Un cadeau dont on a honte

Le panier de fruits trônait sur la table de la cuisine, comme un silence accusateur. Océane Lefèvre, pour la énième fois, le fixa du regard avant de laisser échapper un souffle lourd. Depuis la pièce voisine, le téléviseur bourdonnait son mari, Gustave, était absorbé par une nouvelle émission de pêche. Tout cela, pour lui, était sans importance.

«Océane, tu arrives? Le thé refroidit,» lança Gustave.

Océane haussa les épaules. Même le thé, il ne pouvait le réchauffer tout seul.

«J’arrive,» réponditelle en sortant de la glacière un pot de confiture.

En passant devant le miroir du couloir, elle redressa machinalement ses mèches argentées. Le temps séchappait si vite. Il ny a pas si longtemps quelle épousait Gustave, et aujourdhui elles célébraient le soixantième anniversaire de leur fille.

Sa pensée se porta sur Célestine ; le cœur se serra. Une semaine déjà quelles sétaient disputées et que Célestine navait pas donné de nouvelles. Comme dhabitude, Océane se retrouvait à porter la responsabilité de tout. Elle voulait pourtant agir au mieux.

À côté de la tasse non lavée de Gustave, reposait une photo encadrée dun bois simple leur mariage. Jeunes, heureux. Océane en robe ample, Gustave en costume. Qui aurait pu imaginer que, quarante ans plus tard, leur existence se réduirait à une routine faite de nondits et de rancœurs?

«Questce qui te bloque?» lança de nouveau le mari.

Océane repoussa les souvenirs et porta un plateau de thé et de confiture dans la salle.

«Tu ten fais encore?» demanda Gustave, les yeux rivés à lécran.

«Et toi, tu ne ten soucies pas du tout!» répliqua-telle, la voix tremblante. «Si tu appelais Célestine, tu texcuserais.»

«Pour quoi?» se retourna enfin Gustave. «Pour le cadeau quon lui a offert?Cest absurde.»

Océane posa le plateau sur la table basse et sassit au bord du canapé.

«Cétait un terrible cadeau, Gustave. Je le sais bien.»

«Un service à thé ordinaire,» haussail les épaules. «Cher, dailleurs. Trois cents euros, on a déboursé.»

«Ce nest pas largent,» soupira Océane. «Tu aurais vu son visage quand elle a ouvert la boîte. Elle naimait plus ce service depuis trente ans, et nous lavons gardé pour le lui offrir à son anniversaire! Elle a cru que nous nous moquions delle.»

«Nous ne nous moquions pas!» semporta Gustave. «Nous pensions que cétait un bon cadeau. Cest une pièce rare, presque un trésor.»

Océane secoua la tête. Les hommes ne comprennent jamais les subtilités. Ce service venait de leurs noces, offert par des parents éloignés de Gustave. Elle se rappelait Célestine enfant, tournant le petit bol dans ses mains et lançant: «Maman, quelle horreur de décor! Tout en fleurs, on dirait un parterre, pas une tasse.» Depuis, le service était resté intouché dans le buffet, jusquà ce que naisse lidée de le donner à la fille pour son jubilé.

«Les goûts changent,» poursuivit obstinément Gustave. «Aujourdhui, le vintage est à la mode. Tous ces comment les appelletils hipsters ne jurent que par les vieilles pièces.»

«Célestine nest pas une hipster!» sécria Océane. «Elle est directrice financière dans une grande entreprise. Son appartement est minimaliste, pas un buffet de grandmère.»

«Elle aurait pu simplement dire «merci» et le placer sur une étagère,» marmonna le mari. «Au lieu de sénerver devant tous les invités.»

Océane revit le moment. Célestine avait ouvert la boîte, était restée muette quelques secondes, puis avait levé les yeux vers eux.

«Cest ce même service du buffet?» demandatelle doucement.

«Oui, ma fille!» répondit Océane, toute joyeuse. «Tu te souviens quand tu disais quil était magnifique?»

Un silence pesant sabattit. Célestine pâlit.

«Je nai jamais dit quil était beau. Je le détestais, et vous le saviez.»

«Encore une fois, tu exagères,» ricana Gustave en sirotant son thé. «Un cadeau qui ne plaît pas, ce nest pas la fin du monde.»

«Il y a dautres problèmes,» rétorqua Océane. «Le principal, cest que nous ne connaissons plus notre propre fille. Nous ignorons ce quelle aime, ce qui la fait vibrer.»

