LA VIEILLE PHOTOGRAPHIE

Oh, mais cest quoi ça, papi? Des cèpes? tournait en rond le petit Jules, vif comme léclair. Son prénom, ça se voyait bien, il était tout à fait «Jules le Vif».
Oui, répondit laîné, un brin épuisé, en laissant échapper un soupir lourd.

Même si les cèpes poussèrent depuis toujours sur les haies du hameau de SaintLoup, le vieux JeanBaptiste peinait à porter son panier débordant de champignons. Il sétait donc arrêté, haletant, devant la petite échoppe que tenait Madame Odette, la veuve dArmand, depuis longtemps mariée à la mort de son premier époux. Elle était, pour Jules, la grandmère par alliance, même si ses histoires laissaient à désirer : si le Léo du village navait pas tourné les rues jusquà quarante ans, elle aurait déjà été comptée parmi les arrièregrandmères. Personne ne vivait chez elle, jusquau printemps dernier où un Léo, avec toute sa tribu, enflamma le perron de la maison. La vieille cria si fort que les villageois crurent dabord à une agression, mais ce nétait quun cri de joie.

Cet été, les citadins sétaient de nouveau déversés dans la vallée au crépuscule daoût. Jules arpentait les sentiers du village du lever au coucher du soleil, nayant que les vieux du coin pour soccuper. Il navait dautre choix que de courir après les aïeuls.

JeanBaptiste, voulant reprendre son souffle, se hâta de rentrer afin quAnne, sa femme, trie les cèpes et les fasse tremper pendant quil massait ses pieds fatigués sur le lit. Le gamin, armé dune petite peluche en plastique, sapprocha du panier et, tout excité, lança:
Laissemoi prendre une photo!
Mais pourquoi, mon petit farceur, tu veux photographier ça? Avec du contreplaqué? sétonna le vieil homme, oubliant même ses pieds.
Avec ma tablette! sécria fièrement Jules, levant son gadget au-dessus de la tête.

Il la pointa sur le panier, le déclencheur fit un déclic, et il montra le revers de la planche à JeanBaptiste. Ce dernier vit, surpris, limage de son panier.
Pas mal! sexclama le vieil homme, tandis que Jules, sans se soucier de la politesse, passa son doigt sur la photo. Soudain, au lieu des cèpes, apparut le visage de Léon.
Papa, déclara Jules avec gravité, et le vieux, abasourdi, lança un regard croisé à son panier. Ce nétait pas une plaisanterie: le panier était là, puis remplacé dun instant par le portrait de Léon, avant que les cèpes ne réapparaissent.

Jules continua de pointer du doigt:
Voilà maman, voilà notre maison voilà le Marquis.

Marquis le cochon, il ne sagissait pas dun chat mais dun vrai petit porc que la bellefille dOdette promenait toujours en laisse. Les paysans ne comprenaient jamais pourquoi il fallait une laisse pour un cochon, jusquà ce que le mécanicien du village, Pascal, sécrie:
Ah! Elle le traîne comme un sac!

Grandpère, je peux prendre une photo de vous? lança soudain Jules, feuilletant ses images.
Pourquoi pas? sétonna laîné.
Vous avez lair si beau: votre barbe blanche, vos mains bronzées, solides comme celles dun père! bégaya le petit, cherchant des mots, et finit par dire: Vous ressemblez à ma grandmère, mais en grandpère!

JeanBaptiste éclata dun rire sournois.
Ne me prends pas commença-t-il, mais se ravisa.

Il regarda le garçon droit dans les yeux et demanda:
Tu ne crains pas le film?
Quel film? ne comprit pas le jeune.
Le film photographique.

Jules, confus, se mit à bafouiller pendant cinq minutes, expliquant que la femme dAnne imprimait tout sur limprimante. Le vieil homme sentit son énergie revenir, prêt à reprendre le chemin du retour. Avant de se lever, il dit:
Tu sais quoi, Jules reviens dans une heure. Tu prendras une photo de nous deux, daccord?
Daccord! répondit le gamin, tout joyeux, tandis que JeanBaptiste, grinçant, se redressa.

