Il y a longtemps, je me souviens de ce temps où la solitude était mon unique compagne.
Claudine Dupont, veuve depuis quatorze hivers, avait laissé son mari, le brave Julien, se remarier, et elle, désespérée, avait refusé toutes les consolations. On la disait meilleure quune service gratuit de lÉtat, mais la vérité était toute autre.
«Tu ne peux rester seule, Claude?» sécriait souvent mon voisin, le facteur. «Un homme ne doit point vivre isolé, la femme doit toujours être à ses côtés. Sinon, cest comme un vin sans sucre», plaisantait-il en riant, comme pour masquer son propre désespoir.
«La solitude, cest une bête sauvage!», rétorquait ma sœur Marianne, les yeux remplis de larmes fatiguées.
«Quand on cherche à donner de leau à qui?», ajoutait-elle, tandis que le petit François sexclamait : «Les enfants sont tes voisins!»
«Où?», demandaitelle, sans réponse.
«Là là à Carcassonne!», finissaitelle de comprendre que la remarque de Marianne était un rire dérisoire, et son cœur se couvrit de honte.
Je me rappelle que le chevalier Armand Lefèvre, le meilleur ami de mon défunt époux, était arrivé dix ans plus tôt, comme un éclair au crépuscule. Il ne revint quune fois, mais ce fut suffisant pour que je lui propose, sous le regard de lauberge, de partager le lit et les devoirs. Malgré ses tentatives de me convaincre que «une fois suffit», il ne cessait de se plaindre en se frottant les mains rugueuses et en laissant couler des larmes dhomme, mais je restai inflexible. Lété était venu, et les récoltes saccéléraient.
Mon exépoux, Pierre, sétait présenté comme un gentleman, laissant à mon exfemme Madeleine et à leurs deux enfants la garde du domaine. Les enfants, quant à eux, se dispersèrent aux quatre coins de la France. Le fils aîné sétablit à Lyon, tandis que la fille sest mariée rapidement et partit vivre à la campagne avec son mari. Quant à moi, je demeurai seule dans un petit appartement au cœur de Paris, à deux pièces, où la solitude ne me gênait plus.
Je devins restauratrice, professeure de cuisine et petiteentrepreneuse. Mes revenus, modestes mais suffisants, me permirent de vivre confortablement, daccueillir les enfants du voisin et la mère de famille Madeleine, toujours prête à offrir un sourire. Bien que mon intellect ne fût pas prodigieux, je trouvais toujours de quoi occuper mes journées : lecture, natation, yoga, voyages, parfois même une petite escroquerie au marché. Tout cela faisait ma satisfaction.
Jusquà ce que la bonne Madeleine, la mère de mon ami, ne décide de maider à arranger ma destinée.
«Écoute, Claude, un bon mari, même sil nest pas encore né, viendra dans soixanteetun ans. Sept ans de différence dâge, une maison spacieuse, un domaine bien entretenu : vaches, moutons, cochons, poules, tout pour nourrir sainement la famille. Du lait, des œufs, de la viande. Tu pourras vivre jusquà cent ans, et le mari sera charmant, bien élevé, toujours poli», me conseilla-t-il en souriant.
«Laissemoi rencontrer ce voisinbâton, dit Marianne, en se levant, mais je nai rien promis.»
On dit que rien ne change le destin. Ainsi, Madeleine ne tarda pas à organiser une rencontre entre moi et le cavalier, qui se révéla être un homme simple, robuste, aux bras tatoués et aux ongles impeccables. Il parlait peu, mais à chaque mot, on sentait la force qui lhabitait. Son nom était Étienne Marchand.
Leur première rencontre fut brève, mais je ne pus mempêcher de remarquer quÉtienne semblait toujours regarder vers lhorizon, comme sil cherchait quelque chose de plus grand. Il était un peu rustre, mais possédait un charisme qui ne laissait personne indifférent.
«Je suis ici pour aider, ditil, mais le travail ne vient pas tout seul.»
Je lui proposai alors dacquérir un cheval, de garder les vaches, les moutons, les poules, et davoir une petite ferme à gérer. Il accepta, et je lui promis que la ferme serait à moi, mais que je garderais le contrôle.
Je me souviens avoir demandé à Étienne de mappeler «Mademoiselle», et il répondit avec un sourire :
«Vous avez raison, Claude. Le monde change, mais le cœur reste le même.»
Ainsi, je décidai dacheter une vieille voiture doccasion, un Peugeot 205, et de la conduire jusquà la campagne où je possédais un petit jardin, où je cultivais des fraises et des pommes de terre, tout en gardant mon propre petit troupeau. Lidée de moccuper du bétail, de traire les vaches et de ramasser les œufs me semblait étrange, mais jacceptai.
Je me rappelais que, même si je devais préparer le dîner pour mon mari, faire les courses, payer les factures et veiller à la propreté de la maison, le revenu de cette petite entreprise était bon, et je pouvais tout de même profiter dune pension décente. Il me restait encore quelques économies pour les imprévus.
Dans ce temps, je pensais souvent à la façon dont la solitude avait façonné mon existence, et je me demandais si jétais vraiment prête à partager ma vie avec quelquun dautre. Mais le soir, je regardais le ciel et je murmurais :
«Madeleine, tu ne men veux pas. Je préfère rester seule et refuser la proposition dÉtienne. Je ne veux pas dun mari qui ne sait que travailler.»
Je pleurais parfois, mais la promesse de rester libre me rassurait. Un jour, je reçus un appel dÉtienne qui voulait fixer un rendezvous, mais je ne répondus pas. Plus tard, il insista : «Je suis ici pour taider, pas pour tenchaîner.»
Je lui écrivis un message, lui expliquant que je navais plus dintérêt à le rencontrer, que mes désirs avaient changé et que je préférais rester seule. Il comprit, et après quelques semaines, il disparut de ma vie comme un vent dautomne.
Aujourdhui, je me souviens de ces années où jai jonglé entre le travail, la ferme, les enfants du voisin et les souvenirs dun amour perdu. La solitude, bien que parfois douloureuse, ma enseigné la force et la résilience. Jai appris que lon peut être heureuse sans partenaire, en cultivant son propre jardin, en gardant ses animaux, en servant un bon café à ses voisins, et en laissant le passé se dissoudre dans le vent.







