12avril2025
Cher journal,
Ce matin, alors que le soleil se levait à peine sur la petite ferme de SaintBenoît, mon petitfils Jules tournoyait autour de mon vieux panier de cèpes, les yeux remplis démerveillement. Son prénom convenait à sa vivacité: Jules, le joueur. «Grandpère, ce sont des girolles?» lança-t-il dune voix aigüe, tandis que je, les épaules courbées par les années, soupirais péniblement.
Depuis toujours, les girolles poussent à foison sur les haies de notre hameau, mais même les plus robustes dentre elles ne suffisent pas à alourdir mon panier, et je le dépose, haletant, à lombre de la vieille boutique de Madame Antoinette, la veuve qui, selon la légende du village, aurait épousé son mari avant même que je ne rencontre la mienne, la bonne Anna. Antoinette nest pas vraiment ma grandmère; cest plutôt la tante de Léon, le facteur qui, à quarante ans, na jamais quitté son sac à dos. Aucun de ses enfants nest encore venu, jusquà ce quun jour, lan passé, Léon apparaisse sur le perron avec toute sa petite famille un tableau qui fit presque me figer de peur. Antoinette hurla si fort que les champs alentours crurent à un accouchement, mais finalement ce nétait que la joie qui se manifestait.
Cet été, les citadins de Lyon, attirés par le crépuscule daoût, affluent à nouveau dans nos rues. Jules, sans autre camarade à ses côtés, tourne en rond du petit matin au crépuscule, et moi, je me contente de le taquiner comme je le fais depuis toujours. Aujourdhui, javais besoin dun moment de repos, de retrouver ma maison pour quAnna prépare la soupe aux girolles pendant que je frotte mes pieds fatigués sur le lit. Jules, armé de son jouet en plastique, sapprocha de mon panier et me lança :
«Laissemoi prendre une photo!»
«Questce que tu veux capturer, petit malin? Avec une planche de contreplaqué?» répliquaije, oubliant même la douleur dans mes jambes.
«Avec ma tablette!» sexclama-t-il, brandissant fièrement son petit appareil comme un chevalier brandissant son épée.
Il ajusta son jouet vers le panier, il y eut un déclic, et il me montra la photo à lenvers. Sur lécran, mon panier était bien visible. «Magnifique!» mécriaije, alors que Jules, sans me laisser reprendre mon souffle, traça du doigt la surface du cliché ; soudain, les girolles disparurent et furent remplacées par Léon, souriant.
«Papa,» déclara Jules avec gravité, tandis que ma surprise fit vaciller mon regard vers le panier. Ce nétait pas une simple blague: le panier était toujours là, les girolles, toujours là.
Jules continua son tourbillon de révélations :
«Voici maman, voici notre appartement et voici le Marquis.»
Le Marquis nétait pas un chat, comme je le pensais, mais un petit cochon que la bellefille dAntoinette, Lucie, promenait toujours en laisse. Les villageois, moi y compris, ne comprenions jamais pourquoi on le tenait ainsi, jusquà ce que le tracteurconducteur Pascal sécrie :
«Cest quelle le tire comme un câble!»
À ce moment, Jules me demanda :
«Grandpère, puisje te prendre en photo?»
«Pourquoi pas?»
Il bafouilla un compliment qui, malgré sa maladresse, me toucha :
«Tu es beau, ta barbe blanche, tes mains rugueuses comme ma grandmère, mais en version grandpère!»
Je ne pus retenir un rire, puis, luttant contre la douleur qui me traversait les jambes, je rétorquai :
«Ne me photographie pas»
«Quel film?» me demanda-t-il, perplexe.
«Film photographique,» répondisje, et il éclata de rire.
Les cinq minutes dexplication sur labsence de film et sur le fait quAnna imprimerait chaque cliché sur limprimante du salon me redonnèrent un peu de vigueur. Avant de repartir, je lui proposai :
«Jules, reviens dans une heure. Tu me photographieras, Anna et moi, daccord?»
Il acquiesça avec enthousiasme, et je me levai, chaque pas étant une lutte contre le poids de mon vieux panier de cèpes. À peine avaisje fait quelques enjambées que je me retournai, criant à Jules :
«Jules, noublie pas: dans une heure!»
