Mais enfin, madame ! Une petite fille née prématurément, mais robuste. Ne vous inquiétez pas, tout ira bien. Tant pour votre fille que pour votre petite-fille.

Eh bien, ma chère, la petite était née prématurée, mais robuste. Ne vous inquiétez pas, tout ira bien, tant pour votre fille que pour votre petitefille.
Que Dieu le veuille, répondit la femme, puis, quand la docteure séloigna, elle murmura : Cest un drame.

Le drame sest abattu sur la famille de Marguerite il y a six mois, lorsquune voisine curieuse, bavarde comme un moulin, sest mise à siroter son thé à la compote de pommes et a laissé échapper, sans vraiment le vouloir :
Tu attends quand le gros? Tu commences déjà à faire des stocks de couches?
Questce que tu racontes? sest exaspérée Marguerite.
Quoi? Jai vu ta petite Clarisse à la ferme la semaine dernière, deux fois, se faufiler hors de létable, le tablier au cou.
Peutêtre elle a mangé quelque chose dinapproprié, tentait Marguerite de se défendre.
Ah! Tu nas jamais connu les difficultés, alors tu ne sais rien. Moi, je ne suis pas vieille, je ne pige rien à tout ça.

Le soir, Marguerite a interrogé Clarisse, puis a pleuré longuement, maudissant la lumière qui baignait sa fille non née, le petit bonhomme bronzé qui nétait plus quun souvenir, et toute la fratrie masculine.

Larrivée de la petite Zoé na apporté que des soucis, de loffense et une vive honte. Clarisse na jamais manifesté damour ardent envers lenfant, la soulevant seulement pour le nourrir ou le consoler, rien de plus. Marguerite la regardait avec indifférence, sans affection non plus. Cétait déjà la quatrième petitefille, à quoi bon se réjouir? Et la fille de sa fille navait guère mieux à offrir. Ainsi, Zoé est venue dans ce monde non aimée, vacillant sur des jambes fragiles.

Un an plus tard, Clarisse sest installée dans un lotissement dÎledeFrance, à la recherche dun bonheur maternel. Zoé est restée chez Marguerite, qui était bien sa grandmère, pas une étrangère. La petite ne demandait pas de soins particuliers, mangeait ce quon lui donnait, se couchait à lheure, ne tombait pas malade. La docteure na pas menti, Zoé était forte, mais toujours non aimée.

Zoé a vécu chez sa grandmère jusquà ses sept ans. Pendant ce temps, Clarisse est devenue peintre, sest mariée et a eu un fils, Colin. Cest alors que Clarisse a pensé à Zoé, qui était désormais grande, pouvant aider sa mère. Elle est retournée au village pour voir la petite, mais Zoé, qui ne voyait sa mère que deux fois par an, na montré aucune joie. Clarisse, le visage dur, lui lança :
Eh bien, Zoé, tu nes même pas une vraie enfant. Les autres se pressent, saccrochent, et toi, tu restes là comme une étrangère

En la raccompagnant, Marguerite a même versé une petite larme, sest ennuyée quelques jours, puis, le samedi suivant, on lui a apporté deux petitesfilles, les bienaimées Léna et Océane, filles de son fils aîné. Marguerite sest vite plongée dans les corvées, oubliant Zoé. Zoé na guère regretté sa grandmère, mais la séparation davec les poussins jaunes vient de la faire pleurer.

Dans le lotissement, Zoé ne sest pas vraiment sentie à laise, mais elle navait pas le choix. Avec le temps, elle sest fait des amies, est allée à lécole, faisait ses devoirs, courait à la boulangerie pour du pain et du lait, épluchait les pommes pour sa mère. En grandissant, elle accompagnait Colin à la crèche et, imitant sa mère, criait au garçon costaud du voisinage :
Fais attention à tes pas, cest ma punition. Je nai plus de force pour taider!

Colin na jamais entendu les mots damour de sa sœur, ce qui nest pas étonnant, et Zoé non plus. Elle nattendait pas dêtre choyée ; elle était simplement non aimée. Elle ne souffrait guère, ne savait pas quil existait dautres possibilités.