Il souleva son lourd panier, destiné même à un homme robuste, et sortit de la maison. Après quelques pas, il se retourna, criant à lenfant qui séloignait:
Jules, noublie pas: dans une heure!
Cest noté! résonna une voix dune ruelle voisine.
Bon, je vais rentrer soupira le vieil homme en sen allant vers la porte.

Voilà, Anne, marmonna-t-il, plaçant le panier sur le perron avant de sasseoir sur la marche. Encore un panier et on passera lhiver comme des seigneurs: pommes de terre et cèpes puisquon na plus de viande.

JeanBaptiste navait jamais mangé de produits industriels, la charcuterie ne venant que lors des grandes fêtes, quand les citadins passaient. Il ne rejetait pas la nourriture du commerce, mais il nen avait jamais eu besoin, sauf un peu de sel et de poivre. Après une vie passée à labourer, il ne pouvait plus se permettre de mettre un morceau de jambon du commerce dans sa bouche.

Ça suffit, Vania, avec les concombres et les tomates. Calmetoi, dit Anne en tentant de soulever le panier.
Attends, ma vieille! sexclama JeanBaptiste, titubant à nouveau, mais il sarrêta sur la marche. Pas de cèpes maintenant. Va te coiffer et mets ton joli tablier.
Tu dis nimporte quoi, vieux! répliqua Anne, dune voix rauque. Tu deviens fou, tu veux te marier? Nous avons soixante ans, mon amour!
Cest ça, je le pensais, répondit le vieil homme en remontant lentement. Il faut se photographier.
Pourquoi?
Pour se photographier, je te le dis, insista-t-il, fronçant les sourcils. Jules arrivera avec son appareil
Faisle, faisle toimême, lança Anne dun geste, fière, et séclipsa dans la cuisine.

Sans même regarder le panier, JeanBaptiste, le visage sérieux, suivit sa femme.
Anne? demanda-t-il, en entrant. Anne! il cria, mais elle était introuvable.

Elle ne fut retrouvée quaprès quelques minutes de recherche, cachée dans un petit recoin derrière le four, comme autrefois, lorsquils se disputaient. Anne, le visage enfoui dans ses mains, pleurait en silence, des larmes perlant ses doigts et mouillant le bas usé de sa robe.

JeanBaptiste ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit, la gorge serrée. Quand sétaient-ils disputés pour la dernière fois? Vingt ans? Plus ou moins. Deux décennies sans la voir, des querelles qui nétaient jamais si graves.

Anne ce seul mot, doux comme le murmure dun vieil homme, franchit le silence. Ma chérie

Les épaules dAnne cessaèrent de trembler, elle leva les yeux, mouillés, vers son mari, puis se blottit contre lui, posant sa tête sur son épaule. La barbe du vieil homme devint humide de ses larmes. Il commença à sangloter, mais Anne, pressée, intervint:
Peigne ta barbe pendant que je taide à plier la chemise

Jules arriva trente minutes plus tôt, mais tout était déjà prêt. Ils étaient assis à la table, JeanBaptiste jouant avec sa barbe, inquiet que le gamin ne samuse pas trop. Anne tenta de calmer ses gestes quand la porte du vestibule claqua brusquement.

Le soir, allongés, ils examinèrent à tour de rôle deux photographies. Lune était petite, en noir et blanc: une jeune fille rousse, tenant un énorme bouquet de fleurs des champs, la tête posée sur lépaule dun beau jeune homme en costume. Leurs visages étaient rayonnants, et, derrière eux, un panneau en gros caractères: «Mairie».

Lautre photo était grande et en couleur. On y voyait une vieille dame aux cheveux argentés, la tête posée sur lépaule de son mari, un grand bouquet de fleurs dété sur la table, le soleil daoût éclatant, leurs sourires aussi heureux que sur la première image.

Ils avaient dautres clichés, mais seuls ceuxci les montraient ensemble.

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