Gustave grogna :

«Ne dramatise pas. Elle a simplement un caractère difficile, toute à toi.»

Avant quelle ne puisse répondre, le téléphone sonna. Elle décrocha, espérant en secret que ce soit Célestine.

«Allô?»

«Océane?Cest Mariette, la voisine,» résonna une voix familière. «Tu pourrais passer?Jai besoin daide avec ces nouvelles pilules, je ne comprends rien aux notices.»

«Jarrive tout de suite,» répondit Océane, posant le combiné.

«Qui estce?» demanda Gustave.

«Mariette Dupont. Je vais faire un saut, il faut laider.»

«Encore tes bonnes actions,» grogna le mari. «Et qui préparera le déjeuner?»

Océane poussa un profond soupir :

«Il y a du potage dans le frigo, il suffit de le réchauffer.»

Elle enfila un cardigan léger et sortit. Limmeuble laccueillit avec ses odeurs familières poisson grillé du voisin du dessous, et une volute de fumée de cigarette provenant du couple du cinquième étage.

Mariette habitait seule, et ouvrit la porte aussitôt.

«Entre, ma chère, entre,» sexclama la vieille dame. «Jai fait un gâteau, on prendra le thé en même temps.»

Océane tenta de décliner, mais Mariette insista. Pendant que la voisine saffairait dans la cuisine, Océane parcourait les photos accrochées au mur: Mariette avec son mari, leurs enfants, leurs petitsenfants, tous souriants.

«Comment va la petite Célestine?» demanda Mariette en apportant le plateau de thé. «Elle sen remet bien après le divorce?»

«Oui, elle tient le coup,» répondit Océane, vague.

«Et son fils? Kirill est déjà à luniversité, non?»

«Oui, en troisième année.»

Mariette sassit près delle, le regard perçant :

«Tu as lair triste aujourdhui. Il sest passé quelque chose?»

Océane, incapable de retenir les larmes, raconta tout: le service de thé, la dispute avec la fille, lentêtement de Gustave.

«Tu dois parler à Célestine, sans Gustave. Dislui sincèrement que vous avez eu tort avec le cadeau,» proposa Mariette. «Elle ne répond pas au téléphone?»

«Non, elle nappelle pas,» soupira Océane.

«Alors va la voir!Ce nest pas loin,» insista Mariette, comme si cétait la solution la plus évidente. «Elle nhabite pas dans une autre ville.»

Océane réfléchit. Pourquoi ne pas simplement aller la voir? Lorgueil ou la peur lavaitelle retenue? Elle craignait dentendre que, vieillissants, ils étaient perçus comme de ridicules incapables de comprendre leur propre enfant.

«Tu as raison,» admitelle finalement. «Je partirai aujourdhui même.»

«Cest la bonne décision,» approuva Mariette. «Et maintenant, goûtons ce gâteau.»

De retour, elle trouva Gustave toujours planté devant la télé.

«Gustave, je pars chez Célestine.»

«Pourquoi?» sétonna le mari.

«Pour mexcuser pour le cadeau.»

«Encore tes bêtises!» sécria Gustave. «Un service qui ne plaît pas, ce nest pas la fin du monde. Son goût artistique nest pas encore mûr.»

«Ce nest pas le service, cest notre incapacité à nous entendre. Nous nentendons plus notre fille.»

«Très bien,» concéda-til enfin. «Mais ne lui dis pas que jai reconnu ma faute. Je reste convaincu que cétait un bon cadeau.»

Océane hocha la tête. Quarante ans de mariage, et lobstination ne sétait pas atténuée dun gramme.

Célestine vivait dans un quartier récent, dans une tour moderne. Océane monta dans le bus, regardant par la fenêtre le paysage qui défilait, se rappelant combien il est parfois difficile de communiquer avec ceux quon aime le plus.

La porte souvrit sur Kirian, le petitfils.

«Grandmère?Pourquoi ne pas mappeler avant de venir?»

«Cest une surprise,» sourit Océane en tendant un sac de pâtisseries. «Maman est au travail?»

«Oui, dans son bureau,» répondit Kirian, prenant le sac. «Viens, je lappelle.»

Océane franchit le couloir. Lappartement de sa fille, toujours épuré, aux tons clairs, ne comportait ni buffet de porcelaine, ni tapis tapissant les murs. Un autre temps, dautres valeurs.

Célestine sortit de son bureau, le visage crispé.

«Maman?Quelque chose ne va pas?»

«Rien,» répondit Océane calmement. «Je suis venue simplement parler.»

