Le Cœur Dévoué

Le roux Bruno fait partie intégrale du vieux quai de La Rochelle, tout comme les planches grinçantes, brûlées par le soleil, et lodeur dalgues mêlée à la brise marine. Chaque jour, à cinq heures précises, il surgit au bord du quai, sinstalle au même endroit et fixe lhorizon. Ses yeux noisette, dune profondeur presque humaine, scrutent limmensité bleue à la recherche dun point unique.

Les habitants des maisons de pêcheurs se sont habitués à lui depuis longtemps. Au début, ils le regardaient avec pitié en murmurant : « Pauvre chien, il attend son capitaine André. » Puis la compassion sest muée en respect et en une douce sollicitude.

On le nourrit. Le vieux pêcheur Nicolas lui apporte des morceaux de poisson fraîchement pêché. « Tiens, Bruno, un petit renfort, tu gardes le poste, » marmonne-t-il en tapotant le col puissant du chien. La serveuse Élodie, du café du bord, laisse toujours une gamelle deau et parfois des miettes de repas. Bruno agite la queue en signe de gratitude, prend la friandise avec délicatesse, mais ne séloigne jamais longtemps de son poste. Il doit rester vigilant.

Il se souvient de ce jour comme on se souvient de lévénement le plus marquant de sa vie. Il garde en mémoire la main ferme de son maître, le capitaine André, qui reposait sur sa tête, ainsi que la voix basse et rassurante de lhomme : « Attends-moi ici, Bruno. Je reviendrai. » Et lodeur un mélange de tabac, de sel marin et dune note insaisissable qui était lessence même de son maître.

Puis André embarque à bord de son goélette « La Mouette » et part en mer. Il ne revient jamais. La tempête qui a suivi est violente, et la mer, tant aimée du capitaine, ne lui laisse aucune chance. Quelques jours plus tard, les naufragés de « La Mouette » sont découverts sur la plage.

Les recherches dAndré séternisent, le long de chaque rivage, mais la mer refuse de le rendre. Elle garde son capitaine pour toujours.

Bruno ne sait rien de tout cela. Il ne retient quune phrase : « Attends. » Ce « attends » devient la loi qui guide son existence, gravée non pas sur du papier, mais dans son cœur fidèle.

Les semaines laissent place aux mois. Lautomne cède à un hiver glacial et venteux, puis le printemps revient, et le quai se remplit de vacanciers. Mais la routine de Bruno reste inchangée. Il vient sous le soleil brûlant, sous la pluie glaciale, traverse les bourrasques, alors que son pelage roux se couvre de givre, et il reste assis. Assis, il attend.

Parfois, quand le vent vient de la mer, un parfum familier le trouble. Il redresse les oreilles, pousse un léger gémissement et scrute les vagues qui séchouent. Mais les vagues sont vides, lodeur se dissipe, et il reprend sa place, le souffle plus lourd.

Un jour, une nouvelle famille arrive pour les vacances : un papa, une maman et leur fils denviron huit ans, Léo. Le garçon remarque aussitôt le chien solitaire et, sans crainte, lui tend un morceau de baguette. Bruno accepte poliment, sans grand intérêt, puis tourne à nouveau les yeux vers la mer.

La famille revient chaque jour, apportant de temps en temps une boulette de viande, des crackers achetés au stand du bord. Les parents observent cette garde quotidienne avec une pointe de tristesse. Un aprèsmidi, la mère de Léo achète du maïs bouilli chez la vieille marchande du marché.

Et votre chien ? lui demande-telle par politesse.

Il nappartient à personne il appartenait au capitaine André. « La Mouette » était le nom de son embarcation. Il est parti en mer avant la tempête et nest jamais revenu. On a trouvé les épaves, mais pas lui. La mer ne le rend pas. Et Bruno attend encore. On ne peut pas faire obéir un cœur canin avec lordre « nattends pas ».

Léo, silencieux à côté, écoute, les yeux grands ouverts. Lhistoire senracine en lui. Le même soir, alors que ses parents sinstaurent sur les transats, il sapproche de Bruno, sassoit doucement sur les planches chaudes du quai, sans tenter de le caresser.

Tu sais, commence doucement le garçon, fixant la même étendue deau que le chien, ton maître il est très, très loin. Il ne peut pas revenir, quoi quil veuille.

Bruno fronce les oreilles, attirant chaque nuance du souffle du garçon.

Il pense à toi, poursuit Léo, plus assuré, il sinquiète de te voir seul. Mais il ne peut pas revenir. Tu comprends ? Cest impossible.

Le chien pousse un soupir lourd, pose la tête sur ses pattes et ne bouge pas. Il semble écouter. Peutêtre que dans la voix du petit, dont le nom rappelle celui du maître, il perçoit non pas des mots, mais la chaleur et lattention qui manquent à son attente infinie.

Depuis ce moment, Léo vient chaque soir au quai pour sasseoir auprès du gardien roux et lui dire que le capitaine André se souvient de lui et laime, même depuis son lointain voyage.

Ces dialogues deviennent un rituel. Bruno attend déjà lenfant. Il ne remue pas la queue avec éclat, mais dès quil entend les pas familiers, il tourne la tête et fixe Léo de ses yeux pleins de dévotion, comme sil y décelait une goutte de consolation.

Aujourdhui, jai vu des dauphins dans la mer, raconte le garçon en sinstaurant confortablement. Cest peutêtre ton maître qui les a envoyés pour que tu ne tennuies pas. Il sait que tu lattends.

Bruno écoute attentivement, comme sil comprenait chaque phrase. Il ne sursaute plus au bruit des vagues. Il prête loreille au murmure du garçon, qui sert de pont entre le cœur resté sur le rivage et celui qui a dérivé vers léternité.

Un aprèsmidi, Léo ramène une carte marine achetée sur le marché des souvenirs.

Regarde, ditil en déroulant la carte sur les planches, voici notre mer. Et ton maître, il se doit dêtre là, au-delà de toutes ces îles, dans le plus beau recoin, là où le temps est calme et les poissons abondent.

Le chien renifle le papier, cherchant un parfum familier parmi les encres et le sel. Il pousse un léger souffle et revient à son regard fixe sur lhorizon, mais cette fois, ses yeux ne sont plus empreints dune détresse féroce.

Les parents de Léo observent cette amitié avec une douce mélancolie. Ils voient leur fils, sans le savoir, accomplir un acte de bonté il ne tente pas deffacer le souvenir, il laide à le porter, mais sans la douleur qui laccablait.

Le soir avant le départ, Léo offre à Bruno son cadeau le plus précieux : une pierre marine luisante, semblable à un compas.

Tiens, dit le garçon en posant la pierre devant le chien, cest pour que tu ne te perdes jamais. Ton maître reste toujours dans ton cœur. Tu pourras le retrouver quand tu le voudras.

Bruno touche la pierre froide du bout de la patte, puis lèche doucement la main de Léo. Cest le premier geste daffection quil consent après tant de mois.

Le lendemain matin, la famille sen va. Le quai retombe dans le silence. Mais quelque chose a changé. Bruno continue de venir chaque soir à sa place, scrute toujours la mer, mais désormais, à côté de lui, repose la pierre brillante. Dans ses yeux, audelà de la tristesse, brille une nouvelle confiance.

Cette confiance, cest la certitude que lamour ne se rompt pas avec la distance. Que lon nest jamais vraiment seul, ni sur les planches froides du quai, ni audelà de lhorizon où finissent tous les cœurs fidèles.

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