L’armoire de Mamie

Il faisait calme dans lappartement du 12voie de la République, à Paris. Tellement calme que lon entendait les voisins ouvrir le robinet dans le couloir. Dans la petite cuisine, MariePaule sentait les souvenirs saccrocher comme des chats indisciplinés. Allongée, les yeux rivés au plafond, elle ne pouvait chasser quune pensée lourde : tout était à cause de cet ancien meuble.

Il ne sagissait pas dune simple armoire, mais dune imposante structure en bois de noyer, construite à la main par son mari défunt, le colonel Jean. Le tableau du bois, les rainures parfaitement alignées, les étagères en verre que toute la famille insérât en riant pendant les longues soirées daprèsguerre. Aujourdhui, ce meuble trônait dans la chambre de la petite Léa, la fille de MariePaule, et abritait les jouets de la petite Violette, leur petitenièce.

«Maman, on ne peut pas garder ce monstre! Allons nous offrir un meuble IKEA, quelque chose de clair, de moderne. Le bois est fissuré, les portes se ferment à peine, et laspect nest plus du tout élégant», avait déclaré Léa hier, avant de filer à son travail. MariePaule restait figée, comme pétrifiée par le mot «monstre». Pour Jean, ce garderobe était son chefdœuvre, il le montrait à chaque invité: «Voyez la jointure, cest du travail de menuisier, je nai pas lésiné sur le contreplaqué». La petite Léa aimait senfermer dans le tiroir inférieur, comme dans un nid, et Violette y jouait encore.

«Tu ten fais comme si on tavait donné une pierre à lentrave», lui lança un matin son amie Valérie au téléphone. «Débarrassetoi de ce vieux bout de bois, les enfants sy débrouilleront, ça libérera de la place.»

«Je sais que ce sera plus léger», soupira MariePaule, mais le mot «comme» resta en suspens, comme un mauvais présage. «Pas de «comme»! Ce nest pas une boîte de conserve à conserver, il faut laisser le passé reposer.»

Deux jours passèrent. Léa et son mari Pierre feuilletèrent les catalogues, mesurèrent la pièce à la règle, comparèrent les prix en euros. MariePaule restait silencieuse, mais elle passait la main sur la surface lisse de larmoire, caressait la poignée que Jean avait cherchée pendant des mois pour quelle saccorde au reste du mobilier.

Un aprèsmidi, Violette verrouilla le petit compartiment et ne put louvrir. MariePaule sapprocha, secoua le panneau, appuya comme Jean lavait enseigné, et le loquet céda avec un déclic.

«Grandmère, tu es une magicienne!», sexclama Violette. «Ce nest pas moi, cest ton père qui ma appris,» souffla MariePaule.

Ce soir-là, la famille se rassembla autour de la table du salon. Léa, Pierre, Violette avec sa poupée en main, et MariePaule, le regard tremblant.

«À propos de larmoire», commença-t-elle, la voix hésitante. «Je ne veux pas la vendre ni la jeter.»

«Maman, on sétait mis daccord», soupira Léa.

«Attends. Je nai pas fini. Vous navez plus besoin de cet objet ici, il me faut à moi. Dans ma chambre il y aura assez de place pour mon linge, mes étoffes. Et pour Violette, un nouveau petit nid, comme vous le souhaitez.»

Le silence sabattit. Léa répliqua: «Mais cela sera inconfortable, encombré.»

«Ce sera confortable. Mes souvenirs y sont rangés, dans ce tiroir. Les mains de mon mari lont façonné. Ce nest pas un monstre, cest une maison. Je le prends avec moi.»

Pierre échangea un regard avec Léa, haussa les épaules: «Si cest vraiment ce que tu veux». Violette courut alors dans les bras de sa grandmère: «Hourra! Mon petit nid restera!»

Le lendemain, ils déplacèrent larmoire. MariePaule commandait comme une général: «Attention au coin! Tenez la porte!» Larmoire fut installée dans sa chambre. La pièce paraissait encore plus petite, mais pleine denveloppes de souvenirs.

Le soir, Léa revint, inspecta la chambre.

«Alors, maman, ça te convient?»

«Oui, cela me convient,» répondit fermement MariePaule, puis ajouta après un instant: «Tu sais, Lé. Ce nest pas moi qui lai pris, cest lui qui me protège désormais.»

