Je me souviens dun petit hameau niché entre dinfinis champs, où vivait Mélisande Moreau. Ancienne institutrice, désormais retraitée, elle habitait un minuscule appartement au rezdépression dune vieille maison de briques. Cette demeure trônait en plein cœur du village, mais le centre ressemblait davantage à une paisible bourgade : rares automobiles, pigeons qui picorent sur les trottoirs, vieilles dames qui se reposent sur les bancs devant lentrée.
Mélisande aimait son hameau comme sa propre peau. Elle connaissait chaque ruelle, chaque cour, chaque boutique. Comment ne pas connaître lendroit où lon a passé toute sa vie? Dans sa jeunesse, elle enseignait aux enfants de lécole du village, puis elle épousa, eut une fille, enterra son époux Sa fille avait depuis longtemps quitté le bled pour la capitale, ne téléphonait que sporadiquement, mais envoyait de temps à autre quelques billets de 20, voire 50, pour laider.
Maman, il faudrait bien que tu tachètes une télé neuve! la fillette la taquinait.
Pourquoi? répliquait Mélisande. Lancienne fonctionne encore, jai des journaux, des livres. Et les voisins me diront si quelque chose dimportant se passe.
Les voisins Cétait le véritable lien de Mélisande avec le dehors. Le plus important était Henri Boulanger, habitant du troisième étage. Ancien militaire, veuf, homme aux règles strictes et à la sensibilité inattendue, il sortait chaque soir dans la cour pour respirer lair, fumer un cigare (malgré linterdiction des médecins) et, sil croisait Mélisande, ne manquait jamais de laborder.
Encore des bouquins dans votre sac? demandaitil en désignant la besace bien remplie douvrages de la bibliothèque.
Bien sûr! La lecture, cest le meilleur des passetemps.
Si cest votre passetemps secouait la tête Henri. Moi, je préfère les plaisirs de la nature. La pêche, par exemple.
La pêche, cest agréable, acquiesçait Mélisande. Mais il faut ensuite nettoyer le poisson.
Vous aimez le poisson? sempressait Henri.
Oui, à condition que quelquun dautre le nettoie.
Ils riaient, et leurs conversations dérivaient vers la météo, les prix des épiceries, les nouvelles de la mairie. Parfois, Henri évoquait ses années de service, les postes lointains, le jour où il eut failli geler dans la taïga. Mélisande hochait la tête, puis racontait à son tour lécole, les élèves, cette fois où toute la classe avait rédigé un texte sur le printemps en copiant la brillante élève.
Ainsi ségrenaient leurs journées, rythmées, sans hâte.
Puis, un jour, tout changea.
Un cirque arriva au village.
Pas un cirque de la capitale, mais le plus typiquement provincial que lon puisse imaginer: wagons décriés, chapiteau décoloré, petits chiens dressés et un seul clown qui, pour une raison obscure, portait toujours un froncement de sourcils.
Mélisande aperçut laffiche accrochée à la poste et sentit son cœur saccélérer.
Henri! lappela-t-elle quand il sortit en soirée dans la cour. Le cirque est arrivé!
Un cirque? sétonna-t-il. Ça fait longtemps quon nen a pas vu.
Il faut y aller! sexclama Mélisande avec une ardeur inhabituelle.
Henri la regarda, puis laffiche, puis de nouveau Mélisande.
Daccord, allons. À condition que le clown ne soit pas trop drôle, je vous préparerai un spectacle personnel après.
Ils éclatèrent de rire.
Le soir suivant, ils sassirent sur les bancs de bois sous le dôme du chapiteau et regardèrent la dresseuse faire sauter un caniche à travers un cerceau. Le public était maigre: à peine vingt personnes. Le clown était effectivement peu enclin à faire rire, mais Henri sesclaffait si fort à ses blagues que Mélisande finit par sourire.
À la fin du spectacle, ils sortirent dans la rue. La soirée était douce, les étoiles scintillaient.
Alors, quen avezvous pensé? demanda Henri.
Cétait merveilleux, répondit Mélisande.
Maintenant, à moi de jouer, déclara Henri. Il se redressa, mimant un salut militaire, porta la main à un chapeau imaginaire et lança dune voix grave :
Camarade institutrice! Permission de présenter une blague de larmée, version 1978!
Mélisande éclata dun petit rire.
Ordre de rire! poursuivitil, faisant la moue. Voilà. Un soldat vient voir le commandant : «Camarade major, puisje me marier?» Le major répond : «Mariezvous, mais que votre épouse ne gêne pas le service.» Un mois plus tard, le soldat revient : «Camarade major, puisje divorcer?» «Questce qui se passe?» «Ma femme gêne le service!»
Mélisande sourit.
Vous nêtes pas drôle? fronça Henri. Alors écoutez-en une deuxième. Un officier inspecte la caserne et voit un soldat debout sur un tabouret, les bras en lair. «Questce que tu fais?» «Je fais voler des pigeons, camarade capitaine.» «Des pigeons?» «Regardez!» Lofficier relève les yeux et aperçoit des pigeons dessinés sur le plafond.
Mélisande ricana de nouveau.
Bon, celleci est faible, admit Henri, embarrassé. Mais voici mon as!
Il se redressa, prit une posture solennelle et commença, imitant diverses voix :
Un adjoint vient voir le général : «Camarade général, votre épouse est arrivée!» Le général corrige fermement : «Ce nest pas à vous, mais à vous tous!» Ladjoint, sans broncher : «Et elle est venue hier chez nous.»
Cette fois, Mélisande éclata de rire.
Henri se fit soudainement sérieux et conclut :
Vous voyez, Mélisande, le cirque est venu, a amusé, puis repartira. Nos plaisanteries, elles restent ici. Tout comme nous.
Mélisande hocha la tête, pensive :
En effet Dommage que le cirque reparte demain.
Et alors? répliqua Henri avec habileté. Sommesnous moins bons quun cirque? Moi, je vous raconte des blagues, vous me parlez de vos élèves. Nous avons un spectacle chaque jour, sans billet dentrée.
Il sarrêta devant la porte de lappartement et, dune voix plus douce, ajouta :
Lessentiel, ce nest pas qui arrive et qui part, mais qui reste. Nous, on reste.
Ces simples mots regorgeaient dune chaleur inattendue, et Mélisande comprit alors que le vrai sens de la vie ne réside pas dans les éclats éphémères, mais dans ce calme solide, cette attache familiale.
Nous restons, murmurat-elle.
Et ils rentrèrent lentement chez eux, sans se presser, comme le font ceux qui savent que le temps qui leur reste est encore long.







