12mai2024
Aujourdhui, je prends le temps décrire dans mon carnet, non pas pour consigner un événement banal, mais pour mettre noir sur blanc le chaos qui a envahi ma petite maison de la Croix-Rousse. Jai limpression dêtre à la fois le témoin et lauteur dune tragédie familiale, et ce récit pourrait bien maider à y voir plus clair.
«Tu ne vis plus ici», a lancé ma mère, Nina Alexandre, en marrachant les cartons du couloir. Son regard était figé, comme si le sol se dérobait sous ses pieds. «Éric, tu as oublié dacheter du pain!», a rétorqué Marion Lefevre, ma femme, les bras chargés dun sac vide. «Je tavais donné la liste!»
«Désolé, jai la tête qui tourne, le travail mécrase», aije marmonné, meffondrant sur la chaise du coin cuisine. Elle a haussé les épaules, lair de dire que cest toujours la même rengaine. «Toujours la même excuse!Qui ira au magasin?Moi?»
Ninon, mon ancienne compagne de route qui partageait notre salon depuis huit mois, était assise dans le coin, la tasse de thé refroidie entre les mains. Après la mort de mon père, lorsque javais dix ans, elle avait tout donné pour que je ne manque de rien. Elle avait vendu son appartement du 14ᵉ arrondissement, ma transmis 150000, espérant que ces économies serviraient à acheter un plus grand logement pour toute la famille, comme je lavais promis.
«Je peux y aller, le magasin est à deux pas,» a proposé doucement Nina.
«Non, vous avez acheté le mauvais pain la dernière fois!Je voulais du pain de campagne, vous mavez ramené du pain blanc,» a répliqué Marion, les yeux flamboyants.
«Il ny avait plus de pain de campagne» a balbutié Nina, puis sest tue. Discuter avec ma bellefille était une perte de temps. Elle trouve toujours quelque chose à redire : le pain, la vaisselle, le volume de la télévision
À ce moment, je me suis levé, jai quitté la cuisine sans un mot. Cest mon réflexe quand les disputes commencent. En me retournant, jai vu ma mère, les sourcils froncés, comme si elle nétait plus la femme douce que je connaissais. Le contraste était frappant.
Marion sest assise en face de Nina, dun ton plus calme. «Parlons franchement,» a-t-elle commencé.
«De quoi?» a demandé Nina, méfiante.
«Du fait que vous êtes à létroit ici. La petite Béatrice grandit, elle a besoin de sa propre chambre. Vous occupez le salon,» a expliqué Marion.
«Mais Éric mavait promis quon achèterait un grand appartement!Avec mon argent,» a protesté Nina.
«Ton argent a été investi dans mon commerce,» a rappelé Marion.
«Cétait censé être un investissement, il devait nous rendre les fonds avec un bénéfice dans six mois,» a insisté Nina.
Marion a pincé les lèvres. «Les affaires sont imprévisibles. Ce nest pas allé comme prévu, largent a disparu.»
Un frisson glacé a traversé Nina. «Alors nous nachetons pas dappartement?»
«Pas dans limmédiat. Vous devrez chercher un autre logement,» a répondu Marion, se levant dun ton sec. «Nous supportons ça depuis huit mois, cest assez.»
Nina a blêmir. «Je ne peux même pas louer une pièce avec une pension de 1500, rien ne couvre mes dépenses!»
«Ce nest pas mon problème,» a rétorqué Marion. «Nous avons supporté votre présence assez longtemps.»
Elle a quitté la cuisine, laissant Nina seule, figée comme un tableau. Le sentiment dêtre expulsée, de voir le fils que javais élevé, celui à qui javais tout donné, me pousser la porte, ma brisé le cœur.
Le soir, jai tenté de parler à Nina dans la chambre. Elle était assise au bord du lit, le visage marqué par les larmes.
«Maman, Marion a dit que je dois partir,» a-t-elle murmuré.
Je nai pas levé les yeux de lécran. «Oui, nous avions dit que cétait temporaire.»
«Mais où vaisje?Je nai pas de toit!»
«Tu étais institutrice, tu nas pas économisé?Tu as 120000 déconomies que je tai données pour le commerce.»
«Oui, mais cétait mon argent, Éric, tu mavais promis de le récupérer avec bénéfice!»
Jai enfin posé le portable, le regardant enfin. «Je nai jamais promis quoi que ce soit. Jai seulement dit que jallais essayer.»
«Jai vendu mon appartement, je nai plus de chez moi!»
«Tu as vendu de ton plein gré, je ne tai jamais forcée.»
Nina a senti le désespoir lenvahir. «Éric, tu es mon fils. Tu vas vraiment me mettre à la porte?»
«Personne ne te met dehors, cest juste que nous manquons de place. Trouve une chambre, je taiderai financièrement,» aije proposé.
«Avec ma pension?» a rétorqué Nina. «Dans notre ville, 1500 ne suffisent même pas pour un studio.»