Pourtant, elle entendait les amies appeler leurs mères «ma petite chérie», et la sienne surnommait Colin «soleil» ou «chaton». Zoé, autrefois Zinaïda, se croyait condamnée à ne jamais être le soleil pour personne. Chez elle, on ne la cajolait pas, mais on ne la mordait pas non plus ; on ne la privait pas de pain. Pas de festins, pas de chocolat, mais elle ne vivait pas dans la misère, simplement sans amour.

À quinze ans, Zoé a quitté la maison froide, qui nétait plus son foyer depuis huit ans. Elle a intégré un lycée professionnel à Lyon, voulant devenir pâtissière, rêvant de gober des éclairs à satiété. Dans le dortoir, trois autres filles partageaient sa chambre, et elle sest enfin sentie maîtresse de son quotidien.

Lorsque Vianney est apparu, tout a éclaté en couleurs, même sous le gris novembre. Le soleil brillait pour Zoé comme jamais. Les copines du dortoir sortaient brièvement pour regarder la télé dans le petit coin rouge. Vianney, sans timidité, lâchait des mots si doux que la tête de Zoé tournoyait, son souffle se coupait.
Tu es mon trésor, murmuraitil, et Zoé, habituée à lindifférence, se laissait aller à un bonheur inédit.

Peu après, elle a commencé à avoir des nausées matinales. Elle aurait dû courir chez le médecin, mais le temps la échappé. À dixhuit ans, elle a dû fournir des certificats médicaux, et, main dans la main avec Vianney, a signé le registre de la mairie.

Sa vie de couple a débuté, mais son bref premier amour sest éteint. Le jeune couple a emménagé dans la maison du père de Vianney. La mère et la bellemère de Vianney nont guère manifesté daffection envers Zoé, mais ils lont logée dans leurs murs. Elle nétait ni la première ni la dernière à devoir sadapter. Peutêtre le mieux ; un enfant arrivera, Vianney se calmera.

Une amie du lotissement lenviait :
Tu vas vivre en ville, devenir citadine.

Zoé ne la pas contrée. Sa vie citadine nest quun nom. Elle habitait une petite maison en banlieue, les commodités rurales, leau à la fontaine du bout du quartier. Elle ne se plaignait pas, acceptant les bras de la vie. Au fur et à mesure, leau se déversait dans son seau, rafraîchissant ses pieds, et elle, avec cette fraîcheur, a aussi attendu son enfant à naître. Sa bellemère la réprimandait, mais étaitelle vraiment responsable ?

Vianney, au début, la prenait en pitié, mais ça na duré quun jour ou deux. Puis il sest éclipsé, traînant avec ses potes. La mère et la bellemaman ne lexpulsaient pas, le laissaient aider à la maison, espérant que quelque chose change. Mais rien nest venu. Un jour, Vianney a présenté une autre femme, déclarant quil ne laimait plus, jamais.

Zoé sest plainte à ses amies, pleuré, mais rapidement, elle a accepté dêtre toujours la nonaimée. Elle a rassemblé ses quelques affaires, a suivi les consignes de la bellemère et a claqué la porte dune maison qui nétait plus la sienne.

Elle sest rendue dans le foyer dune usine, où la cantine se trouvait à deux pas de lentrée et le club à côté. «Vivez, réjouissezvous», lui conseillait le directeur. Zoé a trouvé son bonheur parmi les collègues, le travail, le club, le cinéma.

Rarement, elle rendait visite à sa mère, son beaupère et son frère ; ils nattendaient pas son retour, elle ne simposait pas. La grandmère Marguerite est décédée quand Zoé a eu vingtetun ans. Elle est allée aux funérailles, a contemplé les lieux qui autrefois abritaient la famille.

Marguerite avait légué sa maison à ses petitesfilles chéries, Léna et Océane. Zoé nen était pas fâchée, elles étaient les préférées, les «myrtilles» de la grandmère. Elle se sentait comme un morceau de gâteau oublié.

