Cher journal,
Dans le hameau de SaintJeandesChamps, perdu entre les vastes champs de blé, vit Madeleine Durand. Autrefois institutrice, aujourdhui retraitée, elle occupe un modeste appartement au rezdechausée dun vieil immeuble en briques. Limmeuble se trouve au cœur du village, mais ce « centre » ressemble plus à un petit bled : rares voitures, pigeons qui picorent sur les trottoirs, vieilles dames assises sur les bancs devant lentrée.
Madeleine adore son hameau. Chaque ruelle, chaque cour, chaque petite boutique lui est familière. Après tout, elle y a passé toute sa vie. Jeune, elle enseignait aux écoliers de lécole du village, puis elle sest mariée, a eu une fille, a vu son mari partir Sa fille, Élise, vit depuis longtemps à Paris, ne lappelle que de temps en temps, mais lui envoie parfois une quinzaine deuros par virement.
« Maman, tu devrais tacheter une télé toute neuve! » me reprochait-elle un jour.
« Pourquoi? » rétorquaisje. « La vieille fonctionne encore, jai des journaux, des livres. Et les voisins mavertiront si quelque chose dimportant se produit. »
Les voisins Voilà qui constitue son lien principal avec le monde extérieur. En particulier Henri Dupont, habitant du troisième étage. Ancien militaire, veuf, homme aux règles strictes et à la sensibilité inattendue. Chaque soir il sortait dans la cour pour prendre lair, fumer une cigarette (malgré les interdits des médecins) et, lorsquil croisait Madeleine, il nhésitait jamais à engager la conversation.
« Encore des bouquins? » demandaitil en pointant son sac débordant de volumes de la bibliothèque municipale.
« Bien sûr! La lecture, cest le meilleur des passetemps. »
« Si cest ton passetemps » secouaitil la tête. « Moi, je préfère la nature. La pêche, par exemple. »
« La pêche, cest bien, » acquiesçait Madeleine. « Mais il faut ensuite nettoyer le poisson. »
« Vous aimez le poisson? » senflammait soudain Henri.
« Jaime bien, tant que quelquun dautre le nettoie. »
Ils riaient, leurs dialogues dérivaient vers la météo, les prix du marché (le pain à 1,20 le jour), les nouvelles de la mairie. Parfois Henri racontait son service, les garnisons lointaines, comment il avait failli geler dans la taïga. Madeleine écoutait, hochait la tête, puis partageait ses anecdotes décole, comme le jour où toute la classe avait rédigé le même texte sur le printemps en copiant la meilleure élève.
Leurs jours sécoulaient paisiblement, à un rythme lent.
Puis, un jour, tout changea.
Un cirque arriva au village.
Pas le grand cirque de Paris, mais le plus typique des provinces: wagons usés, chapiteau décoloré, petits chiens dressés et un clown qui, curieusement, ne cessait de froncer les sourcils.
Madeleine découvrit laffiche accrochée à la poste et ressentit une bouffée dexcitation.
« Henri! » lappelat-elle lorsquil sortait ce soir-là dans la cour. « Le cirque est arrivé! »
« Un cirque? » sétonnail. « Ça faisait longtemps. »
« Il faut y aller! » sexclamat-elle avec une ferveur inhabituelle.
Henri la regarda, puis laffiche, puis de nouveau Madeleine.
« Daccord, allonsy. À condition que le clown ne soit pas trop drôleje vous préparerai un spectacle privé après. »
Ils rirent.
Le soir suivant, assis sur les bancs en bois sous le grand chapiteau, ils observèrent la dresseuse faire sauter un caniche à travers un cerceau. Le public nétait guère nombreux: à peine vingt personnes. Le clown était effectivement peu amusant, mais Henri éclata de rire devant ses plaisanteries, et finalement Madeleine se joignit à lui.
Après le spectacle, ils sortirent dans la fraîche soirée étoilée.
« Alors, ça vous a plu? » demanda Henri.
« Magnifique, » répondit Madeleine.
« À moi maintenant, le numéro spécial. »
Henri prit une posture militaire, leva la main comme sil portait un képi imaginaire et sécria :
« Compagnon enseignant! Permission de raconter une blague de larmée datant de 1978! »
Madeleine tapa dans ses mains, amusée.
« Ordre de rire! » poursuivitil, faisant la moue. « Un soldat vient voir le commandant : «Monsieur le major, puisje me marier?» Le major répond: «Mariezvous, mais que votre femme ne gêne pas le service!» Un mois plus tard, le soldat revient : «Monsieur le major, puisje divorcer?» Le major demande: «Questce qui se passe?» Le soldat répond: «Ma femme gêne le service!»
Madeleine sourit.
« Vous navez pas ri? » fit remarquer Henri, un peu contrarié. « Alors écoutez celleci. Un officier inspecte la caserne, voit un soldat sur une table, agitant les bras. «Que faitesvous?» «Je chasse les pigeons, capitaine!» «Quels pigeons?» «Regardezvous!» Lofficier lève les yeux et voit des pigeons dessinés au plafond.
Encore un sourire de Madeleine.
« Bon, celleci est légère, » admitil, rougissant légèrement. « Passons au grand final! »
Il se redressa, prit un air solennel et, en imitant plusieurs voix, conta :
« Un adjoint vient voir le général : «Général, votre femme est venue!» Le général corrige: «Ce nest pas vous, mais vous!» Ladjoint, sans broncher: «Et elle était hier chez nous.»
Madeleine éclata de rire.
Henri reprit un ton sérieux :
« Vous voyez, Madeleine, le cirque vient, divertit, puis repart. Nos petites blagues restent ici, avec nous. »
Madeleine acquiesça pensivement :
« Cest vrai Dommage que le cirque reparte demain. »
« Et alors? » répliqua Henri avec malice. « Sommesnous moins bons que le cirque? Vous me racontez vos élèves, je vous raconte mes anecdotes. Chaque jour, cest notre propre spectacle. »
Il sarrêta devant la porte de Madeleine, plus doux :
« Ce qui compte, ce nest pas qui arrive et qui part, mais qui demeure. Nous restons, nous.
Dans ces mots simples, jai trouvé une chaleur inattendue. Jai compris que le vrai bonheur nest pas dans les éclats fugaces, mais dans la constance de nos petites habitudes, de nos rires partagés, de nos vies tranquilles.
« Restons, » murmura Madeleine.
Nous rentrâmes lentement, à notre rythme, comme le doit ceux qui ont encore de longues années devant eux.
Leçon du jour: la vraie richesse se trouve dans les petites constances qui restent, pas dans les grands spectacles qui passent.







