions nos projets: refaire le mobilier, entreprendre de petites rénovations et, enfin, partir à la mer cet été. Nos salaires couvraient les dépenses courantes et nous permettaient déconomiser un peu, mais les gros achats restaient toujours à lécart.
Début mars, nous avons décidé de solliciter un crédit pas trop important pour ne pas sentir le poids dune dette, mais suffisant pour nos projets. La décision na pas été facile: nous avions toujours préféré nous débrouiller seuls et éviter les emprunts. Pourtant, le désir davancer saccumulait.
Un aprèsmidi, après le travail, nous sommes entrés dans lagence bancaire près de notre immeuble. Devant lentrée, des ouvriers en gilets fluorescents sactivaient, la cour était mouillée par de la neige fondue et le bitume était sombre sous leau de fonte. Lair était grisbleu, le vent sengouffrait sous nos vestes et la lumière déclinait déjà, même si il était encore loin du soir.
À lintérieur, les clients sinstallaient sur des chaises en plastique alignées le long du mur. Laffichage électronique clignotait en rouge, et les agents, derrière les vitres, cliquetaient frénétiquement sur leurs claviers.
Élodie tenait son dossier de documents plus fermement que dhabitude: passeports, fiches de paie et attestations de revenus se superposaient au sommet. Nous nous sommes regardés, nerveux.
On va tout savoir maintenant, murmuraitelle. Lessentiel, cest de ne rien laisser passer.
Un agent nous a conduits chez la conseillère, une jeune femme aux cheveux soigneusement attachés et à la plaque didentité usée du logo de la banque.
Après avoir présenté le montant du crédit et la durée du remboursement, la conseillère a sorti dun tiroir une pile de formulaires :
Pour que le crédit soit accepté, il faut souscrire une assurancevie, at-elle déclaré dune voix demploi. Cest une condition obligatoire dans notre établissement pour tout particulier.
Jai répliqué :
Et si on refuse? On na pas besoin dassurance
Elle a souri, un peu fatiguée :
Désolé, mais cest impossible, atelle répondu. Sans assurance, la banque ne donnera pas son accord. Tous les clients signent une couverture globale lorsquils contractent un prêt.
Nous nous sommes échangés un regard ; il ny avait aucune objection possible, aucune mention de ce point navait été faite sur le site ni par le service client.
Nous avons tenté den savoir plus :
On a lu quelque part on pourrait choisir une autre formule?
Elle a secoué la tête :
Ce nest pas possible avec notre tarif, atelle affirmé sans hésiter. Si vous voulez une réponse aujourdhui
Les mots sont restés suspendus comme un fardeau: accepter immédiatement ou perdre du temps à chercher une autre banque, sans garantie que celleci ne proposerait pas la même chose.
Les documents ont été signés rapidement, chaque page passée presque en silence, le contrat dassurance glissant parmi les papiers. Quand Élodie a apposé sa signature sur le dernier paragraphe de lassurance vie, sans vraiment saisir toutes les formules juridiques, une irritation mêlée de frustration est montée: on sattendait à ce que des adultes comprennent mieux.
En sortant de la banque, la nuit tombait plus vite quon ne laurait souhaité pour mars. Les réverbères se reflétaient dans les flaques, les passants pressés se hâtaient, les épaules serrées contre le vent.
Je suis resté muet pendant que nous traversions la cour entre les immeubles sombres. En rentrant, jai enlevé ma veste dun geste brusque, la faisant presque tomber dune chaise.
Élodie a mis leau à bouillir, le bruit sourd des radiateurs se faisait entendre. Elle sest approchée de la fenêtre, a essuyé le verre embué où la condensation de la journée laissait des traces.
Je me suis approché, lai prise par les épaules et, sans parler, jai posé mon front contre son temple, comme autrefois quand il fallait réfléchir à deux voix mais ne rien dire de précis. Ce geste nous a soulagés un instant, car nous nous sentions trahis, même si nous avions agi comme tant dautres adultes.
Plus tard, alors que le dîner était presque prêt et que la télévision diffusait les informations en fond, Élodie a ouvert son ordinateur portable, sest connectée au site de la banque et a relu les conditions du contrat. Cette fois, elle a remarqué, en petits caractères, une clause de remboursement de la prime dassurance si la demande était faite à temps.
