Le déménagement a été décidé sans toi, les affaires sont déjà dans le couloir, annonça le fils.
Mélisande, on ne peut plus supporter ces bocaux! sexclama Véronique Lenoir, les bras en lair, en scrutant la table de cuisine débordant de pots de confiture, de cornichons et de tomates. Qui va les recevoir? André et Célestine ne voient même pas tes cornichons, ils achètent tout au supermarché!
Je les fais pour moi, ça me plaît, répliqua Mélisande Dubois, essuyant une jarre de trois litres jusquà ce quelle crisse. Jouvrirai cet été lhiver, et lété sera parfumé à laneth et aux feuilles de cassis. Cest ma mémoire, Véronique.
Mémoire secoua la tête la voisine. Ta réserve déborde de souvenirs. Certains datent de lannée précédente.
Mélisande sourit, ne répliqua pas. Véronique avait raison: les bocaux saccumulaient, elle les ouvrait rarement. Mais le rituel était essentiel: trier les fruits, stériliser les couvercles, sceller, écouter le déclic du vide qui se refroidit. Cela apaisait, remplissait le temps.
Véronique séclipsa, promettant de revenir le soir avec une recette de «caviar de courgettes». Mélisande resta seule à la cuisine, sassit près de la fenêtre et contempla la cour. Des enfants jouaient à la balle, une jeune mère poussait une poussette. Cétait une soirée daoût, chaude et silencieuse.
La porte dentrée claqua. Mélisande sursauta, se retourna. André entra dans le salon sans même jeter un œil à la cuisine. Cétait étrange; dordinaire il saluait et demandait ce qui était prévu pour le dîner.
Elle essuya ses mains sur le tablier et le suivit. Le fils était debout à la fenêtre, les mains dans les poches de son jean, les épaules crispées, le dos droit. Mélisande Reconnaissait cette posture: cest ainsi quAndré se tient lorsquil sapprête à annoncer quelque chose dimportant.
Un thé? demanda-t-elle, arrêtée dans lembrasure.
Maman, il faut quon parle, dit-il sans se retourner.
Son cœur se serra. Lintonation était officielle, détachée, comme lorsquon se prépare à une conversation difficile.
Parle, répondit Mélisande, sappuyant contre le chambranle, les bras croisés.
Le déménagement a été décidé sans toi, les affaires sont déjà dans le couloir, annonça le fils, enfin se retournant. Son visage était pâle, les lèvres serrées. Célestine a insisté. Nous nous avons trouvé un bon appartement. Un studio, au rezdechaussée, pour éviter les ascenseurs.
Mélisande resta muette. Les mots arrivaient lentement, comme à travers du coton. Déménagement. Décidé. Sans toi.
Quoi? futelle la seule réponse.
Tu comprends, maman, André passa la main dans ses cheveux, évita son regard. On na plus de place. Célestine attend le bébé. Il faut une chambre séparée. Et ce studio, cest à nous maintenant, à nous deux. On vit ici. On ta trouvé un logement à trois arrêts dici, tu pourras venir nous voir.
Les affaires sont dans le couloir, répéta Mélisande, dune voix qui résonna étrangement, sourde. Mes affaires.
Oui. Célestine a déjà emballé le strict nécessaire. Le reste, on transportera plus tard.
Elle se tourna vers le couloir. Trois cartons en carton, une vieille valise à la roue arrachée et deux sacs reposaient là. Soixantedeux ans de vie, trente ans dans cet appartement, réduits à trois boîtes.
Mélisande saccroupit, ouvrit le premier. Une photo encadrée delle et du défunt Nicolas, au bord de la mer, était au sommet. Ensuite, son foulard préféré, quelques livres, une petite statue de ballerine en porcelaine que lui avait offert André à huit ans. Sous les livres, ses pantoufles, son peignoir, son trousseau de cosmétiques.
Maman, ne fais pas ça, intervint André, debout au-dessus delle, les jambes tremblantes. Ce nest pas définitif. Tu vas simplement habiter ailleurs. Beaucoup de gens font ça. Cest normal.
Normal, résonna-t-elle, se relevant. Ses genoux craquèrent, un choc traversa le bas du dos. Alors normal.
Célestine entra. Grande, élancée, le maquillage parfait, le ventre arrondi sous une robe ajustée. Elle fixa Mélisande dun regard évaluateur, pressa les lèvres.
Mélisande, ne soyez pas offensée, dit la bellefille dune voix douce, comme on explique quelque chose à un enfant. Mais vous devez comprendre, nous avons besoin despace. Un bébé, une chambre à nous. Vous restez dans la cuisine avec vos bocaux, votre salle de bain où vos chiffons sèchent, votre chambre Nous navons nulle part où nous installer.
Cet appartement commença Mélisande.
