L’Homme au Ciseau à Bois

Début octobre, alors que les érables de la rue tenaient encore leurs dernières feuilles jaunes et que le sol se couvrait déjà du bruissement des feuilles mortes, Marcel Dupont ouvrit son vieux malle en contreplaqué au milieu du petit salon. Le canapé, la table ronde, létagère étroite : il ny avait plus de place pour dautres meubles. Il déposa sur le plateau les rabots, les ciseaux à bois, les équerres, comme sil faisait lappel des anciens camarades. Le métal brillait encore dun éclat poli, les manches en bois exhalaient le parfum subtil dune huile de lin appliquée la veille. Lhomme et ses outils discutaient en silence, mais la conversation était riche, ponctuée de longues pauses de souvenirs.

Latelier où il avait travaillé quarantetrois ans était désormais fermé: le propriétaire voulait le transformer en entrepôt de fenêtres en PVC. Du vendredi au lundi, tout devait être vidé, clou après clou. Marcel sauva alors son trésor de trente ansla collection doutils quil avait ramassée sur les marchés et auprès dautres maîtres. Dans son deuxpièces, lespace était quasi inexistant, mais il glissa la malle sous le lit et décida de la laisser «en attendant». Un an plus tard, à lautomne, lidée que ces rabots gisaient inutilisés le taraudait. Il ne pouvait plus dormir sans imaginer une solution simple: montrer aux voisins ce que signifie le bois entre les mains dun homme.

Il fixa sur la table une plaque gravée dans du hêtre, où sinscrivaient les mots «Outils et hommes». Le même soir, il sonna les portes de trois appartements du palier et invita timidement les voisins à un «musée à domicile». La retraitée du dessous sourit, redressa ses lunettes et promit de venir avec son petitfils. Le collégien du cinquième étage trouva lidée curieuse: «Cest comme un musée, mais sans billet?» «Et sans conférences ennuyeuses», répliqua Marcel. Il comprit quil faudrait vraiment éviter la monotonie, sinon les enfants ne viendraient pas.

La veille de lexposition, il se leva tôt, prépara un café et toucha la malle. Ses doigts notèrent que le tissu dameublement sétait légèrement fissuré aux coinsles années laissaient leurs traces. Il disposa les pièces dans les pièces: sur le rebord, un petit rabot à main ; sur la commode, trois types de gouges ; contre le mur, un établibouc; chaque objet reçut son histoire: où il avait été acheté, qui lavait façonné. En les racontant à voix haute, il se rendit compte quil ne relatait pas tant des faits que des destins, car un outil vit tant quon se souvient de lui.

Samedi, la porte souvrit en un claquement joyeux: la première à arriver furent Manon, la petite du cinquième étage, et son frère Julien. La fillette glissa le doigt le long de la lame du rabot et sécria que le tranchant était «comme un miroir». Marcel montra comment la planche surfacée reste lisse si le fer est bien réglé. Bientôt, dautres voisins samassèrent: le comptable du troisième étage, une étudiante en architecture, deux garçons avec leurs trottinettes. Il trouva pour chacun une anecdote courte. La pièce était serrée, mais lair restait léger: les fenêtres entrouvertes diffusaient lodeur chaude de lhuile et de la sciure. Les gens écoutaient comme sils revivaient un sentiment oubliéle respect du travail manuel.

En soirée, lexposition se termina, mais une file se forma devant la porte, débordante de questions. «Peuton revenir, faire venir les enfants?» «Organiserezvous un cours pratique?» «Mon vieux tabouret grince, vous pourriez mapprendre à le réparer?» Ces mots réchauffaient plus quun radiateur. Marcel promit, à lui-même et aux autres, de revenir à son tour, même sans les murs de latelier.

Lundi suivant, il visita un local en soussol de limmeuble den face, destiné à accueillir un cours unique. Les ampoules pâles grésillaient, le béton sentait la poussière, mais lespace suffisait. Lentretien avec le propriétaire fut abrupt: il interdit la location ponctuelle et remit une lettre annonçant que, à compter du premier octobre, le loyer serait triplé. Le papier crissa comme des feuilles mortes sous les bottes. Le contrat stipulait un préavis dun mois, donc rien à redire.

Le soir, installé à la cuisine, il regardait les réverbères trembler sous le vent qui chassait les dernières feuilles daulne. Dans son imaginaire, le vieux établi vide et les gens qui séloignaient le hantaient. Un pressentiment lourd sinstallait: sil tardait, lexposition resterait le seul éclat, le reste retomberait sous le lit.

La nuit fut agitée. Au matin, il sortit dans la cour, la lettre de hausse de loyer bien rangée dans sa poche. Le concierge balayait les feuilles trempées, des adolescents transportaient leurs sacs décole sur une épaule. Sur le banc, la même Manon attendait sa mère, tenant une petite planche lisse où était découpée la lettre «M». Elle sourit et expliqua lavoir taillée avec la scie du grandpère après lexposition, fière de ses échardes. Marcel vit alors le fil direct: du rabot à la nouvelle lettre. Il inspira lair frais et remarqua lespace libre entre les bâtiments: un trottoir lisse, une longue terrasse, une table de dominos. Pas besoin de radiateurslhiver était encore loin.

