Nicolas navait pas fermé lœil de la nuit entière. Limage de la femme voûtée, le médaillon en forme de fleur accroché à son sac, le hantait sans cesse. À chaque minute qui passait, une lourde sensation salourdissait dans son cœur: un mélange de culpabilité et de profonde tristesse.
«Si cest vraiment elle si cest Madame Dufour», tourbillonnait sa pensée comme un tourbillon.
Il faut que je la retrouve, murmura-t-il dans lobscurité, tandis que la lumière dun réverbère découpait la pièce.
Au petit matin, avant même laube, il parcourait les rues enneigées de Paris à bord de sa vieille voiture. Son souffle se transformait en vapeur dans lair glacial. Il traversait les quartiers anciens du Marais, les mêmes où il avait grandi. Tout semblait changé, mais lair portait encore lodeur du bois brûlé, de la fumée, des souvenirs et du temps perdu.
Il sarrêta devant la boulangerie. À lintérieur, la même vendeuse dhier, les cheveux attachés, le visage impassible.
Excusezmoi, mademoiselle, sadressa doucement Nicolas. La vieille dame qui hier vous a demandé du pain, avec le médaillon sur son sac lavezvous revue ?
La femme le regarda, un instant perdue, puis haussa les épaules.
Oui, je men souviens. Elle était restée un moment, puis a dit quelle irait à la gare. Elle disait ne plus vouloir être un fardeau
À la gare répéta Nicolas, le cœur serré.
Sans réfléchir, il remonta dans sa voiture et sélança.
La gare du Nord laccueillit dans un silence glacé. Une odeur de café bon marché, de métal et de fatigue planait. Sur les bancs, des gens dormaient, enveloppés de vieux manteaux, certains portant des sacs, dautres simplement eux-mêmes.
Et alors, il la vit.
Assise sur un banc au fond du hall, recroquevillée sous un vieux manteau, le regard baissé. Ses mains tremblaient, et à ses pieds gisait le même sac en toile avec des bouteilles. Son visage était pâle, les yeux voilés.
Madame Dufour! sexclama Nicolas en sapprochant dun pas rapide. Je suis Nicolas Leblanc! Vous vous souvenez de moi ?
La femme ouvrit les yeux. Dabord embués, ils séclaircirent aussitôt dune lueur de reconnaissance.
Nico mon petit murmurat-elle, esquissant un léger sourire. Que tu as grandi je savais que tu deviendrais un homme.
Il sagenouilla à côté delle, déboucha son manteau et le posa sur ses épaules.
Je nen crois pas mes yeux Vous mavez tant donné. Et je vous ai passée à côté comme si vous nexistiez pas. Pardonnezmoi
La vieille femme toucha son visage du bout des doigts, comme gelés.
La vie est ainsi, mon fils. Parfois il faut se perdre pour comprendre doù lon vient. Tu es revenu; cest tout ce qui compte.
Je ne vous abandonnerai pas, déclarail fermement. Vous viendrez avec moi.
Ce nest pas nécessaire, Nico, répliquat-elle doucement. Je suis vieille, je nai besoin de rien. Seulement de savoir que je ne suis pas oubliée. Et maintenant je le sais.
Il ne lécouta pas. Il la souleva avec précaution, comme on soulève un enfant, et la porta jusquà la voiture. Il la fit entrer, la couvrit de son propre manteau, puis repartit.
Une semaine plus tard, elle vivait déjà sous leur toit. Capucine, leur fille, fut dabord surprise, puis accepta la vieille dame comme un membre de la famille.
Les deux fils, Bastien et Laurent, la surnommèrent aussitôt «grandmaman Mireille». La maison sanimait alors dune nouvelle chaleur, de rires, de souvenirs dune époque où lon sentraidait encore.
Nicolas organisa un traitement pour elle dans la meilleure clinique de la ville. Chaque soir, après le travail, il lui apportait fleurs ou livres. Les veillées se déroulaient près de la cheminée, où elle lui racontait ses premières années décole, les enfants quelle navait jamais oubliés.
Nico, lui disaitelle, jai toujours su que tu réussirais. Non pas parce que tu es intelligent, mais parce que tu as du cœur.
Si jai un cœur, cest grâce à vous, répondaitil. Vous men avez donné la leçon.
La vieille femme souriait, serrant sa main.
Noublie jamais: on est riche non pas de ce quon possède, mais de ce quon donne.
Le printemps arriva, parfumé de lilas. Le jardin se parait de fleurs, les oiseaux chantaient, et grandmaman Mireille, drapée dun foulard, contemplait le ciel depuis la terrasse.
Un matin, Capucine la trouva dans le fauteuil, comme si elle sétait simplement endormie. Son visage était serein, les mains croisées sur les genoux, et le même médaillon en forme de fleur brillait sur son sac.
Les funérailles furent modestes, mais émouvantes. Danciens élèves, des voisins, des personnes quelle avait aidées autrefois, furent présents. Nicolas se tenait près du cercueil, tenant un bouquet de chrysanthèmes blancs, les larmes retenues au bord des yeux.
Quelques mois plus tard, il créa la fondation «Pain et Lumière», en son honneur. Chaque automne, lassociation envoyait aux professeurs des petits villages des paniers de pain, du matériel scolaire et une petite enveloppe contenant vingt euros, avec à lintérieur la note:
«Merci de croire encore en nos enfants.»
Chaque année, le même jour, Nicolas traversait la vieille boulangerie. Il achetait un pain aux noix et six croissants aux abricots, comme autrefois.
En rentrant chez lui, il déposait un croissant sur la table, à côté dun petit vase contenant des fleurs blanches, et murmurait doucement :
«La richesse ne réside pas dans ce que lon possède, mais dans ce que lon a su rendre avant quil ne soit trop tard.».