Elle a tapé « remboursement assurance prêt » dans le moteur de recherche, a trouvé des dizaines darticles, de forums, des discussions récentes comme anciennes. Certains conseillaient de persévérer, dautres se plaignaient que la banque trouve toujours un moyen de refuser.
Je me suis assis à côté delle, le coude sur son épaule, jai pointé du doigt le passage parlant de la « période de rétractation »: quatorze jours après la signature, on peut récupérer largent même si le service a été imposé.
Nous avons lu les lois attentivement, noté les références légales, copié des modèles de réclamations, stocké le tout séparément et nous les sommes échangés par messagerie pour les relire le matin, au cas où un détail nous aurait échappé. Aucun de nous navait dexpérience juridique, hormis les accords de location ou les achats de billets en ligne où tout était simple: un bouton vert et le paiement était effectué. Ici, il fallait décortiquer chaque subtilité nousmêmes, sinon le remboursement resterait un mirage, malgré les promesses des juristes en ligne qui affirmaient le succès à condition de suivre à la lettre la procédure.
Aux alentours de minuit, épuisés mais en colère, nous avons décidé de rédiger la réclamation nousmêmes, en comparant chaque phrase à un modèle officiel trouvé sur le site de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes.
Jai tapé lentement le texte, effaçant parfois des paragraphes: parfois trop émotionnel, parfois trop sec, comme si un robot écrivait à notre place. Je voulais que le banquier comprenne pourquoi cette affaire était importante pour une famille qui ne cherche quune justice, même pour une petite somme, le principe étant plus précieux que tout le reste.
Élodie a vérifié lorthographe, corrigé les coquilles, inséré les liens, les citations légales, mis en gras les dates clés: quatorze jours calendaires, dix jours ouvrés pour le traitement de la demande, droit de saisir la Banque de France en cas de refus ou de manquement de la banque.
Quand le brouillon a été finalisé, nous lavons imprimé deux fois, joint une copie du contrat à lune des versions, gardé lautre pour nous, photographié chaque page avec le smartphone, échangé les fichiers pour ne rien perdre. Le lendemain, nous comptions nous rendre à nouveau à lagence pour déposer la réclamation en mains propres, afin dobtenir un reçu et un numéro denregistrement, éliminant ainsi tout doute.
Le jour suivant, le temps sest détérioré: le vent sest renforcé, la neige fondue sest transformée en boue le long du trottoir. Nos chaussures se sont rapidement mouillées en allant à larrêt de bus. Lautobus est arrivé rapidement, lintérieur sentait le caoutchouc humide, les sièges étaient collants et usés par endroits. Mais notre moral restait bon: lessentiel était que le pas était franchi, il fallait maintenant mener laffaire à terme. Après tout, pourquoi sembêter pour quelques milliers deuros qui ne semblent rien ?
À la banque, les documents ont été acceptés, on nous a remis un reçu de dépôt et on nous a demandé dattendre dix jours. Les employés sont restés neutres, aucun étonnement, comme si ces démarches étaient courantes. Une semaine plus tard, la réponse officielle est arrivée: refus de remboursement. La justification était vague le service aurait été correctement fourni, aucune preuve dimposition, décision finale, la banque na aucun droit de la réviser.
La lettre était froide, presque humiliante, comme si nous nétions quun numéro parmi tant dautres réclamations, condamnés à attendre notre sort. Ce moment a été décisif: il est devenu clair que la lutte devait se poursuivre, sinon notre estime aurait disparu.
Les premières minutes après la réception du refus, Élodie et moi sommes restés muets, le courrier posé sur la table, son formalisme semblant nous barrer toute possibilité daction. Mais la frustration a laissé place à la détermination nous navions pas lintention dabandonner. Le soir, sous les néons qui se reflétaient sur le bitume humide, nous avons rouvert nos ordinateurs.
