Arrêt fortuit
Éléonore courait, toujours en retard au travail, aux déjeuners avec ses amies, même aux rendezvous amoureux. Ce jourlà, lurgence était plus aiguë : dans deux heures, elle devait passer un entretien dans une prestigieuse société parisienne, et sil échouait, elle resterait sans emploi au moins six mois, car aucune autre offre aussi sérieuse ne lattendait.
Le bus arriva à larrêt au même instant où elle, haletante, surgit du hall dentrée. Éléonore se précipita, trébucha sur le trottoir et seffondra juste devant le bus. Celuici, sans hésiter, ferma les portes et séloigna, comme un nuage qui sévapore.
« Zut! » sécria-t-elle, le genou brûlant, les paumes éraflées.
« Vous avez besoin daide? » sinclina un homme.
Éléonore leva les yeux et vit des prunelles brunes, des cheveux sombres et un sourire léger.
« Merci, mais il est trop tard, » marmonnat-elle en se relevant. « Le bus est parti, le suivant narrive que dans vingt minutes. »
« Vers où vous pressezvous? »
« À un entretien, au centre de Paris. »
Il jeta un coup dœil à sa montre.
« Jallais justement à ce même endroit. Je vous accompagne. »
Éléonore hésita et si cétait un prédateur? mais le temps pressait.
« Vous êtes sûr? »
« Absolument. Au fait, je mappelle Romain. »
« Éléonore. »
Romain nétait pas un prédateur. Lintérieur de sa voiture sentait le café et le bois de cèdre. À la radio, un doux morceau de jazz flottait.
« Vous ramassez souvent les filles qui tombent? » lança Éléonore, cherchant à détendre latmosphère.
« Seulement celles qui seffondrent devant moi, » réponditil, sérieux, mais ses yeux pétillaient de malice.
Ils arrivèrent dix minutes avant lheure prévue. Éléonore sortit du véhicule sans même demander son numéro qui sait, il pourrait lui servir plus tard?
« Merci! » criat-elle en courant.
« Bonne chance! » répliquail.
Lentretien se déroula étrangement bien. En sortant, la tête légère, le sourire aux lèvres, elle croisa Romain qui attendait à lentrée, deux tasses de café à la main.
« Alors, comment ça sest passé? »
« Parfaitement! Mais pourquoi êtesvous là? »
« Jattendais. »
« Pour quoi? »
« Pour connaître le résultat et vous proposer de fêter ça, si vous avez un moment. Il y a bien une occasion. »
Éléonore éclata de rire.
« Jai une excuse. Jai du temps. Ils mont embauché, mais je ne commencerai quau mois prochain. »
« Alors, fêtonsnous. »
Ils sattablèrent dans un petit café pendant trois heures, parlant de livres, de voyages, de ces anecdotes absurdes qui parsèment la vie. Romain était architecte, amateur de vieux films, détestait les olives. Éléonore racontait son amour pour la peinture et son rêve denfance dêtre ballerine, abandonné après une chute dans une flaque qui brisa sa jambe.
« Donc les chutes, cest votre faiblesse, » observa Romain.
« Et la vôtre? »
« Cueillir les victimes de la gravité. »
Tout le mois suivant, ils se virent chaque jour, parfois en simple promenade, parfois en escapade à la campagne, une fois même sous la pluie, courant vers la voiture en riant et en trébuchant.
« Je tavais bien dit que tu tombais trop souvent, » plaisantail en secouant sa veste.
« Mais toi, tu es toujours là pour me relever. »
Le jour où Éléonore commença son nouveau poste, Romain lattendait devant limmeuble avec un bouquet de pivoines.
« Cest pour quoi? » sétonnat-elle.
« Juste comme ça. »
Six mois plus tard, il lui déclara son amour, non pas dans un parc, ni dans un café, mais au même arrêt où leurs destins sétaient croisés.
« Tu te souviens de ta chute? »
« Impossible doublier. »
« Depuis, je nai jamais su me relever. Tu mas renversé dun seul coup. »
Éléonore rit, les yeux brillants.
« Cest la façon la plus étrange de dire «je taime». »
« Mais la plus honnête. »
Ils se marièrent lan suivant. LorsquÉléonore attendait un enfant, Romain la reconduisit à cet arrêt, le point dorigine de leur histoire.
« Regarde, » ditil en pointant le bitume, « même tes clés ont laissé une cicatrice. »
« Tu mens, » ricanatelle, mais sinclina pour examiner. Son ventre arrondi lempêchait de se pencher librement.
Romain la saisit sous le coude.
« Encore une chute? »
« Non, juste un nouvel équilibre. »
Il posa la main sur son ventre rond.
« Notre passager est calme aujourdhui? »
« Il vient juste de se réveiller, » murmura Éléonore, posant sa paume sur lendroit où le petit bougeait.
Romain resta figé, un sourire idiot aux lèvres, comme toujours lorsquil sentait les premiers coups.
« Tu sais à quoi je pense? » létreignitelle en serrant sa taille. « Si le bus nétait pas parti »
« Je taurais quand même retrouvée, » interrompitil. « En clinique, au supermarché, sur le parking, ou dans le parc où tu aimes lire. »
« Romantique, » le taquinatelle.
« Réaliste. »
Ils marchèrent lentement vers la voiture. Éléonore avançait précautionneusement, comme si elle transportait une vase de cristal plutôt quun être qui gigote.
« Tu comprends, » déclara soudain Romain, ouvrant la portière, « maintenant je dois prendre deux passagers. »
Éléonore pressa sa main contre sa joue.
« Tu y arriveras? »
« On verra, » il lembrassa sur le sommet du crâne, comme il le faisait chaque fois quil craignait de trop sémouvoir.
Un mois plus tard, alors quils rentraient du service de maternité, un cri surgit du bébé. Éléonore éclata de rire.
« Regarde, il est aussi pressé que moi! Il ne pouvait pas attendre son heure. »
Romain, les yeux rivés sur la route, couvrit ses doigts dune main.
« Lessentiel, cest quil nhérite pas de ta manie de tomber. »
« Ne ten fais pas, » sourit Éléonore, regardant son fils sapaiser. « Il a déjà le meilleur guide : toi. »
