Victor Dupont fit entrer dans la maison sa jeune femme, et il resta muet devant ses exigences : elles se déchirèrent comme du papier. Vingt mille euros pour une simple consultation ? Vous avez perdu la raison!
Lexperte en rénovation, une jeune femme en tailleur, rassembla calmement les documents.
Ce sont les tarifs standards. Si cela ne vous convient pas, vous êtes libre daller ailleurs.
Jirai ailleurs! sécria Sophie en saisissant son sac, se dirigeant vers la porte. Une escroquerie!
Elle sortit de lagence en claquant la porte. Le froid mordait, la pluie doctobre tombait drue. Sophie décrocha son portable et appela son père.
Papa, je nai rien pu négocier. Elle me réclame une somme astronomique. Tu devras toccuper du chantier toimême.
Ne tinquiète pas, ma fille, répondit la voix de Victor, étonnamment enjouée. Jai fait la connaissance de quelquun qui pourra nous aider.
Qui? demanda Sophie, méfiante.
Viens ce soir, je te présenterai.
Papa
Victor raccrocha avant quelle ne puisse répondre. Sophie resta sous la pluie, le cœur glacé. «Elle», pensat-elle. Un an et demi sétaient écoulés depuis le décès de Nicole, sa mère. Avaitil déjà trouvé une nouvelle compagne?
Le soir venu, Sophie gravit les escaliers jusquau cinquième étage de lappartement parisien, sonner à la porte. Victor louvrit, cravate nouée, chemise impeccablement repassée. À soixantedeux ans, il paraissait cinquantecinq.
Entre, ma chérie! sexclama le père, le visage illuminé. Je veux te présenter Aline.
Une femme haute, élancée, vêtue dune robe moulante, les cheveux milongs et les lèvres flamboyantes, apparut de la cuisine. Elle ne devait pas dépasser trentecinq ans.
Bonjour, Sophie! tenditelle la main. Je suis Aline, enchantée.
Sophie serra la main glacée de la jeune femme, ses ongles longs et vernis.
Bonjour.
Aline, assiedstoi, sempressa Victor. Sophie, prends place! Je prépare le thé.
Aline sinstalla sur le canapé, croisant les jambes, tandis que Sophie senfonça dans le fauteuil en face, observant linconnue.
Ton père parle de toi comme dune perle, commença Aline. Il raconte que tu es brillante. Tu travailles à la banque?
Oui, répondit Sophie brièvement.
Excellent! Jy ai travaillé moi aussi, il y a longtemps. Puis jai changé de voie.
En quoi?
En tout et rien, balayatelle la main. Tu sais comment ça se passe.
Sophie acquiesça, mais elle restait dans lombre de sa propre vie, bâtie sur des années de stabilité.
Victor apporta thé, biscuits, confiture maison, saffairant comme un fiancé nerveux le jour du mariage.
Servonsnous! Sophie, goûte la confiture, elle est faite maison!
Sophie croqua un biscuit sec, insipide. Aline sirotait son thé, souriante.
Victor, où est le sucre? lança Aline. Je ne peux pas me passer de sucre!
Jy vais tout de suite! sélança Victor vers la cuisine.
Sophie observait son père, méconnaissable. Lhomme austère et réservé quelle avait toujours connu se transformait en un tourbillon dénergie, les yeux rivés sur Aline.
Papa, on peut parler? demanda Sophie lorsque Victor revint avec la sucrière.
Bien sûr, dis!
En privé.
Victor se figea, regarda Aline qui se leva.
Pas de problème, Victor. Je file à la salle de bains me rafraîchir, ditelle en secouant les hanches.
Sophie la suivit du regard, puis se tourna vers son père.
Qui estelle? Doù vientelle?
Sophie, je voulais te dire Aline et moi sortons ensemble depuis trois mois.
Trois mois! Et tu ne men as rien dit?
Je ne voulais pas te blesser. Jattendais que les choses deviennent sérieuses.
Et à quel point?
Victor toussa, ajusta sa cravate.
Nous allons nous marier.
Le souffle de Sophie se coupa.
Se marier? Tu la connais depuis trois mois seulement!
Je sais, mais je ne suis plus un gamin. Jai soixantedeux ans, je sais ce que je veux.
Et ce que tu veux, cest une jeune épouse?
Sophie! sirrita Victor. Ne dis pas ça! Aline est une bonne personne.
Bonne, répètetu. Papa, quel âge atelle?
Trentehuit.
Deux décennies décart! Ça ne te semble pas étrange?
Pas du tout! Lamour ne compte pas les années.