«Je peux ajouter 500 par mois,» aije offert, pensant à un geste symbolique.
«Cest bien moins que les 2000 nécessaires!» a protesté Nina.
«Cherche en banlieue, cest moins cher,» a suggéré Marion.
Je suis retourné à mon ordinateur, la conversation terminée. Nina est descendue dans le salon, a posé ses affaires sur le matelas pliant, a sangloté sans bruit.
Je me suis demandé comment tout cela était arrivé. Javais tout donné à ma mère : le travail, les économies, un toit. Javais vendu ma petite maison du 14ᵉ, pensé quun jour nous aurions tous un bel appartement à la PartDieu, et voilà que tout seffondre.
Le matin suivant, jai trouvé les cartons de Nina empilés dans le couloir, prêts à être transportés.
«Éric, questce que cest?», a-t-elle demandé, le ton tremblant.
Je me suis retourné, le visage dur. «Tu ne vis plus ici.»
Ses yeux se sont remplis de larmes. «Tu es fou?»
«Maman, ça suffit. Marion et moi, on a décidé. Tu dois partir aujourdhui.»
«Mais où?Je nai nulle part où aller!»
«Tes problèmes, à toi de les régler.»
«Je suis ta mère!»
«Et alors?Jai tout donné, jen ai assez entendu!»
Le silence sest installé. Marion est entrée, en peignoir, et a dit dune voix calme : «Éric, ne crie pas, Béatrice dort.»
Jai essayé de calmer la situation, mais la tension était palpable.
«Ninon, nous avons tout discuté hier. Vous devez trouver votre logement, nous ne pouvons plus vivre ensemble.»
«Jai donné tout mon argent!»
«Vous lavez donné dans lentreprise, cétait votre décision.»
«Il avait promis de le rendre!»
«Il a seulement essayé, ça na pas fonctionné.»
Nina, larmes aux yeux, a réalisé que son fils et sa bellefemme la voyaient comme un fardeau. Elle a murmuré : «Je nai pas dargent pour louer», et Marion a répliqué : «Cherche un logement pas cher en banlieue, ou une colocation,» suivi dun «Je taiderai de 500 chaque mois», un montant bien trop petit pour couvrir les 2000 quelle demandait.
Je lai regardée partir, les deux valises à la main, le visage blême. Elle a appelé sa vieille amie Lucie, qui vit seule dans un petit appartement du 5ᵉ. Lucie a accepté de lhéberger quelques jours. Nina a pleuré sur le canapé, confiant son désespoir à Lucie, qui la consolée avec du thé et des biscuits.
Les semaines qui ont suivi ont été un calvaire. Nina a cherché désespérément un logement abordable, mais les loyers à Lyon dépassaient largement son budget. Finalement, elle a accepté une petite chambre dans une résidence étudiante du 3ᵉ arrondissement, où le loyer était de 800, tout en partageant salle de bain avec une femme de soixanteans, bruyante et curieuse.
Je continuais à travailler tard, à répondre brièvement à ses appels, à lui dire «Oui, je pense à toi», mais sans réel engagement. Un jour, elle a reçu la visite de Béatrice, qui sétait faufilée hors de la maison de Marion, cherchant son grandpère.
«Grandpère!», a crié la petite.
«Béatrice, où étaistu?» aije demandé, surpris.
«Je suis venue te voir, maman», a répondu la fillette, les yeux brillants despoir.
Cette rencontre a fait éclater les rancœurs. Marion, furieuse, a interpellé Béatrice: «Tu navais pas le droit de venir!». Nina a pris sa petite main, la serrant fort, et a murmuré : «Je nai jamais abandonné, mon cœur ne la jamais fait.»
Quelques mois plus tard, jai reçu un appel dÉric, mon frère, qui ma annoncé quil avait perdu son emploi et que le commerce avait fermé. Jai alors compris que mes promesses de 500 par mois étaient vaines. Jai décidé de prendre les choses en main.
Jai trouvé un emploi stable à la SNCF, avec un salaire décente, et jai commencé à mettre de côté. Un an plus tard, jai pu acheter une petite studio de 30m² dans le 7ᵉ, assez pour Nina, qui a enfin pu retrouver un foyer.
Le jour où je lui ai donné les clés, elle a souri, les larmes aux yeux. «Merci, mon fils,» a-t-elle dit. Je lui ai répondu que le vrai remerciement venait de son pardon.
Ce que jai appris, en écrivant ces lignes, cest que largent nest quun moyen, pas une fin. Une maison nest quun toit, mais la famille est le vrai foyer. Jai perdu de vue lessentiel en voulant satisfaire les exigences de Marion, et cest à travers la douleur de ma mère que jai retrouvé ma propre humanité.
Leçon: ne laissez jamais les chiffres et les promesses vaines aveugler le cœur. La vraie richesse se mesure à la chaleur dun regard, à la capacité de dire «je suis désolé» et à la volonté de réparer.
Éric Dubois, 12mai2024.







