Cher journal,
Aujourdhui, Claire maîtrise lart de préparer les choux farcis sans quils ne se désagrègent, connaît le trajet le plus rapide pour rejoindre laéroport CharlesdeGaulle même aux heures de pointe et sait rédiger une réclamation au syndicat de copropriété qui ne se contente pas dêtre lue mais exécutée immédiatement. Chez elle, les robinets ne fuient jamais, et les voisins du dessus marchent sur la pointe des pieds après chaque « petite visite » de Claire.
Tout semble lui appartenir. Claire a une fille, Solène.
Lorsque Solène a six ans, Claire lance le projet «École idéale». Elle crée un tableau Excel où elle consigne les classements, les avis, les qualifications des professeurs et létat de la cantine. Elle visite douze établissements, discute avec chaque proviseur adjoint et scrute les aires de jeux dun œil critique. Elle vérifie les itinéraires pour être sûre que, dès le CM2, Solène pourra rentrer seule, sans aide.
Le lycée Pierre de Coubertin, spécialisé dans les arts et les sciences, lemporte. Le corps enseignant est composé de véritables artisans, le directeur un leader charismatique qui trouve des sponsors pour financer du matériel de pointe. Après les cours, les élèves jouent des pièces en français et saffrontent aux échecs.
Le jour de la rentrée, Claire habille Solène dune petite robe à carreaux, sobre, agrémentée dun nœud en soie bleu pastel, assorti aux yeux de la fillette. Le bouquet se compose dasters blancs, sans aucun glaïeul criard. Solène accepte calmement dêtre habillée, puis, en sortant de limmeuble, effleure dune main les nouvelles portes fraîchement peintes. Une bande bleue traverse la robe impeccable.
Claire ne crie jamais.
Sa propre mère hurlait jusquà en perdre la voix, et Claire sest jurée de ne jamais suivre cet exemple. Elle serre la main de Solène si fort que la petite gémit de douleur, puis laccompagne pour changer de tenue. Elles revêtent une robe grise, sans éclat. Elles arrivent essoufflées, dernières à la ligne, les cheveux de Solène en désordre, les asters flétris.
Depuis ce jour débute notre petite guerre silencieuse. Claire érige une défense parfaite, mais Solène trouve toujours la faille.
La fille ramène un «deux» en maths juste avant lassemblée du conseil dadministration dont Claire est présidente. Claire avait organisé un voyage scolaire à Lyon et obtenu des abonnements gratuits à la piscine pour les «jeunes talents». Et voilà le zéro. Honte.
Dans une autre version, Solène devient une petite artiste discrète, dessinant sans cesse dans son carnet. Quand Claire propose quelle se lie damitié avec Lila, la fille dune collègue une petite fille vive et sociable Solène secoue simplement la tête et se plonge dans ses esquisses.
«Pourquoi, ma petite?» souffle Claire, douce comme du sirop. «On samuserait mieux ensemble! Je tachèterai une part de gâteau ou je préparerai ta tarte aux pommes»
«Non,» rétorque obstinément Solène.
Claire invite quand même Lila, prépare des minisandwichs et du chocolat chaud. Lila, en robe fleurie, parle des dernières tendances mode. Solène, lovée dans le canapé, les yeux rivés sur son carnet, ne répond pas. Quand Claire tente dattirer son attention, la fillette lève les yeux, un silence chargé de reproches, et Claire recule.
Lila, fatiguée de parler à ellemême, sexcuse poliment et part, sans même regarder Solène. Claire regarde alors sa fille, protégée par son carnet comme dun bouclier, et, pour la première fois, ressent une aversion pour cet art qui la sépare delle.
Peu après, une nouvelle élève, Camille, arrive : une petite cassecous de milieu modeste, qui scie les pieds dune chaise de la prof de physique ou dessine sur les murs des toilettes des graffitis philosophiques du type «Platon est mon ami, mais la vérité vaut plus».
Un soir, pendant le dîner, Solène annonce calmement :
«Maman, ils mappellent demain à lécole.»
Claire ne cherche pas plus dexplications. Toute la soirée, elle prend de la valériane, et le lendemain, le visage figé comme la pierre, elle se rend au directeur. Il révèle que les professeurs, pensant que la discrète Solène pourrait calmer la turbulente Camille, les ont mis ensemble. Au départ, cela a fonctionné, puis le chaos sest installé : des stylos ont disparu, remplacés par des encres invisibles ; un SMS du proviseur a annulé le cours de sport pour une inspection surprise.
