La Nuit avant l’Aube

La nuit avant laube

Je me souviens, comme si cétait hier, du moment où les premières contractions de Clémence se sont déclenchées. Il était quinze heures moins le quart. Lappartement était baigné dune semiobscurité humide: dehors, une fine bruine tombait, les réverbères projetaient des halos flous sur le pavé. Théo sétait levé du canapé avant elle; il navait presque pas dormi toute la nuit, se tortillant sur le petit tabouret de la cuisine, vérifiant sans cesse le sac posé près de la porte, puis jetant des coups dœil par la fenêtre.

Clémence était couchée sur le côté, la paume contre le ventre, comptant les secondes entre les vagues de douleur: sept minutes, puis six minutes trente. Elle essayait de reprendre le rythme de respiration vu dans la vidéo dentraînement: inspirer par le nez, expirer par la bouche, mais son souffle était irrégulier.

Déjà? demanda Théo depuis le couloir, la voix étouffée, la porte de la chambre close.

Il semble que répondit-elle, sasseyant prudemment au bord du lit, sentant le froid du parquet sous ses pieds nus. Les contractions se font plus fréquentes.

Tout le mois précédent, ils sétaient préparés à ce moment: ils avaient acheté un grand sac bleu marine pour la maternité, y avaient rangé, suivant la checklist imprimée du site de la Caisse Primaire dAssurance Maladie, leurs pièces didentité, la carte vitale, une blouse de rechange, le chargeur du téléphone et même une petite barre de chocolat «au cas où». Mais maintenant, même cette organisation paraissait fragile. Théo sagitait près de larmoire, triant les dossiers.

Le passeport?Le voici La carte vitale où est la carte de mutuelle? Tu ne lavais pas prise hier? marmonna-t-il, à voix basse, comme sil craignait de réveiller les voisins den dessous.

Clémence se leva avec effort et se dirigea vers la salle de bains, juste pour se laver le visage. Lodeur de savon et de serviettes légèrement humides laccueillit. Dans le miroir, elle reconnut la femme aux cernes noires et aux cheveux en désordre.

On appelle le taxi tout de suite? lança Théo depuis le couloir.

Oui Mais vérifie encore le sac.

Ils étaient jeunes: Clémence avait vingtsept ans, Théo, un peu plus de trente. Théo travaillait comme ingénieur concepteur dans une usine de la périphérie, elle était institutrice danglais avant son congé maternité. Lappartement était modeste: cuisinesalon ouvrant sur une petite chambre donnant sur lavenue de la Liberté. Tout rappelait le changement imminent: le berceau était déjà assemblé dans un coin, nappé dune pile de couches; à côté, une boîte de jouets offerts par les amis.

Théo appela un taxi via lapplication; licône jaune apparut presque instantanément à lécran.

Le véhicule sera là dans dix minutes annonça-t-il, tentant de garder une voix calme, même si ses doigts tremblaient au-dessus du téléphone.

Clémence enfila un pull à capuche sur sa chemise de nuit, chercha son chargeur: lindicateur affichait dixhuit pour cent. Elle glissa le câble dans la poche de sa veste, avec la serviette pour le visage, au cas où elle en aurait besoin en route.

Dans le hall, sentait encore lodeur du cuir des chaussures et de la veste de Théo, encore humide après la promenade dhier soir.

Alors quils se préparaient, les contractions sintensifiaient, un peu plus fréquentes. Clémence évitait de regarder lhorloge, préférant compter ses respirations et imaginer le trajet à venir.

Ils sortirent de limmeuble cinq minutes avant lheure prévue; la lumière du couloir projetait une pâle tache près de lascenseur, doù séchappait une petite courante dair. Lescalier était frais; Clémence serra davantage sa veste et pressa contre elle le dossier de papiers.

Au pied de limmeuble, lair était encore humide, même pour mai; la pluie perlait le auvent de la porte dentrée, les rares passants pressaient le pas, emmitouflés dans leurs manteaux ou tirant leurs capuchons plus bas.

Les voitures du parc étaient garées en désordre, et au loin, le bruit sourd dun moteur: quelquun semblait chauffer son véhicule avant un service de nuit. Le taxi tardait déjà cinq minutes; le point darrivée sur la carte avançait lentement, le chauffeur semblant tourner en rond ou contourner un obstacle.

