Élodie Martin est immergée dans leau tiède de la baignoire de son petit appartement à Lyon et ne trouve pas la force de se lever. «Je devais partir depuis longtemps», répètetelle à la millième fois, comme pour se justifier ou convaincre quelquun. Elle sait que plusieurs messages viennent darriver sur son téléphone, mais elle refuse de les ouvrir, redoutant ce quils révéleront.
Son histoire avec Marc Dubois a toujours été un allerretour. Ils se sont rencontrés lors dun festival de musique à Rennes ; cest elle qui la invité à passer la nuit, sans jamais envisager de se revoir. Le lendemain, elle le remarque à lentrée de limmeuble, un bouquet de marguerites à la main, et comprend quelle vient de perdre le contrôle.
Elle part ensuite un an en stage à Berlin, pendant que Marc attend patiemment, lui envoyant de longues lettres. À son retour, son vol accuse un retard de cinq heures. Marc laccueille à laéroport, pâle dexcitation et de fatigue, ne sachant pas ce qui sest passé mais inquiet pour elle. Il tient à nouveau un bouquet de marguerites, et Élodie réalise quelle veut fonder une famille avec lui.
Après cinq mois de congé maternité, elle reprend le travail tandis que Marc reste à la maison avec leur petite fille, faute de trouver un emploi. Toutes les demiheures, il lappelle pour savoir où se trouve tel ou tel objet et si elle rentre bientôt. Au bureau, les collègues sétonnent de voir un homme avec un bébé, mais Élodie na pas le temps de sémerveiller: après le boulot, elle prépare le déjeuner et le dîner, fait le linge, nettoie, range, puis travaille encore la nuit.
Elle emprunte de largent pour acheter à sa fille un vélo, réparer le toit de la maison de campagne que le couple a reçue en mariage, rembourser le crédit dune voiture achetée pour que Marc fasse du VTC en attendant un poste stable Élodie, chercheuse junior, perçoit un maigre salaire en euros, et il lui est difficile davancer, soit par manque de talent, soit par manque de temps.
Les années passent, elle donne naissance à un second enfant et reprend le travail six mois plus tard, laissant le garçon sous la garde de sa mère. À ce moment, Marc trouve enfin un emploi : il conduit les enfants à la crèche, travaille à temps partiel, emprunte pour acheter un nouveau manteau dhiver à son fils, paie la piscine de leur fille, prépare des soupes et change leau des vases de marguerites.
Marc alterne entre travail, télévision et boissons alcoolisées. Lorsquà la neuvième année de leur union il est hospitalisé pour une appendicite, le médecin lui suggère daller en cure de désintoxication, car son sang contient plus dalcool que de globules rouges.
Élodie répète cent fois le chemin du retour en se pratiquant les phrases «Il faut que nous vivions séparés» et «Divorçons». Elle ne supporte plus son apparence, son odeur, ses gestes. Le toit de la maison de campagne pourrit à nouveau, mais elle na plus envie de le réparer. Ils ne sy rendent plus; les marguerites se fanent rapidement parce quelle oublie de changer leau.
Un jour, elle tombe amoureuse dun autre homme et le trompe. Elle ne trouve rien à reprocher à son mari: il la regarde toujours avec les mêmes yeux quà laéroport, comme sil craignait quelle ne revienne jamais. Mais elle désire des yeux différents. Elle se répète que cela ne veut rien dire, alors que cela signifie une chose: cela fait longtemps quelle doit partir, mais pas vers cet amant, déjà marié.
Elle se surprend à calculer, dans quelques années, combien de temps il lui faudrait pour être libérée si elle commettait un meurtre. Cest la goutte deau qui fait déborder le vase. Elle rassemble les enfants, les valises, et sinstalle chez sa mère. Marc pleure, implorant «Ne pars pas». Élodie reste muette, les larmes aux yeux, mais jamais elle ne sest sentie aussi légère.
En sortant enfin de leau fraîche, elle enfile son peignoir en tissu éponge, sort son téléphone de la poche et, comme elle la toujours su, décide de lire les messages. Après une douzaine de «Je taime», «Reviens», «Appellemoi», «Ne pars pas», Marc écrit finalement: «Alors je pars». Cest le dernier message.
