L’AMITIÉ ENCHANTÉE

Ils étaient liés depuis des siècles, comme sils sétaient rencontrés dans un même souffle intemporel. Et voilà quaujourdhui il se tenait devant lui, les yeux emplis de supplice, demandant de laide.

Pierre, je comprends tout, mais réfléchis: tu as déjà passé la moitié de ta vie. Où pourraisje temmener? Jai été chef datelier, et maintenant je te propose de devenir manutentionnaire? ricana Pierre Legrand, en observant le vieil homme aux cheveux dargent.

Serge Durand, les épaules affaissées, hocha la tête.

Tiens bon, Serge je sonnerai si quelque chose de valable se présente. Ne te morfonds pas, mon ami! Nous nous en sortirons! lança Pierre en partant.

Ce nétait pas le premier refus de ces deux semaines. Serge avait fini par shabituer, à retenir son désarroi derrière un masque de résignation. Après tout, on dit que lamitié se mesure dans ladversité. Toute sa carrière, Serge Mikhailovich Durand avait occupé des postes de direction. Il connaissait un nombre incalculable de collègues, mais quand le vent sest levé, personne nétait là pour le soutenir.

Comme souvent, le nouveau directeur fit entrer son cortège. Serge fut poliment mais fermement invité à déposer une lettre de démission «volontaire». La retraite approchait à grands pas, mais cela ne dérangeait personne. Ainsi, il se retrouva subitement sans le prestige dun emploi ni les cent euros mensuels qui le soutenaient.

Il décida cependant de ne pas sombrer. Dans la banlieue de BoulogneBillancourt, il connaissait mille visages à qui il avait déjà offert aide, emploi ou conseils.

Kirill ne mabandonnera pas! Je lai tant aidé autrefois, se répétait Serge en sadressant à sa femme, Capucine, avant de se rendre à un entretien.

Il revint, le front sombre, les lèvres serrées.

Cest encore un ami qui se montre soupirat-il.

Capucine, lisant dans ses yeux, posa la nappe et dit:

Assiedstoi, Serge. Tout ce qui arrive finit toujours par servir le mieux, murmurat-elle en déposant les mets.

Serge acquiesça, puis passa la soirée à parcourir son petit carnet téléphonique, à appeler les «meilleurs» de ses connaissances.

Laide surgit comme un éclair quand un ancien chauffeur, désormais directeur dune petite usine de charcuterie, laccueillit.

Je peux te prendre comme approvisionneur. Le travail est pressé, mais je sais que tu ten sortiras, déclara lhomme avec une courtoisie qui rappelait les salons dautrefois.

Serge accepta avec gratitude et, le lendemain, sen alla à son nouveau poste.

Lusine, aux frontières de la ville, se tenait derrière un grillage dacier. Deux robustes employés déchargeaient un camion chargé de jambons et de saucissons. Non loin, une bande de chats errants observait la scène, leurs yeux verts comme des émeraudes.

Serge, le sourire aux lèvres, contempla les félins à la fourrure rayée, leurs moustaches vibrant en cadence avec le cliquetis des caisses. Plus tard, il apprit que ces chats formaient une véritable guilde, protectrice des lieux, hostile aux intrus. Chaque fois quil tentait de caresser lun deux, le matou seffarait ou siffla.

Quelle bande de brutes, ricana Serge en voyant la cuisinière Zénaïde servir les restes du midi à ses petits protégés.

Ils ne sont pas très dociles, même les chatons, acquiesça la femme en pointant du doigt une portée de jeunes chats qui jouaient entre les pattes des aînés.

Peu à peu, Serge shabitua et mémorisa chaque matou. Leur méfiance satténua, car il les nourrissait régulièrement, même sans posséder danimaux chez lui. Chaque fois quil sortait fumer, les chats formaient un cercle discret autour de lui, scrutant son visage à la recherche dun morceau de pain ou dun morceau de saucisson.

Le temps passa, six mois de rêves et de réalités se fondirent en un seul tableau. Lété brûlant laissa place à lautomne, aux vents humides et aux pluies grises. Les chats se réfugiaient davantage, mais ne manquaient jamais leurs repas.

Un jour, un petit chat noir, maigre, avec une tache nue sur le dos, apparut timidement au milieu du troupeau. La guilde le regardait sans laccepter, mais sans le repousser non plus. Ce minuscule être captiva le cœur endurci de Serge.

Alors quil fumait après le déjeuner, un groupe de chats sétalait sur les planches ensoleillées. Soudain, un petit nuage de fourrure noire surgit, sautant sur ses pieds.

Miaou! grogna le minuscule et éternua.

Quel drôle de phénomène? sétonna Serge en sadressant à la bande.

Les chats, indifférents, observaient ce petit être qui ne ressemblait pas à leurs frères tigrés aux yeux jaunevert. Le chaton se frotta contre la jambe de Serge, ronronnant comme une petite horloge.

