S’éclipser et ne jamais revenir.

Partir sans jamais revenir.

Manon, hier soir jai vu une annonce: un troispièces à vendre, exactement comme on le rêvait, dans le quartier qui nous plaît. On a assez déconomies pour lacheter, non? Si on vend la maison, on pourra aider Léa à rembourser son prêt. Allons le voir», lança-t-elle à son mari, les yeux brillants dimpatience. Serge, lair épuisé, secoua simplement la tête :

Pas aujourdhui, jai terminé le bilan jusquà minuit hier, et ce soir je rentrerai sûrement tard, réponditil en engloutissant son dernier café, en attrapant les clés de la voiture et un classeur, puis il sortit dun claquement.

Manon soupira, ne voulant pas contredire son époux. Elle détestait le fait que Serge était de moins en moins présent à la maison : il rentrait tard, travaillait même le weekend, mais son salaire était bon. Elle rêvait depuis longtemps de vivre en ville, plus près de leur fille, et ils avaient mis de côté pendant des années la totalité du revenu de Serge, déposant chaque euro dans un compte, tandis que leurs dépenses reposaient sur la retraite de la mère de Serge et sur le salaire de Manman, directrice dune petite maison des Arts du village, où elle animait un atelier de danse. Cétait dur, mais vivre à proximité de leur enfant et travailler dans un grand centre culturel était son idéal, alors elle supportait les sacrifices.

Manon et Serge sétaient rencontrés à la préfecture de la région. Serge était alors en cinquième année détudes dingénierie, elle suivait lécole supérieure de danse. Dès le premier regard ils sétaient aimés à la folie, si bien que dès lobtention du diplôme, ils sétaient mariés et avaient déménagé dans le hameau où habitait la famille de Serge. Manon avait abandonné ses cours après une année, sans regret: elle était maintenant lépouse légitime de Serge, et elle était convaincue que leur bonheur serait éternel.

Leur vie à deux commença difficilement. À peine installés que Serge fut appelé à servir un an dans larmée. Manon, déjà angoissée à lidée de la séparation, dut affronter la mère de Serge, Madame Nina, qui, dès le premier regard, détesta la bru. Elle ne parla jamais à son fils, ne le remercia que dun «Tu las promis!» à chaque rencontre. Manon sefforça de gagner son affection, sengagea dans toutes les corvées, mais rien ne semblait aboutir.

«Jai demandé que tu parles à ta mère avant, pourquoi nastu pas appelé? Questce quelle attendait de moi?», le questionna Manon. Serge révéla alors que deux ans plus tôt, sa sœur était décédée à dixsept ans, après sêtre laissée séduire par un homme sorti tout juste de prison. Une nuit, ivre, il perdit le contrôle de sa moto et tua la jeune femme. La mère, furieuse, fit promettre à son fils de ne jamais se marier sans son accord. Serge enfreignit ce serment, et la rancune de Madame Nina senracina.

Manon, déterminée, promit quelle ne partirait nulle part, quelle ferait tout pour se lier damitié avec sa bellemère. Et, miraculeusement, le cœur de Madame Nina fondit après deux semaines. La bru se révéla travailleuse, joyeuse et généreuse. Malgré ses reproches, elle reconnut que la femme de son fils était digne. Le récit de Manon sur la mort de sa propre mère, disparue onze ans plus tôt, et sur le nouveau mari de son père, qui avait deux jeunes enfants, toucha Madame Nina. Cette dernière, bien que réticente, admit que Manon avait besoin dun soutien, même si la bellebellemère déclara que désormais Manon devrait subvenir à ses propres besoins.

«Ne pensez pas que je me suis mariée pour ces raisons,» rougit Manon sous le regard sévère de sa bellemère, «jai eu une place dans un foyer étudiant, une bourse supplémentaire pour mes études, mais sans Serge je ne pourrais pas vivre. Je laime, je laime tant.»

Madame Nina, dabord renfrognée, lenlaça finalement, les larmes coulant comme un mélange de tristesse et de joie. Elle sentit son cœur salléger, comme si un lourd voile se levait.

Un an plus tard, Serge revint, prit un poste au centre administratif du quartier et se rendit chaque jour à la garde. Manon devint organisatrice dun grand club culturel et dirigeante de latelier de danse. Leur salaire était modeste, mais la naissance de Léa, leur petite fille, renforça leurs liens. Les finances manquaient parfois, mais Madame Nina les soutenait, partageant les repas avec sa petitefille et ne refusant rien. Plus tard, Serge changea dentreprise, obtint des missions, et gravit les échelons ; son salaire multipliqua. Le petit club du village devint un vaste Centre des Arts, où Manon fut nommée directrice, tout en continuant dentraîner les jeunes filles aux compétitions, où elles remportèrent des médailles. Leur vie sinstalla dans labondance, ils achetèrent une berline, rénovèrent leur maison, et prirent des vacances sur la Côte dAzur.

Tout allait bien jusquau jour où Léa quitta la ville pour étudier à Lyon et se maria. Manon, nostalgique, se rappela son rêve de travailler dans un grand Palais des Arts. Elle proposa à Serge déconomiser pour acheter un appartement à Paris, où vivait Léa, et de vendre leur maison afin daider la fille à rembourser son prêt. Serge, après un instant de réflexion, accepta avec joie, précisant que le siège de leur société possédait une agence à Paris, où il pourrait être muté. Il avertit cependant que tout son salaire devrait être placé en dépôt, et quils vivraient de la retraite de Madame Nina et du revenu de Manon. Le conseil familial approuva, et ils commencèrent à mettre de côté.