Il est au nom dAndré, coupa Célestine. Hérité de son père. Sur le plan juridique, tout est clair. Nous ne faisons rien dillégal. Nous voulons simplement vivre notre famille. Vous nêtes pas contre, nestce pas?
Mélisande regarda son fils. Il baissa les yeux, se tourna vers la fenêtre, ne réagit pas.
Quand? demanda-t-elle doucement.
Demain matin, répondit Célestine, enthousiaste. Le camion est déjà commandé. Vous déménagerez, vous vous installerez. Dailleurs, les travaux sont neufs, vous allez adorer.
Mélisande acquiesça, se dirigea vers sa chambre, la même où elle avait passé vingtcinq ans avec Nicolas, où elle avait imaginé lavenir, où elle veillait sur André lorsquil était malade. Nicolas était mort dans ses bras dune crise cardiaque, trois ans avant la retraite.
Elle sassit sur le lit, caressa la couverture délavée, héritée de la mère de Nicolas, vieille mais solide. Les larmes ne vinrent pas. Un vide glacial, résonnant comme une maison abandonnée, lenvahissait.
Elle se souvint du jour où André avait présenté Célestine: «Maman, voici ma fiancée», avaitil rayonné. Elle avait préparé des gâteaux, souri, trouvé Célestine gentille, bien que discrète. Le mariage fut simple; Célestine avait insisté pour que le jeune couple reste chez les parents dAndré. «Pourquoi louer quand vous avez tant despace?», avaitelle remarqué. Mélisande avait accepté, ravie de voir la maison reprendre vie.
Mais la vie sétait transformée en un allerretour unilatéral. Mélisande cuisinait, nettoyait, lavait. Célestine travaillait, rentrait tard, fatiguée. André était souvent absent. Le weekend, le couple partait chez les parents de Célestine ou flânait en ville, oubliant dinviter Mélisande.
«À quoi je sers, vieille?», pensa-t-elle en essuyant les miroirs et les poussières des photos que Célestine avait disposées.
Et maintenant, le déménagement, décidé sans elle, les affaires rassemblées comme si son avis navait aucune valeur. Comme si elle nétait quun meuble à déplacer.
Mélisande se leva, sapprocha de la fenêtre. La nuit était tombée, les lampadaires éclairaient la cour dune lueur jaune. Les balançoires étaient vides, les bancs désertés. Seule Madame Zina, de limmeuble du dessous, promenait son gros chat gris, Marcel.
Maman, tu vas te coucher? fit entendre André en passant. Sa voix était coupable, hésitante.
Oui, je vais me coucher, répondit-elle sans se retourner.
Ne tinquiète pas trop. Tout ira bien. Tu verras.
Elle resta muette. André resta un instant, puis referma doucement la porte.
Mélisande sallongea, les yeux rivés au plafond. Les souvenirs affluaient: Nicolas la portant à travers le seuil, les murs fraîchement peints, le petit André faisant ses premiers pas en sagrippant au canapé, Nicolas apprenant le fils à faire du vélo dans la cour, le premier bulletin dAndré, les fêtes au café, le diplôme, le travail.
Puis la mort de Nicolas. Et la solitude qui suivit.
Le lendemain, elle se leva tôt, se lava, shabilla, se coiffa, se regarda dans le miroir: cheveux gris, rides autour des yeux, visage fatigué. Quand avaitelle vieilli ainsi?
Dans la cuisine, lodeur du café flottait. Célestine était à la table, le téléphone à la main.
Bonjour, madame. La voiture partira à dix heures, dit-elle en tendant un trousseau de clés. Ladresse, je vous lai donnée la semaine dernière: 12 rue du Jardin, appartement3.
Je men souviens, répondit Mélisande, versant du thé.
Nous vous avons avancé le premier mois de loyer, le reste, vous gérerez, vous avez votre pension, nestce pas?
Je men chargerai, dit-elle.
André sortit de la salle de bain, jeta un œil furtif à sa mère, sassit à côté de Célestine. Elle lui présenta une assiette de tartines. Tous deux mangèrent en silence, Mélisande sirotait son thé.
À dix heures, le camion arriva. Les déménageurs déchargèrent les cartons, la valise, les sacs. Mélisande resta dans le hall, observant sa vie sortir.
Maman, on y va, je te conduis, dit André, tenant les clés de la voiture.
Non, je préfère y aller seule, répliqua Mélisande.
Laissemoi taider, ça ne coûte rien!
Je le ferai moimême, insistatelle.
André tenta de protester, mais Célestine posa sa main sur son épaule, secoua la tête.
Mélisande sortit de lappartement sans se retourner, descendit les escaliers, passa devant limmeuble où elle avait passé tant dannées, sassit sur le banc du terrain de jeu. Le camion séloigna, le silence revint dans la cour.
Lila, où vont tes cartons? demanda Véronique, tenant son sac de courses.