Si Zoé navait pas réclamé lhéritage, les autres membres de la famille se seraient disputés le petit patrimoine. Sa mère, Claudine, hurlait et maudissait, se lamentant que Vianney navait pas reçu la cuillère tordue que la grandmère lui avait gardée. «Ce nest pas mon petitfils?», se plaignaitelle, oubliant même sa fille aînée. Zoé navait pas droit à la cuillère tordue.

Zoé a tenté à deux reprises dorganiser sa vie amoureuse, mais aucun des hommes ne la retenue. Aucun prétendant ne la emmenée à la mairie, elle na donc pas pressé dy aller. Une fois, cest suffisant.

Sa vie sentimentale sest soldée par deux échecs pour les mêmes raisons : un homme buvait et fréquentait des prostituées, lautre buvait et frappait. À vous de juger ce qui est pire ou meilleur. Zoé était soulagée de ne pas avoir besoin du registre civil, sinon les ennuis auraient été nombreux. Elle a jeté ses quelques affaires dans un sac en toile et est retournée à son lit dinfirmerie où lattendaient ses amies.

Dans le dortoir, les soirées sétiraient, elle errait dune résidence à lautre pendant plus de dix ans, les lits étrangers la fatigueaient. À trente ans, chaque femme désire son coin, sa casserole, son étagère. Les célibataires obtiennent rarement un appartement, les couples en ont davantage besoin.

Parfois, elle rendait visite à Tante Aline, qui lavait les sols du service dune usine, pour discuter cœur à cœur. Après trois ou quatre mois, Aline engagea la conversation:
Zoé, il y a un an, ma nièce est morte à laccouchement, il ne reste que la petite et le mari. Je te regarde depuis longtemps, tu es forte, travailleuse. Mathieu, le mari, est un homme correct. Il ne te fera pas de mal, il boit seulement aux fêtes et modérément. Il nest pas très élégant, mais il a du cœur. Pense à vous marier, la petite pourra tappeler maman

Zoé a accepté de vivre avec Mathieu. Elle a décoré son petit appartement pour les fêtes du 1er mai, acheté des rideaux verts à fleurs blanches, cousu des petits habits jaunes et bleus pour la fille, Sonja. La petite, bientôt, a commencé à parler et a appelé Zoé «maman».

Mathieu était doux, ne blessait pas sa femme, rendait son salaire, ne lançait jamais dinsultes. Bien sûr, il na jamais dit «je taime», mais Zoé ne sattendait pas à ces mots. Elle sétait résignée à ne jamais les entendre.

Trois ans de mariage plus tard, le petit mot damour est venu, mais pas de Mathieu. Un jour, Sonja est revenue du jardin, serrant des pissenlits jaunes, a embrassé Zoé sur la joue comme une confiserie et a chuchoté:
Maman, je taime. Plus que tout, plus que papa, plus que tante Aline, plus que la poupée Julie.

Zoé a étreint sa fille, riant et pleurant à la fois, enfin elle était aimée.

Un an après, elle a donné naissance à Ilya. Mathieu prenait soin du bébé la nuit, changeait les couches, aidait à sortir la poussette de lescalier. Peu après, lusine leur a offert un grand appartement lumineux, où ils pouvaient vivre heureux.

Ils ont élevé leurs enfants avec Mathieu, ont vu leurs petitsenfants arriver. La grandmère aux cheveux argentés préparait des confitures sur la terrasse, pendant que les petits tournoyaient autour delle.

Grandmaman, je taime, cria Olympe.
Grandmaman, je taime aussi, répliqua Denis.
Mamie, je taime, babillait la petite Maëlle.
Nous aimons toutes nos grandmères, dit le grandpère Mathieu en souriant.

Zoé a essuyé une larme qui venait de perler, sans se rendre compte que, des années auparavant, elle naurait jamais imaginé que le destin lui offrirait tant damour, malgré une enfance où lon ne laimait pas.

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Mais enfin, madame ! Une petite fille née prématurément, mais robuste. Ne vous inquiétez pas, tout ira bien. Tant pour votre fille que pour votre petite-fille.
Я ожидал, что мой ребенок будет тихим и спокойным