Le docteur s’appelle Irène. On dit que c’est une excellente médecin. Quelle chance nous avons ! Je n’ai jamais vu son visage. Elle porte toujours un masque et des lunettes.

Le médecin sappelle Irène Moreau. On raconte quelle est une excellente infectiologue. Nous avons de la chance. Je nai jamais vu son visage: elle porte toujours un masque et des lunettes de protection.

Irène est spécialiste des infections: brillante dans son domaine, mais mauvaise psychologue. Durant tout le temps où elle soigne ma fille, elle ne ma jamais dit un mot rassurant. Elle ne parle quavec des chiffres et des faits.

leucocytes à 12%
Cest bien?
Cest moins quavant, mais encore audessus de la normale. Le point de suture a reculé, la peau est trop sèche.
Cest dangereux?
Je vais prescrire un traitement qui stabilisera la situation

Elle répond, à contrecœur. Les parents des enfants hospitalisés la bombardent de questions; chaque phrase quelle prononce pourrait être retournée contre elle. Irène choisit ses mots avec soin, comme si chaque terme était déjà jugé par un avocat caché dans les résultats danalyse.

Elle veut simplement soigner, en silence, sans interrogatoires. Mais ce nest pas possible. Je ne sais pas si je lapprécie ou non. Je suis obligée de lui faire confiance: la santé de ma fille repose entre ses mains. Elle ne cherche pas à me calmer, à atténuer ma panique; ce nest pas son rôle. Elle doit combattre les infections, pas les crises de nerfs.

Je vois quIrène est fatiguée. Derrière ses lunettes, ses yeux sont rougeâtres, comme sils venaient de pleurer. Je ne pose plus de questions. Ce qui compte, cest que ma fille aille mieux. Le bilan est positif.

Il y a deux jours, ma fille était presque inconsciente; aujourdhui, elle est assise, sourit et croque une pomme avec appétit. Irène lexamine, lécoute, lui tourne un clin dœil et lui dit: «Bravo, Élise.» Elle ne me dit rien, et je ninsiste pas.

Après le déjeuner, on amène un bébé dun an, très lourd, dans la même aile. Irène contacte lhôpital central: ici, au service des maladies infectieuses, il ny a pas de réanimation. Le petit est dans un état critique, mais le centre répond brutalement: «Il a une neuroinfection, traitez-le vousmême, nous navons pas de place.»

La journée de travail dIrène sarrête à quinze heures. Elle a un mari, Vincent, et ses propres enfants. Mais le bébé, nommé Léo, est dans un état désespéré.

Irène reste, surveille le patient, se dispute avec le centre qui refuse denvoyer un neurologue ni le médicament requis. Elle se dispute même avec son mari, qui veut quelle rentre: «Le petit nest pas le nôtre, rentre à la maison.»

Les infirmières se taisent, habituées à ce que la direction se retire à trois heures. Après trois heures, lhôpital devient «fête».

Léo et sa mère sont dans la chambre voisine, la porte ouverte, le son audible. La mère parle au téléphone, je comprends chaque mot: elle appelle des proches, demande des prières pour Léo, récite le chapelet, implore le curé de la paroisse de prier plus fort, croyant que la prière dune mère peut déplacer des montagnes.

Le soir, Irène entre dans la chambre et dit à la mère: «Le médicament nest pas disponible ici, il faut lacheter.» Elle dicte la prescription: parmi les produits, le «Mexidol».

La mère sécrie: «Nous payons des impôts! Traitez notre enfant! Cest du racket! Je vous poursuivrai!» Irène ne répond pas et sort.

Ma fille reçoit aussi du Mexidol, que nous avons dû acheter nousmêmes. Jai des flacons de surplus. Je prends un flacon et sors dans le couloir, même si les chambres sont isolées, à la recherche dIrène.

Je la trouve dans la salle de garde, dictant la liste de médicaments pour Léo à son mari, de dos dont elle ne se rend même pas compte que je les ai. Elle ne me voit pas, le dos tourné.

Vin­tal, il faut les prendre; le petit pourra rester seul vingt minutes, il nest pas petit

Vin­tal, à lautre bout du fil, crie: «La pharmacie ferme à dix heures! Après, tu me diras à quel point je suis une mauvaise mère.»

«Voici le Mexidol,» disje. «Jai un surplus, ne lachetez pas.»

Irène sursaute, se retourne brusquement. Pour la première fois, je la vois sans masque. Elle est belle.

Ah, merci,» murmuretelle, puis ajoute au combiné: «On na plus besoin du Mexidol, on a trouvé»

Je glisse dans la poche de son manteau une douzaine deuros.

Vous avez perdu la raison,» sécrie Irène, arrêtant ma main. «Ce nest pas pour vous. Cest pour Léo.»

Elle baisse les yeux.

Merci,» ditelle à voix basse, se corrigeant: «À vous.»

À toi,» lui répondsje, puis je retourne à ma chambre.

Dans la nuit, Léo se détériore. Jentends, à moitié endormie, Irène donner des ordres aux infirmières: quel perfusé mettre, quel antipyrétique administrer. En arrièreplan, la mère continue de prier.

Lorsque ma fille était malade, des milliers de personnes ont voulu aider. Environ 85% dentre elles ont prié pour elle, conseillé des confessions, demandé à un prêtre de venir, allumé des bougies, affirmant que «la prière dune mère touche le fond de la mer».

5% ont suggéré des médecines alternatives: homéopathie, ostéopathie, acupuncture, reiki, charlatans.

10% ont simplement donné les coordonnées de bons spécialistes, préconisé de partir en Europe, affirmant que «en France, la médecine est à la hauteur».

Au petit matin, Léo sest calmé, a dormi sans fièvre. Sa mère sest endormie aussi, je nentends plus de prières, seulement son ronflement.

Irène na pas fermé lœil de la nuit. À neuf heures, commence son nouveau service. Elle fait le tour des chambres.

Leucocytes à 9,» annoncetelle.

Merci,» répondsje.

Cest bon; linflammation recule.

Je ne pose plus de questions. Je ressens une profonde compassion pour Irène, toujours masquée, lunettes sur le nez, yeux rouges comme des larmes retenues. Elle poursuit sa tournée.

À trois heures, son service se termine. Léo est bien mieux, il sest réveillé joyeux, a bien mangé. Avant de partir, Irène revient dans la chambre, veut sassurer que tout va bien. Jentends la mère du petit recevoir un appel: «Ils ont guéri Léo!»

Je regarde par la fenêtre de ma chambre le médecin Irène, lourde de fatigue, rentrer chez elle. Cest une excellente infectiologue, une personne de grande valeur, presque comme un messager de Dieu, si lon veut. Elle a vaincu la maladie de Léo grâce à son savoir, son expérience et les antibiotiques. Elle rentre maintenant, épuisée, sans remerciements. Le travail continue.

Ils ont guéri

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Le Retour à la Vie