Vers un nouveau toit, répondit Mélisande avec un sourire. Je déménage.
Comment? Où? Pourquoi?
André et Célestine restent ici, je vivrai ailleurs. Cest mieux.
Mieux? sexclama Véronique, les bras en lair. On vous a expulsée! Quelle horreur!
Laisseles, ils ont besoin de leur espace, dit Mélisande, apaisée.
Véronique, encore émue, nota ladresse, promit de rendre visite.
Mélisande prit le bus jusquà la rue du Jardin. Le bâtiment était un vieil immeuble de cinq étages, façade écaillée, odeur dhumidité. Lappartement au rezdechaussée avait des fenêtres donnant sur une cour sombre, les murs en pierre, le plancher qui grinçait.
Elle déposa ses affaires sur le petit sol, ouvrit la boîte contenant la photo de Nicolas, la posa sur la table. Elle enroula le foulard, déposa la petite ballerine sur le rebord, rangea les cosmétiques dans la salle de bain, suspendit une serviette.
Lorsque la nuit tomba, elle alluma la lampe; lampoule vacilla, prête à être remplacée. Le téléphone sonna. André.
Maman, comment ça se passe? Tout va bien?
Tout va bien, répondit-elle dune voix sereine.
Si jamais tu as besoin de quoi que ce soit, appelle, on taidera.
Merci, mais je me débrouillerai, conclutelle, raccrochant.
Elle sapprocha de la fenêtre, contempla la cour grisâtre, les bacs à ordures, le portail branlant. Son ancienne cour lui revenait en mémoire: les massifs de fleurs quelle plantait chaque printemps, le banc où les voisines se retrouvaient le soir. Ici tout était étranger.
Elle sallongea sur le sofa, senveloppa dans son foulard, ferma les yeux et, pour la première fois depuis longtemps, laissa couler les larmes, silencieuses, sans cris, afin que les voisins nentendent pas.
Le lendemain, le bruit dune dispute traversa le mur, la vaisselle sentrechoqua. Elle se leva, le cou raide, le canapé inconfortable. Elle se lava à leau froide, shabilla, sortit chercher du pain, du lait, des œufs, des légumes dans un petit supermarché à deux rues. Elle prépara une omelette, se versa du thé.
Le téléphone resta muet. Les jours senchaînèrent. Elle fréquentait le petit magasin, cuisinait, nettoyait, lisait de vieux livres. Véronique promettait de passer, mais le report sallongeait.
Après trois jours, elle appela son fils.
André, comment tu vas?
Ça va, maman, beaucoup de travail.
Et Célestine? La grossesse se passe bien?
Tout va bien, je suis en réunion, je te rappelle.
Il ne rappela jamais.
Mélisande comprit alors quils navaient plus besoin delle. Ils sétaient débarrassés du fardeau, de la vieille femme qui encombrait leur quotidien. Elle était désormais seule, dans un appartement étranger, dans un quartier où personne ne la connaissait.
Elle se souvint de la façon dont, après le décès de Nicolas, elle vivait pour André: soupes, chemises repassées, attendre son retour. Quand il avait présenté Célestine, elle avait cédé sa chambre, sétait installée sur le canapé du salon, préparait ce que la bellefille aimait, seffaçant.
Et voilà le résultat: trois cartons et un studio en périphérie.
Assise devant la fenêtre, elle observa une vieille dame promener un petit chien, deux hommes fumer devant lentrée. La vie suivait son cours, indifférente et étrangère.
Puis une pensée surgit: et si cétait une chance? Pas une fin, mais un nouveau départ.
Toute sa vie, elle avait vécu pour les autres: dabord pour ses parents, puis pour son mari, ensuite pour son fils. Jamais pour elle-même. Toujours en retrait, toujours dans lombre.
Peutêtre étaitil temps de vivre autrement?
Elle se leva, redressa les épaules, ouvrit le vieux carnet où, avant le mariage, elle consignait ses rêves. «Apprendre à dessiner. Aller à la mer. Avoir un chat. Suivre des cours de danse».
Des années avaient passé, et ces désirs étaient restés inachevés, toujours repoussés par le manque de temps, dargent, de possibilités.
Aujourdhui, elle avait les deux: le temps et les moyens, même modestes. La pension suffisait à vivre. Lappartement était à elle, même sil était loué, mais cétait son espace.
Elle chercha sur son téléphone des cours de dessin pour débutants, deux fois par semaine, sinscrivit. Puis elle découvrit un refuge pour animaux, écrivit quelle souhaitait adopter un chat.
Le lendemain, au refuge, on lui montra plusieurs animaux. Un vieux chat roux, oreille déchirée, yeux tristes, étaitMélisande décida dadopter le petit matou, le nommant Biscotte, et sentit enfin son cœur recommencer à battre pour elle-même.