Un voisin cria «Noté!», et je soupirai, pensant à la vieillesse qui me rendait parfois aussi grinçant quun cochon en laisse.
Arrivé à la porte, je déposai le panier sur le seuil et massis, épuisé. «Encore une de ces corvées et nous passerons lhiver comme les seigneurs: pommes de terre et girolles parce quon ne mange plus de viande.» murmuraije à Anna, qui sefforçait de soulever le panier.
Je nai jamais goûté de charcuterie industrielle ; le jambon narrivait à notre table que lors des grandes fêtes, quand les citadins nous rendaient visite. Ce nest pas que les produits du magasin soient mauvais, mais jai toujours vécu de ce que la terre donne, se contentant du sel et du poivre. À mon âge, lénergie se fait rare, chaque aube me demande de me lever avant le chant du coq, et il ne me reste plus quà ramasser les girolles dès que la santé me le permet.
«Anna, il suffit de quelques concombres et tomates pour nous rassasier,» lui disje, tandis quelle tentait de soulever le panier.
«Attends, ma vieille!» protestaije, mais je retombai aussitôt sur lescalier.
«Pas de girolles maintenant,» ajouta Anna, douce comme toujours, «va te coiffer et mettre ton joli sarrau.»
«Tu deviens folle,» répondisje en hurlant, ma voix tremblant entre autorité et tendresse.
«Depuis soixante ans nous sommes mari et femme,» répliqua Anna, les yeux brillants dune lueur qui me rappelait nos premiers jours.
Je continuai, résigné :
«Il faut que je me fasse photographier.»
«Quoi?» sétonna Anna, gesticulant comme pour chasser le vent.
«Je dois me photographier,» insistaje, les rides se creusant davantage.
Anna, fière, séclipsa vers la cuisine, laissant le panier derrière moi. Sans même regarder la corbeille, jentrai dans la chaumière, appelant :
«Anna, où estu?»
Aucun écho. Après quelques pas, je la découvris dans le petit recoin derrière la cheminée, un lieu où elle se réfugiait autrefois lors des disputes. La tête baissée, les mains cachées dans les poches, elle pleurait en silence, les larmes perlant entre ses doigts comme un filet deau filtrant à travers un tamis, tombant sur le bas effiloché de sa robe.
Ma gorge se serra, incapable de prononcer un mot. Quand avionsnous eu notre dernière dispute? Vingt ans? Plus ? Deux décennies sétaient écoulées sans que je ne la voie dans ce recoin. Le seul son qui sortit de ma bouche fut :
«Anna»
Le mot trembla, doux comme le souffle dun vieil homme. Elle leva les yeux, mouillés et fatigués, et se blottit contre moi, posant sa tête sur mon épaule. Ma barbe se mouilla de ses larmes, et je ne pus retenir un sanglot, mais elle minterrompit :
«Peigne ta barbe pendant que je repasse ta chemise»
Jules arriva un peu plus tôt que prévu, mais tout était déjà prêt. Nous nous assîmes à la table, je jouant avec ma barbe, inquiet que le garçon ne fasse pas encore de bêtises. Anna tenta de le calmer, mais la porte du vestibule claqua soudain, annonçant un nouveau visiteur.
Le soir, allongés dans leurs lits, nous passâmes en revue les deux photographies qui nous étaient les plus chères. La première, petite et en noir et blanc, montrait une jeune fille rousse tenant un bouquet champêtre, la tête posée sur lépaule dun homme élégant en costume, le tout devant une enseigne «Mairie» gravée sur un mur de briques. La seconde, grande et en couleur, présentait une vieille dame aux cheveux argentés, posant la tête dun vieil homme sur son épaule, un vaste bouquet de fleurs dété étalé sur la table. Leurs visages étaient rayonnants, comme si le bonheur y était capturé à jamais.
Dautres clichés décorent notre petite maison, mais ce sont ces deux moments partagés qui restent gravés dans nos cœurs.
Je ferme les yeux, le bruit du vent dans les champs me berce, et je me dis que, malgré les années qui pèsent sur mes épaules, il reste encore tant à photographier, tant à aimer, tant à vivre.
À demain, journal.
Henri, le vieux du coin.