La vie devint plus difficile, mais Manon ne se plaignit pas ; elle navait jamais été gâtée. Serge, de son côté, restait de plus en plus tard au travail, invoquant des charges supplémentaires pour augmenter son salaire. Manon, bienveillante, crut à ses explications, mais une angoisse sourde grandissait. Un soir, lorsquil rentra à deux heures du matin, elle explosa :

Je travaille du matin au soir pour gagner plus, et tu veux que je memmêle la tête? Décidetoi, veuxtu que je reste à tes côtés ou que nous achetions cet appartement près de notre fille? Ou bien que je doive courir en bus pour voir nos petitsenfants? Calmetoi et supporte!

Manon tenta de supporter, mais linquiétude la rongeait. Un jour, épuisée, elle déclara quelle ne voulait plus déménager, quelle voulait que Serge rentre le soir, quils partagent leurs soirées, quils rendent visite à leurs amis, quils retrouvent le sommeil comme un couple amoureux. Serge lécouta, se déshabilla, se coucha, tourné le dos contre le mur. Le lendemain, il rentra encore tard.

Puis, sans avertissement, Serge disparut. Il partit le matin au travail et ne revint pas le soir. Plus tard, il ne fut plus là le lendemain ni le suivant. Son téléphone était éteint, et Manman ne pouvait joindre aucun collègue: il navait jamais parlé de son travail. Après avoir appelé les services de pompes funèbres et les hôpitaux, le désespoir la saisit. Elle décida daller à Paris, à lentreprise où il était censé travailler.

Alors quelle se préparait, Madame Nina était à ses côtés, le souffle lourd, incapable de dormir. Manon, dune voix calme, la rassura :

Maman, ne vous inquiétez pas, il sera retrouvé, vivant et en bonne santé.

Manon tenta de se convaincre, les larmes perlaient, la gorge se serrait, mais elle se força à répéter :

Il est là, il reviendra, je le sais.

Soudain, une voix familière surgit dun arrêt de bus :

Salut! Tu viens en ville? On ira ensemble. Tu voulais acheter une voiture, non? Tu la vendras pas trop chère?

Questce que tu racontes?, répliqua Manman, perplexe.

Ton Serge a retiré une grosse somme dun guichet hier, je pensais quil allait acheter quelque chose Jai vu le paiement du loyer, tu nétais pas au courant?, répondit lamie en haussant les épaules.

Manman pâle de terreur. Peutêtre ces prélèvements étaient la cause de sa disparition. Arrivée à Paris, elle se précipita dabord au bureau de Serge, mais on lui annonça quil avait été licencié récemment et quil avait trouvé un autre emploi, dont le lieu restait inconnu. Elle se rendit alors au commissariat pour déclarer la disparition. Les policiers prirent son récit au sérieux, notèrent ses craintes et promirent de lancer les recherches.

Le lendemain, on lappela au poste :

Pourquoi navezvous pas signalé votre divorce il y a trois mois? demanda linspecteur, irrité.Cela change tout. Peutêtre estil parti sans vous prévenir. Vous navez trouvé aucun document chez vous, nestce pas?

Manman, incrédule, contempla les papiers : un acte de divorce, un extrait du registre. Elle ne comprenait plus rien. De retour chez elle, elle raconta tout à Madame Nina. En entendant le divorce, la vieille femme poussa un cri, se porta la main à la bouche, les yeux remplis de peur.

Quoi?, balbutia Manman.

Pardonnezmoi, cest ma faute, sanglota Madame Nina.Serge mavait dit que des assignations arrivaient à votre nom à cause dun prêt frauduleux. Il ma demandé de les cacher pour ne pas vous troubler. Il a promis de régler ça grâce à un juge ami. Je nai rien su dautre.

Il ma trompée? Vraiment?, murmura Manman, sasseyant lentement sur le canapé.Je ne comprends rien. Où estil? Que sestil passé?

Ce matin il ma envoyé un message: il part avec une autre, ils se marient bientôt, et il a tout emporté, même son salaire, dit-elle, les larmes saccumulant.Je vais me placer en maison de retraite, et je le transférerai à votre nom, espérant que vous me pardonnerez.

Manman se leva, sortit dans la cour, le corps tremblant comme sous un froid glacial qui venait de lintérieur. Elle se souvint du lilas et des bouleaux plantés à la frontière de leur jardin, grands comme leurs rêves, du jour dhiver où Serge avait poussé sa petite fille sur des luges, de la fois où le cochon sétait échappé de la ferme et ils lavaient poursuivi en riant. Les larmes coulèrent, vides, douloureuses.

Je ne vous laisserai pas partir, mère, déclara-t-elle, ferme, retournant à la maison.Serge ma trahie, mais je ne crois pas que ce soit vous. Je vous aime comme une mère, je sais que vous nauriez jamais voulu me blesser, et je veux vous embrasser, ditelle en serrant Madame Nina dans ses bras.

Après une soirée de sanglots, Manman et Madame Nina appelèrent Léa et lui racontèrent tout. La jeune femme, horrifiée par le comportement de son père, déclara quelle ne le pardonnerait jamais. Puis elle proposa à ses grandsparents de venir vivre avec elles.

Jallais vous préparer une surprise plus tard, mais il faut agir maintenant. Nous attendons des jumeaux, alors nous aurons besoin de vous, grandparents. Vendez votre maison, venez ici, lappartement est trois pièces, il y aura assez de place pour tout le monde. Vous êtes daccord?

Manman et Madame Nina se regardèrent, les larmes transformées en sourire, et acceptèrent.

Serge passa parfois par Paris, mais Léa ne le laissa jamais franchir le seuil de son appartement. Peutêtre voulaitil revenir, peutêtre non. Dans ce rêve où les murs se mouvèrent comme des vagues, il ne fut plus attendu, même par sa propre mère.

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