Théo vérifiait son téléphone toutes les trente secondes:

«Deux minutes», indique lécran, mais il tourne encore un quartier supplémentaire peutêtre des travaux?

Clémence sappuya sur la rambarde du vestibule, tenta de détendre ses épaules. Elle se souvint soudain du chocolat: elle chercha dans la poche latérale du sac, le trouva. Un petit réconfort, un rappel de quelque chose de familier au cœur du chaos.

Finalement, les phares du véhicule percèrent le coin de la maison: une berline blanche de la marque Renault ralentit devant lentrée, sarrêta soigneusement près de lescalier. Le chauffeur, un homme dune quarantaine dannées, visage fatigué, barbe courte, ouvrit rapidement la porte arrière et aida Clémence à prendre place, les bagages en main.

Bonne nuit! Maternité? Jai compris! Accrochezvous bien ditil dune voix joviale mais pas trop forte, ses gestes mesurés, sans effervescence.

Théo sinstalla derrière le conducteur, la porte claqua un peu plus fort que dhabitude, et à lintérieur, lair sentait le café frais mêlé à lodeur du cuir neuf.

En sortant de la cour, ils tombèrent immédiatement dans un petit embouteillage: devant eux, des feux davertissement clignotaient sur des engins de travaux qui refaisaient la chaussée sous les rares lampadaires nocturnes. Le taxi augmenta le volume du GPS:

«On promettait de finir avant minuit! On va passer par le passage au fond», annonça le conducteur.

À cet instant, Clémence se rappela la carte de mutuelle:

«Attends! Jai oublié ma carte! Elle est restée à la maison! Sans elle, ils ne maccepteront pas! »

Théo pâlit:

«Jy vais tout de suite! On nest pas loin! »

Le chauffeur, en regardant dans le rétroviseur, répondit:

«Pas de panique! Combien de temps cela prendra? Jattendrai, le temps est encore à notre avantage. »

Théo sortit en courant, éclaboussant les flaques deau en descendant les marches. En quatre minutes, il revint, haletant, la carte à la main, attachée aux clés: il lavait oubliée dans le loquet et était remonté à létage pour la récupérer. Le conducteur, toujours silencieux, ne fit que hocher la tête brièvement.

«Tout va bien? Alors, on continue! »

Clémence serra les papiers contre son cœur, la contraction se fit plus forte que jamais; elle essaya de respirer doucement, les dents serrées. La voiture avançait lentement le long du chantier; à travers le parebrise embué, on distinguait les enseignes mouillées des pharmacies de garde et les silhouettes rares de piétons sous leurs parapluies.

Le silence règne dans lhabitacle; seul le GPS parlait, indiquant les détours, tandis que le chauffage grince légèrement.

Après quelques minutes, le chauffeur rompit le silence:

«Jai trois enfants Le premier est né la nuit, on a dû marcher jusquà la maternité sous la neige, les genoux enfoncés dans la poudre; mais on se souvient toujours de cette aventure! »

Il sourit dun bord de lèvres:

«Ne vous inquiétez pas trop; lessentiel, cest davoir les documents et de se tenir la main. »

Clémence sentit, pour la première fois depuis trente minutes, une petite vague de soulagement; le ton calme du conducteur apaisait mieux que tous les conseils en ligne ou les groupes de futures mamans. Elle regarda Théo, qui lui rendit un sourire discret, ses yeux encore tendus.

Ils arrivèrent à la maternité un peu avant cinq heures du matin. La pluie tombait toujours, mais avec plus de douceur, comme si elle tapait paresseusement sur le toit de la voiture. Théo fut le premier à remarquer la bande pâle qui se dessinait à lhorizon la ville se teignait dun lever daurore rosé.

Le taxi sarrêta près dun stationnement où deux ambulances étaient déjà présentes, mais laccès restait libre.

«Nous sommes arrivés!» sexclama le chauffeur en se retournant. «Je vous aide avec le sac, ne vous inquiétez pas. »

Clémence, à bout de forces, se releva en saccrochant à son ventre, le dossier de papiers serré dans la main. Théo la rattrapa immédiatement, la soutenant à lavantbras pour laider à franchir le trottoir mouillé. Une contraction la saisit de nouveau, si violente quelle dut sarrêter, prendre quelques respirations lentes. Le chauffeur saisit habilement le sac bleu et savança un peu plus loin.