Il imprima une dizaine daffiches: «Mardi, dixheures, dans notre cour, atelier de joints de menuiserie. De sept à soixantedix ans.» Il les colla sur le tableau daffichage du rezdé­sessoussol avec du ruban adhésif bleu.

Mardi, il sortit de son placard un établi pliant avec étau, le banda de film plastique et le portacour dans la cour. Il étala une toile de sac de jute près du banc, déposa deux rabots, une rabo­tte, une boîte de gouges, un paquet de papier de verre. Il suspendit une petite pancarte faite maison: «Cours aujourdhui à dixheures.» Les passants sarrêtaient, souriaient, demandaient sil y aurait du bruit. «Seulement le claquement du maillet, la sciure et les histoires. Le bruit, cest sain,» leur réponditil, en repliant la lettre de loyer sous un livre comme sil la rayait du jour.

La première séance en plein air débuta sous un ciel gris. Le crépuscule approchait, mais il restait encore une bonne heure de lumière. Quatre enfants, deux adultes et le concierge curieux, qui navait jamais lâché son balai, sinstallèrent. Marcel montra comment lire la séquence du grain pour juger de la sécheresse dune planche, comment choisir la bonne gouge, pourquoi la queue daronde demandait surtout de la patience. Il laissa les enfants essayer, corrigea leurs gestes, plaisanta, rappelant les récits de maîtres qui avaient autrefois construit des scènes, des escaliers, des cadres de fenêtres. Le vent faisait tourbillonner les feuilles desséchées, la sciure formait de petites spirales à leurs pieds.

Lorsque les réverbères sallumèrent, il rangea les outils dans la malle et les enfants aux joues rosies demandèrent: «Reviendrezvous demain?» «Oui, si tout le monde le veut,» leur réponditil. Les adultes se regardèrent, proposèrent dapporter un thermos de thé pour réchauffer les petits. Quelquun suggéra décrire dans le groupe de discussion du quartier pour inviter dautres. À cet instant, Marcel comprit quil ne reviendrait plus à la solitude.

Derrière, le concierge tapait le sol avec son balai, chassant les dernières feuilles. «Maître,» lançatil,«jaimerais affûter la poignée de ma pelle, vous pourriez maider?» Marcel acquiesça: «Demain, je vous montrerai.» La décision de déplacer les cours en extérieur, prise quelques heures plus tôt, vivait désormais sa propre vie. Dès quil souleva létabli, il sut que même sans local, le savoir ne se range pas sous clé.

Le crépuscule avançait, les ombres des maisons sallongeaient, lair se rafraîchissait. Il rentra à limmeuble, outils en main, sentant le poids agréable du bois. La lumière de la cage descalier salluma. Il jeta un dernier regard sur la cour où tourbillonnaient les feuilles et où flottait encore lodeur de sciure fraîche. Plus de chemin du retour.

Quelques jours plus tard, il organisa déjà le troisième cours à ciel ouvert. Le temps nétait pas clément: un souffle dhiver se fit sentir, mais enfants et adultes continuaient darriver. Une fine couche de neige fondait sous leurs doigts qui semployaient à travailler. Les participants enroulaient leurs créations de tabourets et de coffrets dans des foulards chauds, réchauffant dautant plus leurs cœurs.

Encouragés par lengouement, les habitants du quartier écrivèrent au bureau municipal, relatant les ateliers populaires dirigés par Marcel et sollicitant un soutien. Les fonctionnaires, accueillant la proposition avec bienveillance, promirent détudier un financement possible.

Un matin, alors que Marcel installait létabli à son ancien emplacement, deux représentants du service culturel de la ville sapprochèrent. Touchés par latmosphère des séances, ils proposèrent une rencontre pour discuter dun espace permanent. «Pouvonsnous envisager une salle?» demanda lune delles, après avoir observé la petite foule qui se pressait pour sculpter du bois. Marcel acquiesça, les invitant à prendre un café plus tard. La conversation alimenta lespoir ; ils évoquèrent des lieux et des subventions qui pourraient rendre le projet pérenne.

Quand les cours de rue se transformèrent en rencontres intimes dans les cuisines, la fin décembre apporta une bonne nouvelle: la municipalité alloua un bâtiment ancien à la reconversion en atelier. Lendroit était inoccupé, et Marcel était prêt à y insuffler une nouvelle vie. La visite du lieu le remplit de confiance: il pouvait à nouveau travailler sous un toit.

En franchissant le pas vers ce nouveau départ, Marcel partagea la joie avec ses élèves, annonçant que bientôt ils pourraient poursuivre leurs leçons dans des conditions confortables. Pour les enfants, cétait la promesse généreuse de nouvelles découvertes.

Le Nouvel An sonna, et Marcel, entrant dans le bâtiment lumineux avec une poignée doutils, se retrouva entouré de plus de lumière que dans lancien atelier, les murs semblant inviter à être imprégnés du parfum de la sciure neuve et de lhuile. Il savait que ces murs deviendraient témoins de mille histoires de travail et de créationspas seulement les siennes. Lavenir souvrait devant lui comme une planche parfaitement lisse, prête à recevoir le passage dune main ferme et dun rabot.

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L’Homme au Ciseau à Bois
J’ai vécu pour lui. Mais c’était en vain.