Le petit Léon, roux comme le soleil dété, avait aperçu le minuscule chaton flamboyant dans le jardin du parc de Montmartre, mais Madame Nicole, la directrice de la crèche, avait lancé le jeu « OieOie » et il neut jamais la chance de sen approcher.
Sa mère, Marie, disait que le soleil lavait embrassé dun baiser chaud. Elle avait ellemême posé un baiser sur la joue de Léon, puis était morte subitement. Depuis, plus aucun baiser ne venait à lui: son père était toujours pressé, sa grandmère Suzanne ne montrait aucune affection, et il se demandait si, vraiment, le soleil lavait nommé « fils du soleil ». Le petit se demandait aussi si les chatons, eux, pouvaient avoir des cils.
Léon, pourquoi ne dorstu pas? Madame Nicole ajusta doucement sa couverture. Ferme les yeux, mon garçon.
Obéissant, il ferma les paupières, mais le sommeil le fuyait. Il restait allongé, les oreilles accrochées aux bruits venant du vestiaire où la directrice murmurait à un collègue :
Ça ne tiendra pas longtemps, deux assistantes pour trois groupes, cest limpensable! Qui accepterait un tel salaire?
Heureusement quAnne sest retirée, répondit une voix. Si elle était là, on naurait même pas besoin dune nounou.
Non, mais comment gérer les enfants? sinterpela Madame Nicole, et le silence retomba.
Anne Valérie, la nounou qui avait quitté la crèche, était redoutée par tous les enfants. Elle hurlait, poussait la cuillère dans la bouche des bambins qui refusaient la bouillie grumeleuse, et un jour, avec force, elle lavait enfoncée sur la langue de Léon, le faisant recracher sur la table. Le cri de la femme avait glacé le cœur du petit, qui fut ensuite lavé et changé par Madame Nicole, tandis quon interdisait à Anne de revenir.
Lors de la promenade du soir, Léon aperçut un petit bout de queue rousse se faufiler sous le banc. Le lendemain, son père, Serge, rentra à la maison sans un mot pour son fils. Depuis la mort de Marie, il le voyait à peine, le déposait à la crèche et le poussait dans sa chambre. Un soir, Suzanne, la grandmère, sexclama à Serge:
Serge, je te le répète, ce nest pas ton fils, tu ne le vois pas?
Mais il ressemble à ma petite Nadia, répondit Serge, les yeux perdus.
Pas vraiment, insista la vieille, il faut faire le test ADN, cest plus simple que délever un enfant qui nest pas le tien.
Léon nen comprit rien. Les réprimandes de Suzanne, toujours teintées damertume, devinrent la bande sonore de ses journées.
Un matin, une nouvelle nounou arriva. Elle sappelait Irène Delacroix, douce et silencieuse, et les enfants, curieux, la regardèrent manger calmement.
Bonjour! Tu tappelles Léon? demanda Irène, sagenouillant près de lui. Moi, cest Irène Delacroix. Pourquoi ne mangestu pas?
Je naime pas les bouillies avec des grumeaux, répondit le garçon.
Tu sais, moi non plus, je ne force jamais les enfants à avaler ces morceaux. Laisseles sur ton assiette, et on verra qui en trouve le plus, proposatelle en souriant.
Léon chercha alors les grumeaux, découvrit quils étaient presque inexistants, et, sans sen rendre compte, engluta le reste de la bouillie. Irène le félicita: «Quel petit gourmand!» Cétait la première fois quon le complimentait, et son visage sillumina dune joie inattendue.
Depuis, la crèche devint pour Léon un lieu damour. Irène aidait toujours la directrice, les enfants sattachaient à elle, et même la petite Éléonore, la première de la classe, la voyait comme une seconde maman.
Un jour, Madame Nicole demanda à Irène de garder les enfants pendant la sieste pendant quelle se rendait au bureau. Tous ronflaient doucement, sauf Léon, qui tourbillonnait dans son lit.
