Je me souviens, il y a bien longtemps, dune époque où la solitude sinfiltrait comme un brouillard sur les rues de Paris. Ma sœur, Katell, était venue me rendre visite, les yeux brillants de lespoir dun futur conjugal que le mari de notre frère, Benoît, avait proposé. Elle, pourtant, avait décliné. On disait que mieux vaut demeurer seule que de profiter dune offre gratuite de compagnie. « Tu ne seras jamais seule, Katell, rappelletoi: lhomme ne doit pas être isolé, la femme doit toujours être à ses côtés. Sinon, cest comme un tableau sans cadre Et qui, au final, la regardera? La solitude, tu sais ce que cest? » me lança Benoît dun ton moqueur, qui me faisait soupirer dennui.
« La solitude, cest une vraie prison ! », sexclama Marie, ma bellesœur, en secouant la tête. « Cest le moment où lon veut donner de leau à quelquun, mais on na plus de seau! » Elle se mit à rire, puis, après un instant, ajouta dun ton conspirateur : « Je te jure, Katell, le mari est un bon gars, mais qui ne sarrange jamais sans un petit coup de pouce. »
Katell avait déjà dix ans quand elle rencontra le père de famille qui, dix ans auparavant, était venu de la campagne, à la recherche dune bonne épouse. Il était venu une fois, puis surtout, et, quand elle apprit cela, elle se tourna vers son compagnon, qui lentraîna à deux sur la même bande de terre, puis même à leurs deux poules. Bien que le compagnon tentât de la convaincre qu« un instant suffit » et que « rien nest étrange sans partenaire », il se tapait les pieds dans le sol, pleurant des larmes dhomme, et Katell restait impassible ; le décor changeait pourtant.
Le mari, avec une politesse de gentleman, laissa la voisine et les deux enfants aux soins dune nourrice. Mais les enfants grandirent et séparpillèrent. Le fils aîné travailla à Lyon, la fille se maria rapidement et sinstalla à la campagne avec son mari. Katell, quant à elle, demeura seule dans un petit appartement au cœur de la ville, où la solitude ne la gênait pas tant quelle pouvait gagner sa vie en tant que couturière et tenir une petite boutique qui lui assurait un revenu modeste. Elle vivait dans son propre plaisir, accueillant enfants et Marie à la terrasse de son café, lisant, nageant, pratiquant le yoga, voyageant parfois, et profitant même de quelques petits trafics de contrebande. Elle menait ainsi une vie qui, à ses yeux, était assez satisfaisante.
Un jour, alors que Marie navait toujours pas décidé de régler son destin, Benoît insista : « Écoute, Katell, le mari idéal viendra, même sil faut attendre soixanteetun ans. Sept ans de distance, une maison spacieuse, un domaine avec vaches, chèvres, porcs et même des poules, mais pas de canards. Une alimentation saine, du lait, des œufs, de la viande. Tu vivras cent ans, ma chère! Et je connais un homme charmant, balourd et cultivé, qui ne parle que de livres ». Katell, dun ton ironique, répliqua : « Très bien, Benoît, je connais ton voisin le balourd, quil en soit ainsi. Mais je nai rien promis. »
Un rendezvous fut organisé, et le cavalier se présenta comme un homme fort, musclé, élégant, aux mains propres et aux ongles bien taillés. Il parlait peu, mais de façon claire, et, selon le voisin, il sappelerait JeanPierre. La première rencontre fut timide, puis ils se regardèrent souvent, et Katell pensa quune âme sœur serait peutêtre nécessaire. JeanPierre, quant à lui, évoquait la création dune ferme, avec vaches, chèvres, porcs, œufs et lait, mais sans canards, sous le soleil de la campagne.
Le temps passa, et Katell rédigea à JeanPierre un message téléphonique, expliquant quelle ne désirait plus de rencontres, que ses désirs avaient changé, et quelle ne pouvait plus se laisser entraîner dans une affaire qui ne servirait pas ses intérêts. Il ne répondit que brièvement, trois jours plus tard, puis interrompit le dialogue. Katell, à huit heures du matin, se rendit à la boulangerie, prit son café, et contempla la ville depuis la fenêtre, se rappelant le temps où elle navait pas vu ses enfants depuis longtemps, où il aurait fallu aller voir son fils, ou rendre visite à sa fille à la naissance dun petitenfant. Elle devait encore acheter un sac pour son précieux manteau dhiver, et appeler Léontine, la sagefemme, pour fixer un rendezvous.
Ainsi sacheva ce souvenir dune époque où la solitude, les promesses de mariage et les projets de ferme se mêlaient comme les parfums dun marché provençal, et où, malgré les détours, Katell sut garder son indépendance, son petit commerce et son petit bonheur, loin des contraintes dune vie imposée.