Jai consulté un forum où les gens partageaient leurs expériences: certains se plaignaient des réponses interminables des banques, dautres conseillaient de saisir immédiatement les autorités de régulation. Élodie a lu le guide de la Banque de France sur le remboursement des assurances tout était détaillé étape par étape: copie du contrat, lettre de réclamation avec description précise, coordonnées bancaires pour le virement.
Nous avons imprimé une nouvelle lettre de réclamation, maintenant adressée aux autorités de supervision. Nous y exposions clairement les faits: la conseillère avait imposé lassurance, la banque avait refusé dexaminer une autre option, ce que nous estimions illégal. Jai joint le scan du refus bancaire.
Cette foisci, nous avons envoyé les dossiers à deux institutions: la Banque de France et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Sur leurs sites, des formulaires en ligne nous ont permis de charger les documents, vérifier à plusieurs reprises les dates et les montants. Avant lenvoi, nous sentions un mélange de nervosité et de fatigue une petite affaire pour le système, mais tellement defforts pour une famille ordinaire.
On nous a promis une réponse sous dix jours. Nous avons essayé de ne pas nourrir dattentes irréalistes. Les jours ont passé, monotones: le travail remplissait nos journées, les soirées se réduisaient à de brèves conversations sur les infos ou les tâches ménagères.
Parfois, nous repensions à notre dossier peur dune erreur ou dun délai manqué. Mais à chaque fois, nous retrouvions les preuves que tout était en règle: reçus de dépôt, captures décran des soumissions, copies de chaque courrier.
Une semaine sest écoulée; dehors, le temps sest asséché, les trottoirs se sont débarrassés de la neige plus vite que dhabitude en mars. Les habitants du quartier ont commencé à ranger leurs écharpes, de petites flaques deau apparaissaient où la neige avait fondu.
Un matin, un courriel est arrivé dans la boîte dÉlodie la réponse de la Banque de France était courte mais précise: après examen conjoint avec lassureur, la banque doit rembourser intégralement la prime dassurance, conformément à la loi sur la protection du consommateur.
Élodie ma appelé à lordinateur, nous avons lu le texte à voix haute pour être sûrs de ne rien mal interpréter. Le sentiment de victoire était mêlé à une légère méfiance tant defforts pour une justice qui semblait enfin se concrétiser.
Deux jours plus tard, largent a été viré sur le compte indiqué dans la réclamation, le montant correspondait à ce qui était prévu dans le contrat, celui dont nous avions longuement débattu.
Ce soir-là, lappartement sentait le pain frais Élodie avait acheté une baguette en rentrant, la vapeur sélevait au-dessus des tasses de thé. Nous avons pu enfin parler de laffaire calmement, sans colère ni anxiété.
Je pensais honnêtement, quon ny arriverait jamais, atil admis. Et on peut vraiment gagner sans avocat, si on fait tout correctement?
Oui, atelle répondu doucement. Mais il faut ne jamais abandonner à michemin, sinon il devient plus dur de se respecter que de contester la banque.
Elle a souri, un peu fatiguée mais sûre delle. Après tant de semaines, elle se sentait plus forte, même si le remboursement était modeste comparé à nos dépenses annuelles.
Le lendemain, nous travaillions tous les deux de chez nous le matin était ensoleillé malgré quelques nuages typiques du début du printemps. Dehors, la pluie ruisselait, les éboueurs nettoyaient les dernières traces de neige le long des trottoirs, leurs voix résonnaient pendant que les enfants roulaient à vélo dans les flaques, leurs mains nues découvrant le froid après lhiver.
Je suis sorti brièvement dans la cour, et en revenant, jai senti que latmosphère du foyer avait changé depuis le début de notre combat: plus de frustration, plus dimpuissance, seulement la confiance tranquille de savoir que nous pouvions résoudre les problèmes ensemble, pas à pas, même quand tout semblait contre nous.
Le soir, quand le soleil se couchait presque derrière le toit du voisin, la lumière se posait en bande sur notre bureau, où la pile de dossierscontrat, réclamation, copies de facturesétait désormais rangée, prête à être utile à quiconque se retrouverait dans une situation similaire. Le souvenir de cette expérience restera gravé comme un rappel silencieux quil existe toujours une issue, même lorsquon croit quil ny en a aucune.







