La bellemère interdisait à Élise daller voir sa mère mourante à lhôpital. Et quand elle réussit à se glisser dans la chambre
Élise navait que douze ans quand sa maman fut admise à lhôpital. On lui disait « ce nest quun petit rhume, ça ne durera pas ». Mais la semaine passa, puis la seconde, puis la troisième Et alors arriva la bellemère.
Le père sétait remarié, presque aussitôt, comme sil craignait la solitude. Nathalie Durand était soignée, sévère, étrangère. Dès le premier jour, le rire disparut du foyer.
Les enfants ne sont pas admis, déclara froidement Nathalie quand Élise saccrocha à son manche. Ta mère nest pas en état de te voir. Cest dur làbas. Elle a besoin de repos.
Le père restait muet, ne faisant que froncer les sourcils chaque fois quÉlise posait une question. Et à chaque fois, Nathalie la regardait comme si elle était un obstacle.
Pourtant Élise sentait lappel de sa mère. Ce nétait pas seulement la maladiecétait lau revoir qui sapprochait.
« Attendsmoi, maman », murmuraitelle chaque nuit contre son oreiller.
Un matin, à laube, pendant que la bellemère dormait, Élise enfila un vieux blouson, glissa sous la capuche le lapin en peluche offert par sa mère, et sortit.
Lhôpital SaintLouis était immense, lugubre, peuplé de gardes, de couloirs qui sentaient lammoniaque des médicaments. Elle se faufilait derrière des infirmières, cherchait le bon service, jusquà ce quune voix de sagefemme prononce un nom qui lui était familier. Elle la suivit dun pas pressé.
Qui êtesvous ? demanda linfirmière en voyant la petite silhouette frêle près du lit.
Je je suis sa fille. Puisje juste un instant ?
La femme resta figée, puis acquiesça.
Vite. Elle elle tattendait.
La chambre était à demi sombre, lair lourd. Sa mère était allongée, presque immobile, translucide comme de la fumée. Mais ses yeux ces yeux silluminèrent soudain.
Mon soleil
Élise seffondra à genoux, sappuya contre les mains de sa mère.
Pardonnemoi je nai pu je voulais, mais
Sa mère caressa doucement sa tête, lentement, à peine.
Je savais que tu viendrais je ne pouvais partir sans te dire adieu
Élise déposa le lapin à côté delle.
Tu resteras toujours avec moi, maman ?
Pour toujours. Je suis en toi.
À cet instant, Nathalie fonça dans la chambre, furieuse. Mais en voyant le sourire de la mère dÉlisele premier depuis des semaineselle sarrêta. Pour la première fois, elle ne vit pas Élise comme un problème, mais comme une petite fille qui venait de perdre ce qui comptait le plus.
Plus tard, quand la mère séteignit, Nathalie ne cria plus. Elle commença à préparer le petitdéjeuner dÉlise, à tresser ses cheveux, doucement, avec précaution.
Un jour, Élise demanda :
Vous vous avez été fille vous aussi, nestce pas ?
Nathalie détourna le regard.
Oui mais on ne ma jamais laissé dire au revoir.
Élise saisit sa main. Elle ne lappela plus simplement Nathalie. Elle lappela « maman ».
Les mois sécoulèrent. La maison devint plus calme, mais pas plus sombre. Élise murmurait encore chaque nuit à sa mère décédée, mais le jour, elle noubliait plus de fermer les yeux quand Nathalie lui glissait une pomme dans le sac ou la couvrait dune couverture avant le sommeil.
Quelque chose se brisa dans cette nouvelle « maman » ce jour-là, à lhôpital, lorsquelle vit une autre femme quitter son enfant, non en le repoussant, mais en le pressant contre elle comme sil était le sien. Nathalie comprit beaucoup de choses: son enfance, le besoin de donner de la chaleur aux autres, surtout quand on la cherché toute sa vie.
Un aprèsmidi, en fouillant le grenier, Élise découvrit une boîte. À lintérieur, des photos jaunies et des notes. Sur lune, une petite fille en robe à fleurs et une femme qui ressemblait à Nathalie, mais plus jeune.
Cest qui, ça ? demanda Élise en redescendant.
Nathalie contempla la photo longtemps, puis sassit à côté delle.
