15novembre2025
Cher journal,
Aujourdhui jai encore vécu le même théâtre que je connais trop bien : la rénovation de la future salon de rêve de ma bellemère, Thérèse Dupont, et la dispute qui sen est suivie. Nous étions dans le rayonnage géant de LeroyMerlin à SaintDenis depuis trois heures, entourés de rouleaux de papier peint, de pots de peinture aux teintes qui ne cessent de se confondre.
«Maëlys, cest quoi cette couleur ?! Javais demandé un pêche, pas ce beige qui sent lhôpital,!» ma lancé Thérèse dun ton dédaigneux, en pointant son gros anneau dor vers léchantillon. «On voit tout de suite que tu nas aucun goût, ma petite. Mais ce nest pas étonnant, tu viens dune famille modeste.»
Je me suis forcée à respirer profondément, à calmer les tremblements dans mes mains. Le bruit des talons sur le parquet, lair chargé dodeur de caoutchouc, tout cela me rappelait que nous étions encore loin du résultat final. Thérèse narrivait jamais à se décider sur la teinte des murs.
«Ce nest pas du beige, cest du «champagne»,» aije répondu, essayant de garder mon calme. «Le pêche rendrait la pièce plus petite, et vous avez déjà trop de meubles. On avait convenu dune palette claire pour aérer lespace, surtout que vous vous plaigniez que lappartement est trop sombre.»
Elle sest alors mise à se toucher le cœur, comme pour dramatiser son malaise. «Ce nest pas lappartement qui me presse, cest la tension que tes disputes font monter,!Antoine! Viens voir ce que ta femme propose. Elle veut enfermer sa mère dans des murs blancs comme une folie.»
Antoine, mon mari, qui était en train dexaminer des perceuses, sest approché à contrecœur. Il porte toujours ce regard coupable, fatigué davance. Il déteste les conflits et adopte souvent la tactique du «coucou» il cache la tête sous le sable ou se range du côté du plus fort. Et le plus fort, cest toujours Thérèse.
«Maman, Maëlys a suivi une formation de décoratrice, elle sy connaît mieux que nous,» a commencé Antoine, mais il a été interrompu par le regard glacé de Thérèse. «Formation, oui!Vie, non!Prenez votre «champagne», mais nosez pas me contredire sur les rideaux. Je les veux en velours bordeaux, avec des franges.»
Je suis restée muette. Discuter de rideaux en velours dans un appartement de quarantecinq mètres carrés était trop épuisant. Lessentiel était dacheter les matériaux et de commencer. Plus vite nous finirions ce maudit chantier, plus vite la vie paisible pourrait reprendre. Cest ce que je me répétais à chaque instant.
Tout a commencé il y a six mois. Antoine et moi logions dans un petit studio à la périphérie de Paris, économisant chaque centime pour pouvoir un jour acheter un appartement. Largent arrivait à peine : la voiture tombait en panne, les prix du pain grimpèrent, et les factures saccumulaient. Cest alors que Thérèse est apparue avec une proposition «royale».
Elle habitait seule dans un deuxpièces dépoque, un immeuble des années trente au cœur de Paris. Lemplacement était idéal, mais le logement était un vrai dépotoir : le parquet craquait comme une charrette vieille, le plafond perdait du plâtre, les tuyaux de la salle de bain gargouillaient si fort que les voisins frappaient sur les radiateurs. Elle se plaignait constamment de la dégradation, honteuse dinviter des amies, et navait pas un sou pour la rénovation.
«Écoutez,» a-telle dit un soir, en tartinant du beurre sur sa brioche, «vous venez vivre chez moi, gratuitement. Vous naurez plus à payer de loyer à un étranger. Et largent que vous avez économisé, vous le mettez dans la remise à neuf de mon appartement. Faitesle comme vous le feriez pour vous, cest pour votre avenir.»
Jai hésité. Vivre sous le même toit que ma bellemère, dont le caractère est disons, compliqué, ne mattirait pas. Mais Antoine a vu le tableau : «Maëlys, cest le centre! À quinze minutes à pied du travail, pas de 30000 de loyer chaque mois. En deux ans, on économiserait un million deuros, plus ce quon a déjà. On ferait un vrai coup de maître, et elle serait heureuse.»
Jai cédé. Lamour pour Antoine et la logique financière ont éclipsé mon instinct qui me murmurait «fuis». Nous avons déménagé en novembre. Au début, tout semblait calme. Thérèse était ravie davoir quelquun pour porter les courses et laver le sol. Mais dès que les travaux ont vraiment démarré, le chaos a éclaté.