«Faites attention, cest glissant» lançatil par-dessus son épaule. Sa voix traduisait une familiarité avec ces nuits où la vie nétait ni neuve ni banale, mais simplement un chapitre de la grande ville.

Lair près de lentrée sentait la terre humide, les fleurs des parterres et un parfum dantiseptique mélangé à la pluie. Des gouttes saccumulaient sous le marquise, glissant parfois sur le col de la veste de Théo. Il jeta un œil autour: aucune âme, seulement linfirmière de garde derrière la porte vitrée et deux hommes en uniforme au fond.

Le chauffeur posa le sac près de Clémence, se redressa, puis hésita, embarrassé par son initiative.

«Bon Bonne chance! Noubliez pas de rester proches, le reste suivra.»

Théo voulut dire quelque chose, mais les mots restèrent coincés; la nuit avait accumulé tant de choses. Il serra simplement la main du chauffeur, ferme, véritablement reconnaissant. Clémence hocha la tête, sourit timidement et murmura:

«Merci vraiment.»

«Pas de quoi!» répondit le conducteur, détournant le regard, puis séloigna vers la voiture. «Tout ira bien.»

Les portes de la maternité souvrirent avec un léger grincement; linfirmière de garde jeta un regard rapide, évaluant la situation, puis fit signe davancer.

«Entrez! Préparez vos papiers Les hommes ne peuvent pas entrer, sauf urgence. Vous avez le dossier?»

Clémence acquiesça, tendant le dossier à travers la porte entrouverte, le sac suivi de près. Théo resta sous la marquise, la pluie tambourinant sur le capuchon de sa veste, mais il ny faisait plus attention.

«Attendez ici. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, on appellera,» ajouta linfirmière depuis lintérieur.

Clémence se retourna un instant, croisa le regard de Théo à travers la vitre de la porte. Elle fit un geste de la main, la paume levée, un léger sourire. Puis on la conduisit plus loin dans le couloir; la porte se referma doucement.

Théo resta seul sous le ciel matinal. La fine pluie sestompait peu à peu; lhumidité sinfiltrait sous le col, mais cela ne le dérangeait plus. Il jeta un œil à son téléphone: la batterie nétait plus que quelques pourcents, il faudrait bien chercher une prise ou emprunter un chargeur plus tard.

Le chauffeur ne repartit pas immédiatement; il resta un moment dans le véhicule, alluma les phares, puis regarda Théo à travers la vitre latérale. Leurs yeux se croisèrent brièvement, sans parole. Dans ce silence, il y avait plus de soutien que dans de longues discussions.

Théo leva le pouce, signe de gratitude et simple «merci». Le chauffeur acquiesça, esquissa un sourire fatigué et enfin démarra.

Quand la voiture disparut au détour du chemin, la rue sembla soudainement vide. Un silence presque total sinstalla, troublé seulement par les gouttes de pluie qui frappaient le fer du auvent et le lointain bourdonnement dune ville qui se réveillait derrière les immeubles.

Théo attendit sous le auvent. À travers la vitre, on distinguait le comptoir de la maternité; Clémence était assise sur une chaise, remplissant des formulaires avec linfirmière. Son visage paraissait plus calme: la tension des heures précédentes sétait dissoute avec la pluie.

Il se rendit compte que, pour la première fois depuis la nuit, il ressentait une légèreté; comme sil avait tenu son souffle sous leau toute la soirée et venait enfin de remonter à la surface. Tout était arrivé: ils étaient arrivés à temps, les documents étaient là, Clémence était en bonnes mains, et laube se levait doucement.

Le ciel au-dessus de la ville se parait dun éclat nacré, lair humide portait la fraîcheur dun lendemain après la pluie. Théo inspira profondément, simplement, sans chercher à se calmer ou à se concentrer.

À cet instant, tout semblait possible.

Le temps sétirait lentement pour Théo, qui arpentait les allées autour de la maternité, évitant de fixer lécran de son téléphone pour ne pas le décharger complètement.

Vers une heure et demie après lentrée de Clémence, le téléphone de Théo vibra dans la poche. Cétait Clémence.

«Félicitations, tu es papa! Notre fils, un petit héros, pèse quatre kilogrammes deux cents, tout va bien!» réponditil, le cœur battant, les souvenirs de cette nuit gravés comme une promesse.

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