Je me souviens, il y a de cela bien des années, de ces aprèsmidis où je me tenais, à lâge mûr, dans la petite cuisine de notre maison de la banlieue lyonnaise, en train dagiter lentement une soupe de légumes. Une pensée revenait sans cesse dans mon esprit: «Il me faudrait aussi, de temps à autre, simplement me reposer et ne rien faire».
Ma fille, Éloïse, venait nous rendre visite chaque weekend. Elle réussissait toujours à profiter du repos, pendant que moi, comme une horloge bien réglée, je tournais sans cesse autour des casseroles, préparant les repas pour notre nombreuse maision.
La veille de son arrivée, avant le passage dÉloïse, de son mari Victor et de leurs deux petitsenfants, Lucas et Emma, je nettoyais lappartement avec une minutie particulière, car «les invités arrivent». Mon mari André, épuisé après une longue journée à la poste, rentrait tard ; toutes les corvées retombaient alors sur mes épaules.
Parfois, solitaire, je composais le téléphone en semaine pour entendre la voix de ma fille. Je voulais aussi la consulter sur certaines affaires, mais elle était toujours occupée. Son travail la tenait très prise, et elle, parfois irritable, me demandait de ne pas la déranger pendant ses heures de bureau.
«Maman, pourquoi mappelles? On ne répond pas aux appels personnels au travail, tu as quelque chose durgent? Écris plutôt», me disait-elle. Mais écrire ne mapportait aucune joie, jaspirais simplement à entendre sa voix.
Un jour, je me suis surprise à réaliser que je navais jamais eu de weekend où je ne faisais rien. Jaspirais, comme elle, à mévader un peu. André maidait, nous partagions les tâches, mais parfois javais envie de savourer un repas préparé par quelquun dautre. Bien que jaie atteint la retraite, la «repos mérité» semblait toujours envahie par les obligations, comme si les petites corvées ne connaissaient jamais de fin.
Alors je me suis dite : «Il faut que nous partions les voir», et, après avoir concerté André, nous avons décidé de rendre visite à Éloïse pour les fêtes. Elle a semblé se réjouir.
Pourtant, la fille habituée à ma sollicitude a été prise de court quand, au lieu de nous prêter mainforte, je me suis mise à discuter de tout et de rien avec les petits, puis je me suis installée devant la télé pour regarder le concert. Éloïse, qui comptait sur le traditionnel repas de fête, nos tartes et nos salades, a dabord été déçue.
«Nous sommes tellement fatigués, quelle joie de venir chez vous», avonsnous lancé, tout en nous installant confortablement. Éloïse a laissé transparaître sa contrariété, le visage crispé, comme si je lavais trahie.
Je sentis mon regard sassombrir, je compris ce quelle ressentait. Finalement, je fus «reposée chez ma fille», mais le sentiment persista: je ne supportais plus de voir mes proches se sentir négligés. Ma nature dancienne génération, forgée dans la France daprèsguerre, ne me laissait pas rester les bras croisés quand il fallait agir.
Je poussai un long souffle. Victor travaillait dur, tout comme André, malgré leur âge avancé. Jai souri à tout le monde et je suis allée préparer le repas de fête. Éloïse me suivit, désireuse de me dire à quel point je lavais laissée tomber. Elle ouvrit la porte et me vit, non plus sous le sourire habituel, mais avec un air fatigué, la tristesse peinte sur le visage.
Ce nétait plus la mère joviale et toujours prête à aider, mais une femme vieillissante, sans sourire, le regard un peu perdu.
Le cœur dÉloïse se serra. Elle sapprocha, me prit dans ses bras, membrassa, puis sexcusa:
«Maman, je voulais préparer un nouveau plat, mais je suis un peu perdue, jespérais ton aide. Si tu ne veux pas, ce sera même une surprise pour tous, y compris pour toi. Jai aussi acheté pour toi un bel assortiment de cosmétiquescrème pour le visage, pour les mains, tout le nécessaire. On en parlera autour de la table, mais en attendant, profite du concert.»
Elle me remit les produits quelle sétait offerts, dun prix qui aurait pu couvrir plusieurs mois de courses. Un frisson denfant surgit en moi: le temps passe, je vieillis, et nos moments ensemble se font rares. Que deviendrait-elle si je nétais plus là?
Les souvenirs denfance, dadolescence, du jour où je me suis mariée et où je suis devenue mère, affluèrent. Ma mère, à lépoque, trouvait toujours le temps pour moi, faisant de mes problèmes les siens. Elle répondait au téléphone même la nuit si javais besoin, alors que le matin, elle devait déjà se rendre au travail.
En entendant les mots dÉloïse, je souris, émue. Toutes les rancœurs disparurent, et je retrouvai une énergie nouvelle. Depuis ce jour, lors de nos rencontres, Éloïse ne me charge plus de toutes les tâches ; nous les partageons, et nous prenons le temps de parler cœur à cœur.
Aujourdhui, cest même elle qui mappelle pendant la pause déjeuner, disant simplement: «Maman, jai envie dentendre ta voix.». Elle trouve toujours du temps pour moi, prend soin de moi, et espère que le jour où je naurai plus la force de téléphoner narrive pas trop tôt, car il ny aurait plus personne pour répondre.