Jai investi toutes nos économies un million cinq cent mille euros dans les matériaux, le nouveau câblage, la plomberie et le lissage des murs. Comme le chantier était trop cher pour une équipe extérieure, nous avons tout fait nousmêmes. Jai appris à enduire, à coller le papier peint sans jointure, à poser du parquet stratifié.
Les soirées, après mon poste de comptable, je revêtais mon vieux survêtement, jenroulais un foulard et je travaillais jusquà minuit, peignant, ponçant, lavant. Antoine aidait tant bien que mal : il transportait les sacs, sortait les gravats. Thérèse ne bricolait pas, mais elle dirigeait dune voix forte depuis la porte de la cuisine.
«Maëlys!» hurlaitelle, «tu fermes la porte trop fort!Je viens de mallonger! Et ça pue la peinture, jai la migraine!On naurait pas pu commencer par le couloir?»
Ces échanges répétaient chaque jour. Mais je serrais les dents, car je voyais le but : un appartement lumineux, spacieux, où Antoine et moi aurions notre coin, et où cuisiner serait un plaisir.
En mai, les travaux étaient terminés. Le lieu était méconnaissable. Le parquet en chêne massif, les plafonds tendus dun blanc éclatant, le carrelage italien dans la salle de bain. Javais même conçu la cuisine moimême, fonctionnelle, avec électroménager intégré.
Le soir où nous avons accroché les derniers rideaux en velours bordeaux, Thérèse arpentait les lieux comme la maîtresse dune mine dor. Elle tapotait les nouvelles façades, testait les interrupteurs, examinait chaque joint.
«Pas mal,» atelle conclu, installée sur le nouveau canapé. «Propre, même si le lustre aurait pu être plus somptueux, mais pour les jeunes ça passe.»
Épuisée, les cernes au dessous des yeux, je nai pu quesquisser un sourire. Javais enfin limpression que la vie pouvait devenir normale. Nous avions récupéré le salon, maintenant divisé en zones, et Thérèse sétait retirée dans sa chambre rénovée.
Deux semaines plus tard, le rêve sest effondré. Un vendredi, je suis rentrée plus tôt du travail, impatiente de prendre un bain dans la nouvelle salle. En entrant, jai entendu des rires dans la cuisine. Thérèse bavardait avec quelquun. En me glissant à la porte, jai découvert Irène, la sœur dAntoine, venue de Lyon, avec son fils adolescent.
Les relations avec Irène étaient toujours tendues : elle estimait quAntoine devait toujours laider financièrement et me voyait comme celle qui a mis la main dans le portemonnaie de mon mari. Elle a immédiatement commencé à envahir lespace.
«Ma petite!Regarde ce salon, on dirait un magazine, cest du «européreno»!Vous avez mis un paquet dargent, non?»
«Ça suffit,» aije répliqué, allant chercher la bouilloire. «Irène, pourquoi estu ici?»
«Je rendais visite à maman, je me suis retrouvée ici. Dismoi, le canapé se déplie?Estil confortable?»
«Oui,» aije répondu, crispée.
Irène a sauté de joie, Thérèse a applaudi et a annoncé que Irène allait revenir vivre avec nous, faute demploi et de relations ailleurs. Jai senti mon cœur se serrer.
«Alors, on partage la chambre?Tu ne veux pas un canapélit?» atelle lancé. «Tu sais, cest votre appartement, mais cest aussi le mien!»
Jai senti ma voix vaciller. «Nous venons juste de terminer la rénovation, nous avons investi tout notre argent. Nous voulions vivre tranquilles.»
Thérèse, imperturbable, a rétorqué : «Vous avez mis largent dans ma maison, cest ma propriété. Et moi, jai le droit dy vivre.»
Le soir même, Antoine, le regard perdu, sest assis au bord du lit, la tête entre les mains, et a murmuré : «Que puisje faire?Cest ma sœur, elle na nulle part où aller»
Je lui ai répondu doucement que nous ne pouvions pas laccueillir, que cela détruirait tout ce que nous avions construit. Il a balbutié que nous pourrions attendre un ou deux mois, que Irène trouverait un emploi. Cet «un ou deux mois» sest prolongé tout lété. Irène sest installée, a fumé sur le balcon, a laissé son fils monopoliser la télévision que javais achetée, et a transformé le salon en débarras.
Thérèse sest alliée à Irène, se plaignant que je nessuyais pas la baignoire après usage, que le carrelage noir restait taché, que le fils dIrène avait renversé du soda sur le parquet. Chaque accusation était un rayon de culpabilité qui me transperçait.