Sophie ferma les yeux, la tristesse dune fille qui voit son père retomber dans la même solitude que celle de sa mère lenvahit.
Tu réalises que le deuil de Nicole nest pas si ancien? lança Victor. Un an et demi, jétais seul, je me sentais vide. Puis jai rencontré Aline, elle ma compris, soutenu.
Où vous êtesvous rencontrés?
Au parc, en flânant. Nous avons bavardé, puis nous nous sommes revus.
Sophie hocha la tête, comme devant un scénario déjà vu.
Aline revint de la salle de bains, parfumée, rayonnante.
Alors, on a bien parlé? sassitelle à côté de Victor, posant une main sur son épaule.
Jai rien à dire, répondit Sophie, se levant. Je dois partir, je me lève tôt demain.
Attends, Sophie! sexclama Victor, se levant à son tour. Jai autre chose à te dire. Aline emménage chez moi la semaine prochaine.
Sophie resta figée à lentrée.
Ici? Dans cet appartement?
Oui, pourquoi pas? Cest la maison que Nicole et moi partagions.
Mais cest la maison de maman
Elle était à moi, maintenant elle est à nous deux, dit Victor dune voix basse.
Sophie quitta les lieux sans un adieu, le cœur battant la chamade. En rentrant chez elle, elle sonna André, son frère, qui vivait à Lyon et ne venait que rarement.
André, tu savais que papa a trouvé quelquun? lançatelle.
Oui, jai entendu parler dAline.
Tu ne vois pas le problème?
Sophie, il a le droit de vivre comme il lentend. Cest un homme adulte.
Mais elle ne veut que son argent!
Quel argent? Sa pension et cet appartement, cest tout ce quil a.
Cest un troispièces au cœur de Paris, ça vaut une petite fortune!
Et alors? Elle se marie avec lui, pas avec le bien immobilier.
André, tu te rends compte?
André soupira.
Sophie, ne dramatise pas. On verra bien ce qui arrivera.
Sophie raccrocha, le sang bouillonnant. Elle se souvint de Nicole: douce, attentionnée, infirmière dévouée, décédée dun cancer lan dernier. Elle avait passé les derniers jours à ses côtés, Victor tenant sa main, pleurant.
Nicole, ne pars plus,! murmurait Victor. Que vaisje faire sans toi?
Et maintenant, il avait trouvé un remplacement: une jeune femme flamboyante.
Sophie serra les poings, jurant de ne pas laisser Aline semparer de son père et de son foyer.
Une semaine plus tard, Victor lappela.
Sophie, viens samedi. Aline emménage, je veux que tu sois là.
Pourquoi?
Pour que vous fassiez connaissance, que vous deveniez amies.
Sophie prit la voiture, non pas par amitié mais pour surveiller. Lappartement débordait de cartons, de valises. Aline commandait Victor :
Victor, mets ça dans la chambre! Non, pas là! Attention, cest fragile!
Victor transportait les boîtes, transpirant, tandis que Sophie passait inaperçue.
Bonjour, ditelle.
Aline se retourna, souriante.
Ah, Sophie! Désolée, je ne tavais pas vue. Victor, regarde, ma fille est arrivée!
Victor essuya la sueur de son front.
Aidenous, sil te plaît! Il y a tant de choses à ranger!
Sophie ouvrit une boîte et découvrit de la vaisselle en porcelaine à la bordure dorée, du linge de lit en soie, des flacons de parfum.
Cest à toi? demandatelle.
Bien sûr! rétorqua Aline en sortant des robes du sac. Victor, libère-moi la moitié du placard! Non, donnemoi tout!
Victor acquiesça, rangeant ses propres chemises dans une boîte, libérant de lespace pour les tenues dAline.
Papa, où vastu mettre tes affaires?
Dans le placard du séjour. Ça rentre.
Et les chaussures? cria Aline depuis lentrée. Jetez mes vieilles bottes!
Ce sont mes bottes! sindigna Sophie. Je les ai laissées ici!
Oups, pardon! sexcusa Aline, enlevant les bottes. Prendsles, il ny a plus de place.
Sophie mordit sa langue, voyant son père céder le sol de sa maison à une inconnue.
Papa, on peut parler?
Plus tard, regarde toutes ces tâches!
Non, maintenant.
Victor sortit sur le palier, visiblement mal à laise.
Tu vois ce quelle fait? Elle chasse tes affaires, elle commande tout.
Cest parce quelle sinstalle, Sophie!
À tes frais!
Et sinon? Cest maintenant son chezelle!
Son chezelle? Papa, cest ton appartement!
Avant cétait celui de Nicole, maintenant cest à Aline.