Célestine jeta un œil à sa montre :

«Dans trente minutes, jai une visioconférence avec Paris.»

«Je ne resterai pas longtemps,» sassit Océane sur le canapé. «Célestine, je suis venue mexcuser pour ce cadeau. Tu avais raison, cétait stupide.»

«Tu viens texcuser pour le service?»

«Pas seulement pour le service,» croisatelle les bras. «Mais pour le fait que ton père et moi ne te comprenons pas, pour le fait que nous vivons dans le passé et ne voyons pas ton présent.»

Célestine senfonça lentement dans le fauteuil en face.

«Maman, ce nest pas le service. Cest un symbole. Le symbole de votre méconnaissance de qui je suis, de ce que jaime, de ce qui manime.»

«Cest vrai,» admit Océane, la gorge nouée. «Nous sommes restés bloqués dans le passé. Pour nous, tu es toujours la petite fille qui vivait avec nous.»

Célestine soupira :

«Le plus blessant, cest que vous navez jamais essayé de me connaître vraiment. Vous ne mavez jamais demandé quelle musique jécoute, quels livres je lis, quels films je regarde. Vous êtes convaincus de nous connaître mieux que nous-mêmes.»

«Tu as raison,» murmura Océane. «Les parents croient souvent que leurs enfants sont le prolongement deuxmêmes, pas des personnes à part entière.»

«Exactement!» sexclama Célestine. «Je suis aussi fautive: je ne vous demande jamais ce qui vous préoccupe, je ne viens quune fois par mois, japporte des courses et je repars, comme si cétait une simple corvée.»

«Nous sommes tous responsables,» répondit Océane, les yeux embués. «Il nest pas trop tard pour réparer les choses, non?»

«Pas trop tard,» acquiesça Célestine.

«Alors, dismoi, quelle musique écoutestu en ce moment?Et quels livres te plaisent?»

«Vraiment?» ricana Célestine. «Tu veux savoir?»

«Absolument,» insista Océane. «Il nous reste vingt minutes avant ta conférence, puis je partirai pour ne pas te déranger.»

«Daccord,» réfléchit Célestine. «Jécoute du jazz, surtout des enregistrements des années cinquante. Je lis surtout des ouvrages professionnels, mais pour le plaisir, des polars. Jai aussi commencé à apprendre lespagnol, car je rêve daller à Barcelone.»

Océane sentit quelle découvrait une nouvelle femme. Combien avaitelle laissé passer?

«Et ta vie sentimentale?» demandatelle avec précaution. «Trois ans depuis le divorce»

Célestine sourit, embarrassée :

«Il y a quelquun. Il a sept ans de moins que moi, je nai rien dit de peur que vous ne le compreniez pas.»

«Nous sommes traditionnels, mais pas archaïques,» répondit Océane. «Lessentiel, cest quil soit bien.»

«Il est professeur dhistoire à luniversité, gentil, intelligent. Kirian laime bien.»

«Alors invitele à dîner,» proposa Océane. «Et promis, aucun service de porcelaine en cadeau!»

Elles rirent toutes les deux.

«Tu sais,» dit Célestine, «jai repensé au service, il est beau, du style provençal. Le vintage, ça a la côte maintenant.»

«Ne mexcuse pas,» secoua Océane. «Cétait un mauvais cadeau.»

«Vraiment!» sexclama Célestine. «Je songe même à le mettre à la maison de campagne. Vous avez acheté un terrain lan passé, non?»

«Oui,» admit Océane, la honte perçant son cœur. «On ne se connaît toujours pas.»

«Rattrapons cela,» proposa Célestine, en regardant lhorloge. «Je dois me préparer pour la visioconférence, mais reviens le weekend, daccord?Et amène papa, je vous montrerai les photos du chalet.»

Elles se prirent dans les bras. Océane sentit que quelque chose dessentiel revenait à sa vie, quelque chose quelle avait failli perdre dans lobscurité de son orgueil.

Sur le chemin du retour, elle acheta une bonne bouteille de vin et une boîte de chocolats. Gustave lattendait à la porte, lair inquiet :

«Alors, tout est réglé?»

«Réglé,» acquiesça Océane, tendant le sac. «Et devine quoi?Célestine veut mettre le service dans le chalet.»

«Tu vois!Alors, main dans la main, nous levâmes nos verres, promettant de bâtir un avenir où chaque geste, même le plus petit, serait empreint découte et de tendresse.

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Un cadeau dont on a honte
What’s Happening Now? Where Are You Headed? And Who’s Preparing the Food?