« Les choux farcis ici sont toujours excellents », dit Pierre Sérégien en repoussant lassiette vide. « Ton père a trouvé un bon chef. Par contre, les salades ne sont pas toujours au rendezvous. Aujourdhui, le Caesar est moyen, le pain grillé est mou. Qui la préparé ? »
« Chez nous, cest Madame Béatrice qui soccupe des salades », répond Clémence.
« Il faudrait bien la mettre à la retraite, la laisser faire des pâtisseries pour ses petitsenfants. Je cherche déjà quelquun pour la remplacer », ajoute Pierre.
« Questce que cela signifie ? », sétonne Clémence. « Je nai jamais demandé cela, et je suis satisfaite de Béatrice. Ses boulettes arrivent même des quartiers lointains de la ville. »
« Nous découvrirons rapidement la recette, et nous embaucherons des serveurs plus jeunes »
« Je ne cherche pas à remplacer qui que ce soit ! » sexclame-telle.
« Mais tu ne le feras pas. Dautres prendront bientôt les rênes du bistrot. »
« Pourtant, le restaurant ma été légué. »
« Lhéritage, cest ton appartement; tu y vis, personne ne ten verra retirer le bail, ni le compte en banque. Quant à «Trois Oranges», cest un projet qui appartient aussi à dautres investisseurs sérieux. Ce sont eux qui reprendront le lieu. »
« Vous aussi? Vous étiez lami de mon père »
Pierre hausse les épaules. « Cest du business, rien de personnel. Dailleurs, nous ne nous contenterons pas de le reprendre, nous lachèterons à un prix raisonnable. »
Rapidement, il savère que le «prix raisonnable» nest quune illusion pour les acheteurs, presque symbolique.
Le père de Clémence était un homme influent dans le secteur de la restauration. Il a commencé avec de petits bars, puis a ouvert un bistrot populaire au cœur de Paris, sur le site dune ancienne Maison des Raviolis. Après ses études, il confie à sa fille lachat des produits pour les salades, mais la garde hors de la cuisine, arguant quil faut des professionnels.
Même si le père vit maintenant avec une nouvelle compagne, une chirurgienne renommée qui sintéresse peu au métier de la restauration, il reste très proche de Clémence. La nouvelle compagne apparaît rarement. Cest pourquoi il a légué «Trois Oranges» uniquement à sa fille.
Il rédigea ce testament lorsquil apprit quil était gravement malade, une maladie que même les meilleurs chirurgiens ne pouvaient guérir.
Après son décès, le restaurant continue à fonctionner sous la direction dun gérant, mais Clémence simplique avec enthousiasme, rêvant de créer de nouveaux plats et de moderniser la décoration. Le personnel laccueille chaleureusement, comme une membre de la famille depuis longtemps.
Bientôt, de nouveaux propriétaires font leur apparition. Clémence sattend à ce que quelquun manifeste un intérêt mercantile, mais larrivée dHenri Marcel, lancien animateur du parc dattractions où le père lavait emmenée enfant, est plus sournoise. Henri possédait plusieurs attractions dans différents parcs et profite désormais de son réseau délus et de chefs dentreprise, quelle admirait autrefois comme des oncles généreux.
Ces gentils magiciens commencent à sapproprier le bistrot, audacieusement. Le mari de Clémence, Kévin, qui travaille pour la SNCF, commente :
« Je tai dit depuis longtemps que ce taverne était une affaire douteuse. Vendsla à nimporte quel prix, ouvre une crêperie près de la gare. Cest rentable, regarde la file dattente à la place de la gare chaque jour. »
« Chaque centimètre de cette place appartient déjà à dautres, et «Trois Oranges» est un souvenir de mon père. »
« Nous avons encore le chalet familial, cest aussi un souvenir, tout comme lappartement. Mais ny touche pas, il y a des requins qui nagent làdessus. »
Les requins napparaissent jamais, seulement Henri qui revient régulièrement, discute de la vente, mange ses choux farcis et paie avec une précision affichée. Un jour, il déclare :
« Tu persistes trop, ma fille. Je te parle comme un père, dautres arriveront »
« Tu nous menaces? »
« Moi? Dieu nous garde! Je ne fais que veiller sur toi. »
« Vous navez aucun intérêt à cette vente? »
« Un petit. Les personnes qui sintéressent à «Trois Oranges» sont bien plus puissantes. Elles pourraient simplement sen emparer, sans conséquence. »
Cest alors que tout bascule. Des hommes à lallure de bandits arpentent le restaurant, retournent les caisses de tomates et prétendent que le père de Clémence leur doit une fortune astronomique. Le soir, des bagarres éclatent, des altercations alcoolisées envahissent la salle, ce qui décourage la clientèle. Les réservations baissent, les gens préfèrent dautres établissements plus calmes.
Un matin, le personnel découvre la salle en désordre, les réfrigérateurs vidés, les boissons alcoolisées intactes.
Clémence porte laffaire à la brigade de police où travaille son ancien camarade de classe, Boris Maréchal. Elle lui raconte tout, depuis Henri.
Boris secoue la tête :
« Il nest probablement pas le cerveau. Ils lont choisi comme intermédiaire parce que vous le connaissez. Nous devinons qui est derrière. Il faut des preuves solides. »
« Qui? »
« Un propriétaire dusines, de journaux et de ferries, ancien cadre municipal. Il a trouvé un moyen daccéder à la propriété dautrui. »
« Mais il ny a aucune trace deffraction, aucune alarme. Le système a été désactivé, la clé remise à un complice. Il y a un traître dans votre équipe. »
« Aucun traître. Tout le monde travaille depuis longtemps. »
« Alors ils ont soudoyé ou intimidé quelquun. »
La pression atteint le domicile. Kévin, exaspéré, lance un ultimatum :
« Tu vends le bistrot ou je pars. On ma menacé avec un couteau devant lentrée. Si je ne te convaincs pas, je perds tout. »
« Tu fuis, alors Tu avais promis dêtre mon soutien. »
« Une épouse normale, pas une voleuse qui se jette sur les fourchettes. »
Kévin part un jour, emportant ses affaires et même la tasse favorite que Clémence lui avait offerte.
Boris commente avec philosophie :
« Un mari qui ne veut plus de logement, je connais. Jai moi aussi rompu il y a un an. Je gagne peu, je ne suis jamais chez moi. Ton restaurant a-til repris après le sacrilège? »
« Oui, depuis longtemps. »
« Alors je tinvite à dîner, je paie tout, et je garde la sécurité pour que personne nentre avec une batte. »
Clémence réalise que ce mari ne fuira pas à la première menace.
Six mois plus tard, un ancien fonctionnaire de la mairie revendique le bistrot, ainsi quun centre commercial et un parking souterrain, déjà en cours de saisie grâce à une grande organisation criminelle.
Le traître savère être le barman Victor, démasqué rapidement par Boris. Victor était endetté dans le registre des cocktails ; on la contraint à désactiver lalarme et à fournir une copie de la clé.
Un jour, Henri passe pour goûter les choux farcis, senquiert de la situation, puis, les yeux baissés, raconte quon a trouvé un point faible dans ses attractions, tout nest pas légal.
Clémence ne garde pas rancune, linvite à revenir.
En partant, Henri demande :
« La police te gardetelle? Jai vu un uniforme entrer. »
« Elle garde, répond Clémence avec un sourire, mon futur mari, Boris. Le mariage aura lieu dans une semaine, ici même, au «Trois Oranges». »







