Cher journal,
Aujourdhui, alors que je rangeais quelques vieux cahiers, ma grandmère, MadameMarie, ma lancé un de ces reproches qui restent gravés dans la mémoire: «Si tu continues à traîner tes souliers dans le vestibule, tu finiras par franchir le seuil et tenvoler, ma petite». Elle voulait me rappeler que lhonneur de la famille ne se perd pas si facilement. Jamais je naurais imaginé quelle dirait une chose pareille, mais cest bien elle qui, depuis mon plus jeune âge, raconte que ma mère, Bérénice, était souvent «en vadrouille». Elle raconte, les yeux pétillants, que pendant cinq ans elle a vécu avec Michel, sans enfants, puis un jour elle a fait un tour à la station balnéaire de Biarritz et en est revenue avec un sac plein de souvenirs.
Je ne pensais pas que les ragots sur le fait que ma mère était partie trois ans avant ma naissance, accompagnée de la sœur de ma grandmère, Nadine, allaient être suffisants pour calmer le bruit. MadameMarie ne cesse de répéter que Bérénice a toujours été «une aventurière». Mon père, Jean, regarde ma mère comme un loup affamé, et il ne lui reste plus quà supporter les remarques quotidiennes de la famille, pendant que mon grandpère, Henri, reste silencieux, tel un rocher.
La relation entre la bellefille et la mère est toujours aussi tendue. Ma mère, Bérénice, na jamais aimé la bellefille de mon oncle, et elle la traite comme une intruse. «Je ne supporte pas de la voir, de lentendre, tout mirrite», clametelle. Pourtant, elle se plaint quand je dis que jaime ma petitesoeur, la petite Amélie, quelle qualifie de «perle précieuse», «douce comme du miel». Amélie, quant à elle, arrive en courant, tourne en rond comme une petite tornade, et mappelle «grandmère», mais je ne vois en elle quune étrangère, un sang qui ne mappartient pas.
Un jour, MadameMarie ma offert des concombres. «Tu ne veux pas? Ce sont des concombres amers, ma petite», atelle répondu avec un sourire qui ne voulait rien dire. Elle sest rappelée le temps où Bérénice, paresseuse, ne faisait que traîner. «Marie, remplis lestomac de lenfant affamé», atelle insisté, et jai entendu le bruit des croûtes de pain dur quelle servait. Jai critiqué la dureté du pain, mais elle a rétorqué : «Ces pains sont durs comme la pierre, ma chère». Elle nen pouvait plus de voir ma petitesoeur se débattre.
MadameMarie a promis un toit à Amélie, sa petitefille unique, et a même évoqué de laisser son propre petitpéril derrière les murs du grandchâteau. «Tu devras prendre soin de toi, car les parents sont parfois trop occupés», matelle conseillé.
Je me suis préparée à partir à Lyon pour passer le baccalauréat. MadameMarie, avant de me laisser partir, ma donné ces mots dencouragement : «Étudie bien, amusetoi, et noublie jamais doù tu viens.» La ville, avec ses rues animées, ses boutiques de mode et ses cafés où les hommes portent des vestes élégantes, ma enchantée. Jai voulu montrer à ma mère toute la beauté de la métropole, mais mon père et ma grandmère se sont opposés, comme un serpent qui senroule autour dune porte.
Dans le foyer de luniversité, je me suis liée damitié avec la responsable du dortoir, MadameAnneAndré, une femme chaleureuse dont le fils, déjà installé dans le Nord, avait deux petitesfilles. Elles mont souvent envoyé leurs nouvelles, comme si je vivais avec elles. MadameAnne ma proposé de venir la voir si jamais ma mère était invitée à une réunion de parents. Elles ont fait semblant dappeler ma mère, comme si elle devait venir à la ville, et mon père a grogné, tandis que MadameMarie a raillé, insinuant que je traînais avec des garçons au lieu détudier.
Les professeurs, cependant, étaient enchantés de mes résultats. Jai reçu les félicitations de tous, et même ma mère, Bérénice, a retrouvé un peu dorgueil. Un soir, avec MadameAnne, nous avons passé des heures à boire du thé, et jai raconté mon passé. «Je nai jamais eu denfants, à part toi, Lise, » a dit MadameAnne, «et mon mari ne se plaint jamais, même si le cœur est lourd.» Jai évoqué mon désir de travailler à la bibliothèque, de vivre dans la ville, mais le destin semblait en choisir un autre.
Alors que je rentrais à la maison, ma bellemère, la grandmère de ma petitesoeur, ma reproché le fait que je ne serais jamais «une bonne femme» si je ne restais pas à la campagne. «Tu devras trouver un bon mari, sinon tu ne feras que déranger les hommes», matelle dit. Jai essayé de répondre, mais les mots se sont perdus.
Le temps passa, et Michel, mon oncle, revint ivre un soir, après avoir bu trop de vin rouge. Il sest mis à crier contre ma mère, à la menacer, et à blesser la pauvre Amélie. Jai dû appeler le commissaire de police, et la scène était tellement violente que même la grandmère, habituellement stoïque, a tremblé.
Jai finalement déposé une plainte, jai quitté le foyer familial, et jai trouvé un emploi à lusine de textiles de Lyon, où je suis devenue comptable. On ma donné une petite chambre dans un nouveau dortoir, et jai pu reprendre le cours de ma vie. Le soir, je me promène avec Lise dans les rues éclairées, et je pense à ceux qui mont blessée, à la façon dont les secrets de la campagne se sont transformés en rumeurs dans la ville.
Parfois, je me demande si la vie aurait été différente si javais suivi les conseils de MadameMarie. Mais je sais que chaque pas, même le plus douloureux, ma menée à cette liberté que je savoure aujourdhui.
À demain, cher journal.