Léa fixa les mains de sa mère, posées sur le bois sombre comme sur un être vivant. Une pitié inconnue, mêlée à un sentiment nouveau, traversa ses yeux.

«Très bien, lessentiel cest que tu sois heureuse,» conclut-elle.

MariePaule transforma sa chambre. Elle déplaça le lit avec laide de Pierre, rapprocha larmoire, plaça les draps sur les étagères supérieures, ranga les vieilles photos, les lettres de Jean, les cartes jaunies de lépoque du colonel. Le bas de larmoire, le petit «nid» de Violette, resta vide pour que la petite puisse encore y jouer. Ce nétait plus une simple armoire, mais un arche de Noé.

Un jour, Léa, revenue avec un sac, surprit sa mère assise à la table, une pile de photos en main.

«Maman, que faistu?»

«Je me souviens», sourit MariePaule, les yeux perdus dans le lointain. «Regarde, cest Jean, il vient de finir larmoire, toute fière, comme un chevalier devant son château. Et toi, à trois ans, tu tes assise sur ses genoux et tu lui as mis un bonbon dans la bouche.»

Léa prit une photo, ne se rappelait pas ce moment. Pour elle, le père était une silhouette vague, un conte de mère, et larmoire, un meuble encombrant.

«Il la monté pendant une semaine,» murmura doucement MariePaule. «Il voulait que nous ayons une vraie forteresse familiale.»

Léa observa le visage heureux de Jean sur la photo, sa main posée sur larmoire, et, pour la première fois, ne vit plus une vieille pièce de rebut, mais un monument. Un monument aux mains du père, à la mémoire de la mère, à son propre enfance enfermée dans ce tiroir.

«Maman, on pourrait le restaurer?», proposa Léa. «Pierre dit quon peut mettre de nouvelles charnières, poncer le façades, le vernir. Il bricolait toujours dans le garage.»

Les yeux de MariePaule sélargirent, remplis despoir. «Vraiment?»

«Oui, dismoi simplement la couleur du vernis que tu veux. Un peu plus clair, pour que ta chambre soit plus lumineuse.»

«Non,», répondit-elle immédiatement. «Laissele tel quil était, tel que ton père la imaginé. Juste le réparer pour quil continue de servir. Que Violette, quand elle sera grande, y garde ses secrets.»

Pierre remit larmoire en état, fixa les charnières, polira le verre. Elle resta dans la chambre de MariePaule, solide comme le chêne, mais désormais brillante, ses portes se fermaient avec un doux clic.

Un jour, Violette jouait sur le tapis et demanda: «Grandmère, cest vraiment ton père qui a fabriqué cette armoire?»

«Oui, ma petite.», répondit MariePaule. «Il était fort.»

Elle caressa le bois comme on caresse un chien fidèle.

«Oui, elle est solide. Elle tiendra cent ans encore.»

Le regard de Léa passa de la porte, un sourire chaleureux se dessina sur son visage. Larmoire nétait plus un sujet de discorde, mais la vraie forteresse qui les unissait. Elle devint le gardien silencieux du temps, reflétant dans ses parois polies non seulement la pièce, mais toute leur histoire passée, présente, et, MariePaule en était persuadée, future.

«Lé, on pourrait mettre une petite lumière LED dans les parties supérieures, pour que tu puisses voir le soir sans allumer le grand lustre. Et réparer le tiroir de Violette pour quil ne coince plus,» proposa Pierre.

MariePaule sentit monter des larmes, non de tristesse, mais de reconnaissance. Elle nétait plus seule à défendre sa «forteresse», un petit corps délite était né.

«Merci, ma fille,», murmuratelle. «Cest à toi de remercier, maman, davoir évité la folie de tout jeter.»

Ce soir-là, elles prirent le thé dans la cuisine, et Léa, sans quon le demande, apporta le vieux album photo. Elles le feuilletèrent avec Violette, montrant à la petite les images de son grandpère Jean à côté de larmoire, le regard fier. Violette acquiesça, sérieuse.

Larmoire resta à sa place, non plus imposante et ridicule, mais simplement partie intégrante de la famille. Muette, elle était le témoin le plus fiable que la valeur ne réside ni dans la nouveauté ni dans la mode, mais dans la chaleur des mains qui ont créé, gardé, puis transmis.

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