28février 2025
Aujourdhui la vie ma frappé comme une bourrasque dhiver. Peutêtre que le malheur ne frappe jamais à la porte, il sinvite toujours sous forme de neige qui se dépose brutalement sur nos têtes. Je suis Grégory, chauffeur routier. Depuis cinq ans je tourne la route ParisBruxelles, puis BruxellesParis, avec le même camion de semiremorque. Sur le parebrise, la photo de ma femme Marion, les ondes de NRJ qui débordent des hautparleurs, un café noir dans mon thermos Quy atil de plus pour un camionneur ? Et pourtant il me manquait quelque chose : lodeur chaleureuse du foulard que ma mère tricotait, la poignée ferme de mon père avant chaque départ, la certitude que, quelque part, on mattendait et maimait.
Le 12mars, je ne suis pas rentré. Ce nest que quelques jours plus tard que Marion a appris que jétais à lhôpital de Lille. Un camion qui venait en sens inverse a perdu le contrôle dans un virage, la neige nous a poussés lun contre lautre. Jai tenté déviter la collision, mais les deux remorques ont basculé sur le côté. Lautre conducteur sen est sorti avec un simple choc, alors que moi, jai reçu une grave commotion cérébrale. Le pire : les parties du cerveau responsables de la mémoire ont été touchées. Jai perdu le souvenir de mon nom, de mon identité, de ce qui métait arrivé. Même les visages de mes proches métaient totalement étrangers. Les médecins nont pu donner despoir clair. Le cerveau, cet organe si complexe, reste encore en partie un mystère ; tout repose sur la volonté de Dieu. Soit je guère soit je ne récupère jamais et je dois vivre avec.
Le congé de lhôpital a été le début dune nouvelle lutte. Non seulement je ne me rappelais plus mon passé, mais ma mémoire à court terme me trahissait chaque trois heures. Je ne savais plus comment réchauffer un plat sur le réchaud à gaz, ni comment sortir du camion pour faire une simple promenade. Il était impossible de me laisser seul ; je ne pouvais ni préparer un repas, ni me déplacer sans aide. Heureusement, je nai pas perdu mon intelligence, ma volonté, ma motricité ou mes émotions, je ne suis pas devenu «déficient», mais seule la mémoire me faisait défaut, et il se pouvait quelle revienne avec le temps. Cest ainsi que la vie continue parfois.
Marion était enceinte. Elle a pris son congé maternité et a dédié chaque instant à moi. La nuit, elle pleurait en se rappelant que jattendais ce bébé, que japportais à chaque voyage des petits jouets pour la petite fille qui nétait pas encore née.
«Pourquoi, Grégory?», se lamentait Marion, «ce nest pas le moment. Dailleurs, on dit quon ne doit pas acheter le futur, cest de mauvais augure.»
«Les superstitions, ma chérie,» riaisje en la faisant tournoyer dans mes bras, «je veux que notre fille découvre sa chambre et sémerveille. Un océan de jouets, un vrai océan.»
Je rangeais les peluches sur les étagères, les suspendais au rebord de la fenêtre, les posais près du berceau. Au moment de la sortie, linfirmière ma donné un petit ourson en peluche.
«Un portebonheur?», sest amusée Marion, «un jouet pour un homme qui est toujours sur la route?»
«Oui, un talisman», aije répondu, et Marion la placé non pas dans la chambre de la future enfant, mais sur ma table de chevet, comme un rappel de mon rôle de père.
Nous nous baladions souvent ensemble dans le parc, riant, dégustant une glace. Les passants nous voyaient comme le couple heureux qui attendait un heureux événement. Mais, après une sieste au bout dune promenade, je ne me souvenais plus de la balade, ni de la grossesse de Marion. Chaque jour, elle recommençait à me dire que je suis son mari, que nous attendons une petite fille tant attendue. Les parents de Marion nous épaulaient, nous soutenant dans ces moments où tout devait être reconstruit.
Un aprèsmidi, le père de Marion, Henri, a convoqué Marion dans la cuisine, a refermé la porte et a déclaré: «Marion, on comprendra si un jour tu décides de quitter Grégory. Tu es jeune, belle, la vie est longue devant toi. Mais combien de temps tiendrastu? Dans un ou deux ans, tu le détesteras. Cest un lourd fardeau. Et si sa mémoire ne revient jamais? On ne voit aucun progrès. Quant à la petitefille, ne tinquiète pas, nous laimerons. Nous serons là.»
Ces mots ont fait bouillonner la colère, la fatigue, la peine dans mon cœur. Mais Marion a souri, a incliné légèrement la tête vers son beaupère. Henri, tout en caressant ses cheveux blonds, a murmuré: «Ne te décourage pas, ma fille, nous nous en sortirons. Tu es forte, même avec le poids dun bébé de zéro kilo.»
Marion, petite et mince, paraissait toujours une goutte deau à côté de ma grande silhouette. Quand je lai présentée à mes parents, ils ont dabord été surpris, mais nont rien laissé paraître. Puis ils ont demandé à mon frère: «Elle est vraiment une petite perle! Où lastu rencontrée?» Ils ont tout de suite aimé Marion. Une jeune femme douce, un peu timide, qui a immédiatement trouvé une place chaleureuse auprès de leurs parents. Depuis, je la surnomme souvent «ma petite cristal».
Notre fille est née, elle sappelle Maëlys. Jai accueilli Marion au décollage du service de maternité, le cœur débordant de joie. Le lendemain matin, jai demandé: «Qui est cet enfant?» Et Marion a recommencé à tout raconter, toujours avec les mêmes détails, toujours en ajoutant une petite nouveauté : Maëlys. Jai pris ma fille dans les bras, mes yeux brillaient à chaque fois.
Au début, Marion a déplacé le petit lit de Maëlys dans notre chambre, pour la garder près delle (la petite était très agitée, elle se réveillait souvent en pleurant). Elle a aussi veillé sur moi, au cas où jaurais besoin dun verre deau ou dautre chose durant la nuit. Elle a cessé de dormir, les nuits blanches ont entraîné une perte de lait.
«Ma fille, on va te reprendre chez nous. Cest trop dur pour toi toute seule», a proposé ma bellemère, Kira.
«Non, je peux gérer,» a répliqué Marion, voulant protéger ses parents, déjà âgés, de trop de soucis, et comprenant quelle devait rester forte pour toute la famille.
Maëlys a été mise sous lait artificiel. Une nuit, je me suis réveillé au son dune berceuse chantée doucement:
«Dans la chambre les jouets jonchent le sol,
Les enfants dorment, doux rêves à la fois,
Le renard vole les biscuits,
Léléphant fait des bêtises à la porte,
Les journées tournent avec la tempête,
Dehors la neige étincelle,
La lune dessine son ombre,
Cherchant son portrait dargent.»
Je lai regardée, Marion était assise au bord du lit, moi je berçais Maëlys. Dans une main, je tenais un précieux paquet, dans lautre une boîte de lait que Maëlys buvait à petites gorgées. Marion sest assise doucement, sans dire un mot, ne voulant pas troubler le calme. La lune pleine inondait la pièce dune lumière argentée.
«Voilà le bonheur,» a pensé Marion.
Jai posé lourson sur le berceau: «Voilà, ma petite, mon cadeau.» Puis, grelottant légèrement, je me suis glissé sous la couverture à côté delle.
«Je taime tant, ma petite cristal,» aije murmuré.
Cette épreuve ma appris que la mémoire peut seffacer, mais lamour, lui, demeure indélébile. Le véritable trésor, cest la présence de ceux qui ne nous abandonnent jamais, même quand les souvenirs seffacent.