Sophie tourna les talons et sélança dans les escaliers. Le père lappela, mais elle ne se retourna pas. Dehors, les larmes coulaient, la première depuis longtemps.
Elle rappela André, le cœur serré.
Et alors, que veuxtu faire?
Je ne sais pas! Empêcher!
Sophie, il est majeur. Il a le droit de choisir.
Elle lexploite!
Peutêtre, peutêtre que cest de lamour. Doù saistu?
Je le sens, cest clair.
Le sentiment nest pas une preuve.
Sophie coupa la conversation. André était impuissant.
Une semaine plus tard, Victor lappela.
Sophie, viens dîner! Aline prépare ton plat préféré.
Quel plat?
Du poulet avec des pommes de terre.
Sophie détestait le poulet, elle préférait le poisson, mais Victor avait sûrement oublié.
Elle arriva, Aline laccueilla en tablier, rayonnante.
Entre, installetoi! Le repas sera prêt.
Sur la table, un poulet doré, des pommes de terre, une salade, du pain, du jus.
Tu naimes pas? demanda Aline.
Pas vraiment, je ne suis pas très faim.
Ah, tu aurais dû venir affamée! Jai tant travaillé! se plaignitelle.
Victor intervint, tentant de calmer les esprits.
Sophie, ne tinquiète pas, son travail est lourd, elle est fatiguée.
Aline, piquée, se leva.
Victor, je viens de penser, il faut rénover tout lappartement.
Rénover? Pourquoi?
Tout est vieux! Le papier peint pèle, le parquet grince. Il faut tout changer.
Mais cest cher
Peu importe! Tu ne veux pas que ta femme vive dans un taudis?
Victor hésita.
Cest vrai, mais je nai pas les moyens
On trouve! On prend un crédit!
Un crédit? Jai soixantedeux ans! Qui me prêtera?
On verra, on peut louer une chambre, le salon, et vivre à deux.
Louer une chambre? Dans cet appartement de trois pièces!
Pourquoi pas? Largent ne fait jamais de mal.
Cest absurde!
Beaucoup de gens le font!
Victor baissa les yeux, honteux.
Tu penses que je devrais en parler?
Oui, ne fais pas ça tout seul.
Sophie se leva, décidée.
Daccord, si ce nest pas mon problème, je men vais.
Elle franchit la porte, fermant le silence derrière elle.
Elle rappela André, encore une fois.
Dis quelque chose!
Que veuxje dire? Il a le droit de choisir, sil veut rénover et louer, cest son choix.
Mais cest ridicule!
Ridicule cest son choix.
Sophie raccrocha, la frustration la rongeant.
Les semaines passèrent, les appels se firent rares. Victor envoya un bref message: «Sophie, comment ça va?».
«Normal,» réponditelle.
Puis le téléphone sonna, la voix de Victor était lourde.
Sophie, je peux venir chez toi?
Bien sûr, papa, viens.
Victor arriva le soir, maigre, épuisé, sassit en silence, bebant du thé.
Questce qui se passe, papa?
Je suis fatigué
De quoi?
De tout. Sophie, je crois que je me suis trompé.
Avec Aline?
Oui.
Raconte.
Victor soupira, les yeux dans le vide.
Elle veut toujours plus. Un nouveau manteau, un restaurant, des rénovations. Jai pris un crédit de dix mille euros pour les travaux, mais elle en veut encore vingt!
Vingt mille euros? Pour quoi?
Des meubles, tout doit être neuf.
Les vieux meubles fonctionnent!
Elle crie que je suis avare, que je ne laime pas.
Sophie resta muette, le cœur serré.
Et puis elle veut une voiture. Elle dit que le bus est trop inconfortable, propose de vendre lappartement pour en acheter une plus petite et prendre la différence pour la voiture.
Vendre lappartement?! sécria Sophie, se levant brusquement. Papa, elle te ruine!
Victor hocha la tête, résigné.
Je sais Cest trop tard.
Pourquoi trop tard? Divorce!
Comment? Nous sommes mariés
Depuis quand?
Il y a une semaine, elle a insisté, on a signé les papiers.
Papa
Je suis bête, Sophie. Jai cru avoir trouvé lamour, mais jai trouvé des problèmes.
Sophie saisit la main de son père.
On peut arranger ça, on peut divorcer, la maison reste à toi.
Victor hocha, les yeux humides.
Aidonsnous, je ne pourrai pas le faire seul.
Sophie chercha unFinalement, Victor retrouva la paix en retrouvant le sourire de sa fille, et la maison resta le foyer chéri de la famille.