Regarde comme il est tendre, sourit Serge.

On dirait quon nous ont donné un chat de compagnie, commenta Zénaïde en sapprochant.

Serge, prudent, apporta au petit un morceau de saucisson, puis en plaça quelques morceaux plus loin pour les autres. Le minou, timide, resta collé aux mains de Serge bien plus longtemps que les autres avant de se jeter sur la gourmandise.

Ainsi naquit le rituel : le premier repas du minou, nommé Pâté, était offert par Serge, puis il repartait courir à ses obligations.

Qui vastu nourrir? sinterrogea Capucine.

Cest le petit, tu sais, le petit chaton, répondit Serge, un brin embarrassé.

Tu ne le garderas pas chez nous? proposa Capucine, sachant bien que son mari était farouche à lidée dun animal dans lappartement.

Non, pourquoi voudrionsnous un chat? répliqua une voix lointaine, puis un simple haussement dépaules.

Un matin glacial, Serge marchait vers lusine quand une voix familière lappela:

Eh!Serge, salut!

Il se retourna et vit Pierre Legrand, le vieil ami, qui accourait vers lui.

Alors, tu as trouvé du travail? lança Pierre, tendant la main.

Serge, le regard glacé, hocha simplement la tête, la main restant dans la poche. Il savait depuis longtemps le prix de leur amitié.

Quel sauvage! marmonna Pierre en montant dans sa voiture pour échapper au froid.

Le minou Pâté, perché sur une petite planche à lentrée du hangar, frissonnait sous une épaisse couche de givre qui scintillait comme des aiguilles de pin.

Ils ne te laissent pas entrer?Ces bêtes, grogna Serge en direction dune niche où la bande de chats sabritait. Leurs yeux jaunes sallumaient, cherchant à savoir si lhomme les nourrirait encore.

À la radio, le bulletin annonçait une chute de neige imminente sur la ville.

On nous parle dune dose de neige ce soir?Comment allonsnous aller au travail demain? se lamenta le chauffeur qui offrait de raccompagner Serge chez lui.

Le soir, alors que les premiers flocons tapissaient le bitume, Serge, en plein désarroi, sécria:

Pierre, ramènemoi plutôt à lusine, ditil soudain.

Pierre haussa les épaules, tourna le volant et, en riant, le déposa près du grillage. Serge, les yeux baissés, ne lentendit plus.

Il courut vers le petit bois où Pâté habitait, appelant:

Pâté, Pâté!

Le chaton ne sortit pas. Les félins, curieux, lobservèrent tourner en rond, appelant désespérément son nom. Bientôt, une douzaine de corbeaux se posèrent sur la clôture, scrutant la scène, tandis que la neige se faisait plus dense.

Pâté! Où estu? cria Serge, le cœur battant.

Les chats, sentant la tempête, se réfugièrent dans la niche, profitant du réconfort de leurs corps pelés. Serge, quant à lui, se détourna et quitta le terrain.

Au petit matin, comme le prévoyaient les météorologues, la ville était recouverte dun épais manteau blanc. Les habitants, grelottant, discutaient du phénomène rare. Serge, légèrement en retard, arriva à lusine ; le concierge avait déjà dégagé les allées, et les chats, curieux, sortaient de leur abri pour un aperçu.

Serge déposa devant eux un plat de charcuterie:

Tiens, Pâté vous envoie ses salutations, ditil avec douceur, les yeux brillants comme celui dun enfant qui descend lune des glissades du parc.

Un sentiment de joie pure lenvahissait, pareil à celui dun souvenir denfance où le petit Serge glissait sur une colline enneigée avec ses parents.

Soudain, le petit Pâté, qui jusquelà était resté caché, surgit de son trou, ses moustaches frémissant. Serge, incrédule, le saisit et le serra contre son cœur.

Bravo, Pâté! Enfin tu es là, mon ami! sexclamat-il.

Le chaton, reniflant lair, sagrippait aux bras de Serge, comme sil craignait de perdre ce nouveau protecteur.

Capucine, à la porte, sourit en voyant son mari rentrer avec le minou.

Alors, tu ladoptes? demandat-elle, malicieuse.

Oui, je nai plus le choix! réponditil, libérant doucement le petit sur le parquet.

Le chaton, installé sur le rebord de la fenêtre, observait les immenses dunes blanches où, au loin, le même homme quil avait choisi comme ami revenait à chaque pas.

Cette étrange amitié entre un homme robuste et un minuscule félin était différente de celle que lon tisse entre humains, mais Serge et Pâté savaient quelle était dépourvue de trahison, de mensonge ou de flatterie. Et cest ainsi que, dans le cœur de Serge, la confiance et la tendresse persistaient, prêtes à attendre le prochain rêve qui viendrait les nourrir.

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