Septembre, jai découvert que la serrure de la porte dentrée grinçait, que mes valises restaient bloquées dans le hall. Thérèse, appuyée, a déclaré : «Ça ne tient plus, on en a assez.»
«Questce qui se passe?» aije demandé, la voix tremblante.
«Il est temps que vous partiez,» atelle rétorqué, froide. «Je suis fatiguée de tes remarques, ton visage toujours insatisfait. Ma tension monte à deux cents chaque soir. Irène dit que tu la provoques exprès. Vous avez tout dépensé pour ce chantier, nous navons plus rien.»
Jai cherché Antoine, espérant un allié, mais il se tenait là, pâle, les yeux fuyants.
«Antoine?Vous nous chassez après tout ce travail?»
Il a hésité, puis a dit : «Ma mère est vraiment mal Peutêtre que tu pourrais rester chez une amie?Je vais essayer de régler les choses.»
Un bruit sourd a retenti en moi, comme une corde qui se rompt. Jai compris que le «nous» nexistait plus. Jétais la naïve qui avait cru à la famille idéale.
«Très bien,» aije murmuré, dune voix qui nétait plus la mienne. «Je pars, mais jemporte ce qui mappartient.»
Irène a hurlé : «Tu vas prendre le papier peint?Le carrelage?Je te préviens, jappelle la police!»
Jai souri, pris mon sac, et quitté lappartement sans faire de scène. Thérèse a attrapé Antoine par le bras, la tiré en criant : «Ne cours pas après elle, laissela saérer, demain reviendra demander pardon.»
Je nai jamais revu ma petite vie davant. La première nuit, je me suis réfugiée chez une collègue, pleurant jusquà laube dans une cuisine qui ne sentait pas la peinture. Sans domicile, sans argent, sans mari, je me suis sentie utilisée, mais aussi libérée.
Jai loué une petite chambre dans une résidence universitaire, demandé un prêt à la banque et, surtout, jai déposé le dossier de divorce. Les messages dAntoine continuaient darriver: «Maëlys, reviens, maman a changé, je suis désolé» Je les lisais, mais ils ne mont plus atteint.
Trois mois plus tard, jai replongé dans le travail, faisant des heures supplémentaires comme comptable pour plusieurs autoentrepreneurs. La vie reprenait doucement son cours. Avant le Nouvel An, une inconnue ma appelée.
«Allô?Cest Valérie, la voisine den face, vous vous souvenez?Chez vous, il y a une fuite depuis trois heures, leau inonde tout le bâtiment!Quelquun frappe, mais personne ne répond!Vous avez les clés, non?»
«Je nai plus de clés, Valérie, et mon mari nexiste plus. Appelez le service durgence, sil vous plaît.»
Elle a décrit le chaos : cris, coups, menaces, un homme ivre qui aurait brisé une canalisation. Jai raccroché, le cœur lourd mais détaché. Plus tard, jai appris que le dégât deau avait ruiné les étages inférieurs, que le parquet de chêne avait dû être retiré, que la terrasse avait disparu. Irène et Thérèse se sont finalement brouillées, incapables de cohabiter sous le même toit.
Six mois plus tard, jai rencontré Antoine dans la rue. Il était vieillissant, la chemise froissée, le regard éteint.
«Maëlys» atil commencé.
«Bonjour,» aije répondu, droite, habillée dun manteau neuf, le regard assuré. «Comment ça va?Tu as reçu une promotion?»
«Oui, je suis désormais chef comptable, jai acheté mon propre studio, les murs sont de la couleur que je veux, sans conseils.»
Il a esquissé un sourire triste.
«Ma mère est malade, Irène a quitté le domicile, mais elle me poursuit pour la part du bien. Elle dit que la rénovation a augmenté la valeur, quelle veut sa part. Tout est un vrai cirque.»
«Tu sais, Antoine,» aije dit, «je ne suis plus la petite fille qui croyait que lon pouvait tout sacrifier pour la famille.»
Il a baissé les yeux.
«Je taime encore,» atil murmuré. «Maman regrette, elle dit que tout allait bien avec nous.»
Jai secoué la tête.
«Non, Antoine.Je ne veux plus de ces tours de passepasse. Jai terminé mon propre chantier, jai rangé les décombres de ma vie.»
Je suis partie, mes talons claquant sur le trottoir, le vent jouant dans mes cheveux. Perdre lappartement et largent na pas été un prix trop élevé pour retrouver ma liberté, pour me libérer des personnes qui ne mappréciaient pas.
Aujourdhui, je regarde le futur avec confiance, loin des drames familiaux, prête à reconstruire ma vie à ma façon.