Ils surprennent Camille en train décrire sur le mur du gymnase une citation de Kant, non pas de mémoire, mais copiée à partir dune feuille où Solène a soigneusement inscrit : «Le caractère, cest la capacité dagir selon des principes». Camille, bien sûr, na jamais lu Kant.
«Cest de la calomnie,» déclare Claire, glaciale. «Vous navez aucune preuve. Jai tant œuvré pour ce lycée!»
«Bien sûr, Madame Dupont,» répond le directeur, conspirateur. «Nous les avons placées ensemble, mais Camille, même si elle est fougueuse, naurait pas eu lidée dutiliser des encres qui disparaissent»
Claire sort du bureau, reprend Solène au cours de chimie sous prétexte dune visite chez le dentiste. Elles marchent en silence. Au milieu dune rue calme, Claire sarrête brusquement, tourne Solène vers elle et voit dans ses yeux non du remords, mais une résolution froide.
«Que veuxtu?» demande Claire.
«Que tu ninvites plus jamais Lila chez nous,» répond Solène dune voix claire. «Personne dautre.»
Claire acquiesce sans mot.
Lincident à lécole est étouffé, Camille est transférée ailleurs.
En classe de 4ᵉ, Claire inscrit Solène à lÉcole des BeauxArts, persuadée que «développer le sens du beau» et «socialiser» sont essentiels. Solène refuse. Claire, le cœur lourd, insiste : «On ne peut pas rejeter ce quon na jamais essayé.»
Les responsables placent immédiatement la talentueuse élève parmi les plus avancés en dessin. Mais les esquisses autrefois vivantes de Solène deviennent soudainement des natures mortes ternes, techniquement parfaites mais sans âme. Elle est reléguée à des exercices monotones de hachures, puis à la tâche de redessiner un cube en plâtre sous différentes lumières pendant un mois.
Claire fréquente chaque exposition de lécole, où les toiles de Solène sont discrètement accrochées dans le coin le plus éloigné.
En terminale, Claire, se rappelant son combat titanesque pour choisir létablissement, prépare un tableau détaillé du marché du travail, des perspectives et des seuils dadmission. Sur un plateau argenté, elle présente à sa fille une liste de cinq filières économiques et juridiques.
Mais tout seffondre. Solène intègre la filière animation à lAcadémie nationale des Arts de Paris, en plein régime.
«Ma chérie, tu es sûre de ton choix?» tremble la voix de Claire, un ouragan de panique à lintérieur.
«Absolument, maman,» répond Solène, les yeux dun bleu serein.
Elles prennent le TGV vers Paris. Claire, assise dans le couloir, tient une feuille de «facultés économiques consolées» entre les genoux, prête à attraper la fille qui pleurerait, à la guider vers un avenir stable.
Solène sort de lamphithéâtre, impassible.
«Tout semble normal. Allons manger une pizza,» proposetelle.
Claire ny croit pas, mais le tableau daffichage montre le nom de Solène parmi les admis.
«Pourquoi?» sexclame Claire. «Toutes ces années à lécole dart ces cubes à quoi ça servait? Tu avais du talent!»
«Javais,» admet Solène.
«Alors pourquoi?» crie presque Claire.
«Parce que cétait **pas** pour moi,» répond la jeune femme de dixsept ans. «Cétait **pour toi**.»
Les jambes de Claire fléchissent, elle seffondre sur un banc. À côté, sa fille, talentueuse et obstinée, vient de franchir le plus prestigieux établissement du pays contre toute attente. Claire comprend, horrifiée, quelle na jamais vraiment élevé sa fille ; elle a tenté de la modeler à son image, dimposer un itinéraire prévisible. Solène a toujours été vivante, imprévisible, et a su esquiver les pressions maternelles. Claire réalise quelle a perdu sa guerre silencieuse. Pour la première fois, elle na aucun plan pour demain et ne sait pas quoi faire.
Leçon du jour: on ne peut pas forger un avenir à la place dun enfant ; il faut le laisser tracer son propre chemin, même si cela signifie perdre le contrôle.







