Le médecin sappelle Irène Lefèvre. On dit delle que cest une bonne praticienne. On a eu de la chance. Je nai jamais vu son visage; elle porte toujours un masque et des lunettes.
Elle est infectiologue. Excellente dans les infections, mais pas très douée pour la psychologie.
Pendant tout le temps où elle soigne ma fille, elle na jamais prononcé une parole rassurante.
Elle ne parle quen chiffres et en faits.
leucocytes à 12
Cest bon?
Cest moins quavant, mais au-dessus de la normale. Le point de suture sest refermé, mais la peau est encore sèche.
Cest dangereux?
Je vais prescrire un médicament qui stabilisera tout ça
Elle répond, à contrecœur. Les parents des enfants hospitalisés la bombardent de questions. Chaque mot quelle prononce pourrait se retourner contre elle. Irène choisit ses phrases avec soin, comme si chaque terme avait son propre avocat crypté dans les résultats danalyses.
Elle voudrait simplement soigner, en silence, sans interrogatoire. Mais ce nest pas possible.
Je ne sais pas si elle me plaît ou non. Je ne comprends pas. Je suis obligée de lui faire confiance : la santé de ma fille repose entre ses mains.
Elle ne cherche pas à me réconforter, à calmer ma panique. Mais ce nest peutêtre pas son rôle. Elle doit combattre les infections, pas les crises dangoisse.
Je vois quIrène est fatiguée. Derrière ses lunettes, ses yeux sont rouges, comme sils avaient pleuré.
Je ne pose plus de questions. Je vois déjà les progrès: ma fille va mieux.
Il y a deux jours, elle était presque inconsciente; aujourdhui, elle est assise, sourit et croque avec appétit une pomme.
Irène examine la petite, lécoute, lui fait un clin dœil et dit:
Bravo, Manon.
Et elle ne me dit rien. Je ne demande rien.
Après le déjeuner, on a amené un bambin dun an, très gravement malade.
Irène a appelé lhôpital central. Ici, à lunité infectiologie de lhôpital SaintAntoine à Paris, il ny a pas de réanimation. Le petit était très mauvais. Lhôpital central a grossièrement répondu: «Il a une neuroinfection, traitezle vousmêmes, on na plus de places.»
Le temps de travail dun médecin sarrête à quinze heures. Irène doit rentrer chez elle, elle a un mari, des enfants.
Mais le petit était vraiment critique.
Irène reste au service, surveille le patient, se dispute avec lunité centrale, réclame un neurologue et un traitement spécifique. Elle se dispute aussi avec son mari, qui veut quelle rentre parce que le garçon nest pas le leur.
Les infirmières se taisent. Elles savent que le chef part à trois heures; après trois heures, lhôpital devient «la fête du soir».
Le bébé, avec sa mère, occupe la chambre voisine. Laudition est excellente.
La mère du petit parle au téléphone, on entend chaque mot. Elle appelle des connaissances et leur demande de prier pour Petit Pierre. Elle indique les prières, les rosaires, même les chants. Elle supplie quelquun daller à léglise et raconter au prêtre que Pierre a besoin dune prière supplémentaire, parce que le prêtre prie plus vite que les laïcs.
Je lentends dire à la fin de la journée: «Le médicament faut lacheter vousmêmes, il nest pas disponible ici.» Elle dicte la prescription, dont le fameux «Mexcidol».
La mère sécrie, outrée:
On paie des impôts! Traitez notre enfant! Tout le monde fait du racket! Je vais vous poursuivre!
Irène ne répond pas et sort.
Ma fille reçoit aussi du Mexcidol, nous lavons acheté nousmêmes.
Jentends la mère appeler son mari, se plaindre du médecin, lui demander dapporter des icônes et de leau bénite.
Jai des ampoules de Mexcidol qui restent inutilisées.
Je prends le flacon et sors dans le couloir. En principe, cest interdit: les chambres sont isolées, mais je cherche Irène.
Je la trouve dans la salle de repos des internes.
Elle dicte la liste des médicaments pour Pierre à son mari. Elle ne me voit pas, le dos tourné.
Bon, Vital, il faut les apporter maintenant. Les garçons ne tiendront pas plus de vingt minutes seuls. Ce ne sont pas des toutpetits
Vital sénerve au bout du fil.
Vital, la pharmacie ferme à dix heures. Après, tu me diras si je suis une mauvaise mère. Achetez tout de suite!
Je lui lance:
Voici du Mexcidol, jen ai un de trop. Ne lachetez pas.
Irène sursaute, se retourne brusquement.
Cest la première fois que je la vois sans masque. Elle est jolie.
Ah, merci,ditelle, et ajoute au combiné: «Le Mexcidol nest plus nécessaire, on a trouvé quoi».
Je glisse dans la poche de sa blouse une dizaine deuros.
Vous avez perdu la tête, ce nest pas pour vous!crie Irène en saisissant mon bras.
Ce nest pas pour vous, cest pour Pierre, répondsje.
Elle baisse les yeux.
Merci, murmureelle, puis se corrige: «Merci à vous.»
Je la salue et retourne à ma chambre.
Dans la nuit, létat de Pierre se détériore. Dans mon sommeil, jentends Irène ordonner aux infirmières le type de perfusion à mettre et le traitement pour faire baisser la fièvre, tandis que la mère chante en arrièreplan.
Quand ma fille était malade, des milliers de personnes ont voulu aider.
Environ 85% de ceux qui offraient leur aide priaient pour ma fille, me conseillaient quelles prières dire, me recommandaient de confesser, de faire venir le curé à lhôpital, dallumer une bougie. Ils disaient: «La prière dune mère est plus puissante que locéan.»
5% proposaient des médecines alternatives: homéopathie, ostéopathie, acupuncture, reiki, chamans, guérisseurs.
10% donnaient des contacts de bons médecins, suggéraient de partir en Europe, car «en France, on ne trouve pas toujours les soins, tu comprends».
Au petit matin, Pierre allait mieux. Il sest endormi, sans fièvre, paisiblement. Sa mère sest endormie aussi. Je nentends plus de prières, seulement le ronflement.
Irène na pas dormi de la nuit. À neuf heures, son nouveau service commence. Elle fait le tour des couloirs.
Elle entre dans notre chambre avec Manon.
Leucocytes à 9, ditelle.
Merci, répondsje.
Cest bon, linflammation recule.
Oui, jai compris.
Je ne pose aucune question. Je ressens beaucoup de compassion pour elle. Irène, toujours masquée, avec des lunettes dont on voit les yeux rougis, presque en larmes.
Elle continue son tour.
À trois heures, son service se termine. Pierre est beaucoup mieux, il sest réveillé joyeux et a bien mangé.
Avant de partir, Irène repasse dans leur chambre pour sassurer que tout va bien.
Jentends la mère du petit décrocher le téléphone, sexclamer:
ON A GUÉRI PIERRE! ON A GUÉRI!!!
Je regarde par la fenêtre de ma chambre le médecin Irène qui rentre chez elle, la démarche lourde dune personne épuisée. Elle est une excellente infectiologue et, sans doute, une bonne personne. On pourrait dire quelle est un messager de Dieu, si on veut.
Elle a vaincu la maladie de Pierre grâce à son savoir, son expérience et aux antibiotiques.
Et elle rentre chez elle, sans énergie, sans remerciements. Cest le métier.
Guéri