Léon, pourquoi estu encore éveillé? caressa Irène son front.
Vous saviez que ma maman était au ciel? murmura-til, la voix tremblante.
Irène sentit son cœur se serrer. Elle avait remarqué que le petit garçon était souvent arraché, tour à tour, par son père pressé ou par la vieille Suzanne, mais jamais par sa mère.
Non, mon petit, je ne le savais pas, réponditelle doucement.
Le soleil ma aussi baisé! sécria le garçon, les yeux brillants de larmes.
Je lai vu, sourit Irène.
Et les chatons ontils des cils?
Peutêtre, pourquoi cette question?
Léon raconta alors, à voix basse, le chaton roux qui se cachait dans les buissons, le soleil qui laurait peutêtre aussi embrassé, et son désir davoir un frère, même félin, parce que personne ne lembrasse plus depuis que sa mère est partie.
Les chatons peuvent embrasser les enfants? demanda Irène, les larmes perlant.
Elle caressa la petite tignasse rousse de Léon et acquiesça:
Oui, mon cœur, ils peuvent, mais leur langue est un peu rugueuse. Va dormir, daccord?
Rugueuse? sétonna le garçon, referma les yeux et sendormit presque immédiatement.
Cest compliqué, expliqua la directrice à Irène plus tard. Marie était venue dun foyer pour enfants, morte récemment. La bellemère de Serge navait jamais accepté la petite fille, et il avait toujours entendu dire que Léon nétait pas son fils. Le petit était propre, souriant autrefois comme le soleil, mais maintenant il semblait perdu.
Quelques semaines plus tard, Léon ne vint pas à la crèche. Un virus dété sévissait à Paris, et le petit resta absent deux semaines.
Il ne reviendra plus, annonça Madame Nicole, le visage dur, pendant que le père déposait les papiers au bureau de la crèche.
En orphelinat? sécria Irène, incrédule. Avec un père vivant et une grandmère?
Le test ADN a prouvé que Serge nétait pas son père. Après cinq ans délevage, le garçon fut placé en foyer.
Irène marchait dans le brouillard de ses pensées, se rappelant le petit Léon qui lavait demandé sil existait des cils chez les chatons. Soudain, sous la clôture de la crèche, un petit boulet de poils roux surgit. Elle le ramassa, tremblante, et comprit: cétait le chaton dont Léon parlait. Le petit félin était sale, mais un bain le rendrait présentable.
Quand le soir tomba, le mari de Léon, Alexandre, rentra du travail, épuisé mais souriant. Le chaton, tout propre, courut à sa rencontre.
On a un nouveau compagnon! sécria Irène, rassurée.
Il ne va pas détruire les meubles? demanda Alexandre, rieur.
Les chats sont toujours un peu coquins, répondit Irène.
Ils discutèrent jusque tard, Alexandre demandant si Irène était sûre dadopter le chaton. Elle, qui était venue à la crèche parce quelle navait pas denfants, savait que le petit ne pouvait pas rester dans un foyer. Les services sociaux, les dossiers, les psychologues, tout cela semblait un labyrinthe, mais leurs salaires décents et le grand appartement du couple rendaient le futur possible.
Finalement, deux ans plus tard, Léon entra à lécole primaire, accompagné de sa mère adoptive, Irène, de son père, Alexandre, de ses deux grandsparents, de son petit frère humain, et de la petite sœur qui venait de naître. Le chaton roux, maintenant grand et fier, les suivait à chaque pas.
Mesdames et messieurs, Léon est de retour! sécria la maîtresse, les yeux brillants.
Bonjour! répondit Léon, souriant timidement, et ajouta: Madame, les chatons nont pas de cils, mais leur langue est bien rugueuse!
Le rideau se leva sur une famille recomposée, un garçon qui retrouvait le soleil dans les yeux, un chaton qui ronronnait comme un cœur qui bat, et une France où chaque baiser, même celui du soleil, pouvait enfin être partagé.