Cest moi et ma mère. Elle est morte quand javais huit ans. On ne ma jamais dit. On a dit quelle était partie. Jai attendu et jai eu peur que ce soit ma faute.
Élise serra sa main en silence.
Mais tu nas pas fui. Merci
Le soir, elles allumèrent deux bougies. Lune pour la mère disparue dÉlise, lautre pour la mère de Nathalie.
Nous sommes toutes les deux des filles, dit Élise. Et maintenant, nous sommes mères lune pour lautre.
À ce moment, Nathalie éclata en sanglots, non de tristesse, mais dune lumière nouvelle, éclatante. Ainsi naissent les vraies famillespas par le sang, mais par le choix.
Un an passa.
Élise grandit, non en âge, mais dans le regard. Plus de confusion enfantine, seulement une douce mélancolie et une espérance prudente.
Nathalie ne ressemblait plus à la femme froide qui fermait les placards, grondait contre les jouets éparpillés et exigeait quon lappelle « Madame Durand ». Elle siégeait maintenant aux réunions de parents, gardait le lapin en peluche sur la commode et apprenait à Élise à nouer des nœuds de ruban sur le tablier du premier jour décole.
Ta mère serait fière de toi, lui dit-elle en caressant sa tête.
Élise hocha la tête sans mot, puis lenlaça, vraiment, fermement.
Je le sais. Elle veille. Elle ne craint plus pour moi, car jai à nouveau une maman.
Cette nuit-là, Nathalie ne put dormir longtemps. Elle sortit la boîte de lettres jamais envoyées à sa vraie mère. Pour la première fois, elle écrivit une nouvelle lettre, non pas de douleur, mais de pardon, damour retrouvé, de la fille qui lavait sauvée.
Au printemps, le jour de lanniversaire dÉlise, elles allèrent ensemble au cimetière de la première maman. Nathalie tenait des fleurs, Élise une photo.
Maman, merci de mavoir mise au monde dit Élise. Et merci de mavoir donné une autre maman. Regarde, nous sommes maintenant ensemble.
Un souffle venté traversa le cimetière, comme si quelquun glissait silencieusement entre les arbres, léger, sans douleur. Les deux femmes, la grande et la petite, levèrent les yeux. Et dans le ciel, parmi les nuages, un ombreaile traversa un instant, furtive comme un battement daile.
La mère était partie, mais elle demeurait dans chaque pas, dans le fait quÉlise avait désormais deux mères. Lune dans le cœur, lautre à ses côtés.
Encore quelques années sécoulèrent. Élise termina le lycée. Pour la soirée de remise des diplômes, elle portait une robe claire, une tresse comme celle de sa mère, et des yeux où reflétait toute une viepertes, pardons et amour véritable.
À la soirée des parents, Nathalie était au premier rang, bouquet en main, essuyant furtivement ses larmes. Quand lanimatrice lança :
Et maintenant la parole aux enfants reconnaissants,
Élise monta sur scène.
Jai eu deux mères. Lune ma donné la vie et ma appris à aimer. Lautre est restée quand on aurait pu partir, et ma appris à vivre. Je veux les remercier toutes les deux, car sans elles je ne serais pas moi. Vraiment moi.
Le silence sinstalla dans la salle. Quelquun sanglota. Nathalie couvrit son visage des deux mains, tremblante. Pendant toutes ces années, elle avait entendu les mots « maman », « merci », « je taime ». Mais ces mots, prononcés devant tous, étaient pour elle comme une libération, une récompense suprême.
Après la cérémonie, elles marchèrent longtemps, dans le crépuscule, sous un vent doux. Enfin, Nathalie dit :
Tu sais Javais peur que tu me compares à elle. Que je sois étrangère, quelle soit la vraie
Élise sarrêta, serra la main de Nathalie.
Tu nes pas étrangère. Elle vit dans mon cœur. Et toi, tu vis dans ma vie. Avec toi, je redeviens à nouveau une fille. Merci, maman.
Elles sétreignirent. Dans cet étreinte, il ny avait plus de perte, mais une acquisition entière. Parce que la famille nest pas toujours du sang. Parfois, elle est un choix. Et lamour, plus fort que tout, les enveloppe.
Quelque part, làhaut, une femme souriait, car sa petite fille nétait plus seule.







